Politique
Expert - Indonésie plurielle

Indonésie : Jokowi réélu, et après ?

Le président sortant indonésien Joko "Jokowi" Widodo a été réélu le 21 mai avec plus de 55 % des voix contre Prabowo Subiante. (Source : Asia Nikkei Review)
Le président sortant indonésien Joko "Jokowi" Widodo a été réélu le 21 mai avec plus de 55 % des voix contre Prabowo Subiante. (Source : Asia Nikkei Review)
Réélu pour un second mandat à la tête de l’Indonésie, Joko Widodo, dit « Jokowi », a nettement gagné son pari. Il a aussi empêché une coalition fort conservatrice d’arriver au pouvoir dans le pays, menée par Prabowo, encore défait après son échec de 2014. Jokowi va poursuivre son programme très apprécié de développement des infrastructures, qui a pesé dans le choix des électeurs. Mais le président indonésien est attendu au tournant par la société civile : continuera-t-il d’encourager l’économie de l’huile de palme toxique pour l’environnement et le climat ? Persistera-t-il à minimiser le massacre des anti-communistes en 1965 ? Quid de la construction démocratique en Indonésie ?
Le 21 mai dernier, la commission électorale indonésienne (KPU) a déclaré le président sortant Jokowi vainqueur par 55,5% des voix contre 44,5% à Prabowo, déjà son adversaire lors de l’élection de 2014. Prabowo a porté un recours devant la Cour constitutionnelle. Les analystes estiment qu’il a peu de chances de l’emporter. De son côté, le candidat malheureux doute de l’impartialité de cette institution, mais Björn Dressel de l’Australian National University, qui a fait une analyse statistique des jugements rendus par la cour entre 2004 et 2016, n’a trouvé aucune preuve d’influence politique dans les cas importants.
*Notre propre recherche sur le monde indonésien de l’entreprise nous a d’ailleurs révélé que la loyauté n’est pas envers l’organisation abstraite mais envers les personnes concrètes (Anda Djoehana Wiradikarta, Manager les femmes et les hommes en Indonésie : le cas de Total, thèse de doctorat soutenue en 2010.
En 2014, Jokowi avait obtenu 53,15% et Prabowo 46,85%, avec un taux de participation de 69,58%. Non seulement Jokowi a amélioré son score, mais surtout la participation, avec un taux de 81,97%, a fait un bond significatif. L’enjeu était donc important pour les partisans des deux bords. Au DPR, l’assemblée nationale, les partis politiques qui soutiennent Jokowi ont obtenu 349 sièges sur 575, soit 60,7% : le futur président aura donc en principe une majorité parlementaire. Toutefois, comme le souligne Elisabeth Kramer de l’université de Sydney, les partis qui soutiennent Prabowo peuvent avoir un pouvoir de nuisance d’un côté et et de l’autre, les individus peuvent faire passer leur propre intérêt avant celui de leur parti*. Jokowi a rencontré Prabowo pour proposer que le parti de ce dernier, le Gerindra, rejoigne la coalition qui soutient le futur président : selon le Jakarta Globe, c’est pour s’assurer d’avoir « un gouvernement solide avec une opposition minimale au parlement ».
En effet pour son second mandat, Jokowi envisage de rationaliser une administration pléthorique, de continuer à simplifier la paperasserie pour encourager l’investissement étranger, et de poursuivre son programme de 350 milliards de dollars d’infrastructures. Il a également un plan de 400 milliards de dollars de projets de développement. Darmin Nasution, l’actuel ministre coordinateur de l’Économie, a déclaré le 30 mai dernier que l’Indonésie poursuivrait ses réformes structurelles. Dans le classement annuel de la compétitivité des pays établi par l’IMD (International Institute for Management Development), une école de commerce de Lausanne, l’Indonésie a gagné onze places, grimpant de la 43ème en 2018 à la 32ème en 2019 sur 63 pays. Ce qui la met néanmoins encore derrière la Thaïlande, 25ème, et la Malaisie, 22ème. Un autre signe encourageant pour Jokowi est l’amélioration à l’annonce de son élection de la note de son pays par l’agence Standard & Poor’s. Le président entend poursuivre une politique qui dans le domaine économique, commence à porter des fruits.

Triple accusation

Comprendre les raisons du score élevé de Prabowo, un candidat qui non seulement ne peut se prévaloir d’aucun bilan en tant que responsable politique, mais surtout est accusé de violations des droits de l’homme, demanderait une recherche qui n’est pas notre propos ici. Ce qui est clair, c’est que la place de l’islam en Indonésie a été au cœur de la campagne.
En effet, selon l’une des trois principales accusations des détracteurs de Jokowi, il serait anti-musulman, voire crypto-chrétien. Une telle accusation n’a pas de fondement. Un sondage effectué en septembre 2018 montre qu’il est perçu comme un musulman plus pieux et religieux que Prabowo. Ce dernier n’est d’ailleurs pas issu d’une famille musulmane : sa mère était une Manado protestante du nord de Célèbes, son père un Javanais héritier d’une culture syncrétique, et ses sœurs et son frère sont également protestants. On peut donc se demander les raisons du soutien que lui apportent, non seulement le PKS islamiste, mais aussi les organisations islamistes radicales. La réponse est simple : Jokowi considère que l’intolérance religieuse est un des grands problèmes de l’Indonésie et en conséquence, combat l’islamisme.
Seconde accusation contre le président : il serait membre du PKI, le parti communiste indonésien. Ce qui n’a simplement pas de sens : né en 1961, Jokowi avait quatre ans au moment du « Mouvement du 30 septembre 1965 ». Enfin, selon une troisième accusation portée contre lui, Jokowi serait un homme de paille des intérêts étrangers. C’est durant son premier mandat que la société pétrolière d’État a repris les opérations d’une zone de production opérée par le Français Total, que le gouvernement indonésien a acquis une majorité dans la mine de cuivre et d’or du Grasberg en Papua, et que Pertamina a refusé l’offre du pétrolier américain Chevron, qui devra lui transférer ses activités sur une zone produisant la moitié du brut indonésien. Dans les trois cas, le gouvernement aurait pu accorder une prorogation des contrats, mais a préféré appliquer ces derniers. Le magazine économique américain Bloomberg parle d’ailleurs de « nationalisme économique ».

Quelles relations avec la Chine ?

En réalité, l’opinion indonésienne comprend parfaitement que « l’étranger » dont il est question est la Chine – à ne faut pas confondre avec les Indonésiens d’origine chinoise. Prabowo avait d’ailleurs déclaré qu’il reverrait le projet de train à grande vitesse entre Jakarta et Bandung (troisième ville d’Indonésie, située à 150 km de Jakarta), en cours de construction par un consortium sino-indonésien.
Il existe de fait en Indonésie un sentiment anti-chinois grandissant. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre au pays : il se développe dans des États où l’investissement de Pékin se traduit par une présence de travailleurs chinois de plus en plus visible, comme en Birmanie, au Cambodge, aux Philippines [https://www.asiatimes.com/2019/04/article/anti-china-sentiment-rises-from-the-rubble-of-marawi/] et plus généralement en Asie du Sud-Est. ce sentiment se répand aussi dans d’autres pays asiatiques comme le Pakistan, en Afrique et même en Russie.
Dans ce contexte, pourquoi l’Indonésie continue-t-elle à solliciter des entreprises chinoises pour ses projets d’infrastructures ? C’est que, souligne la Banque mondiale, « des infrastructures modernes et efficaces sont vitales pour relier sa population aux marchés locaux et mondiaux« . Or la Chine peut être une source à la fois de financement et de technologies, notamment dans le cadre de ses « Nouvelles Routes de la Soie », même si ce projet suscite de plus en plus de méfiance.
L’Indonésie n’est néanmoins pas en position de faiblesse car elle a une importance stratégique pour la Chine. En outre, 4ème population mondiale et 16ème économie de la planète, elle est moins vulnérable que les autres pays en voie de développement impliqués dans le projet chinois. Par ailleurs, ses institutions démocratiques donnent à sa population les moyens de contester les projets.
Que l’Indonésie ne s’inquiète pas du sort des Ouïghours, ethnie musulmane turcophone de la province chinoise du Xinjiang, a de quoi étonner. En décembre 2018, des centaines de membres d’organisations islamistes ont donc manifesté devant l’ambassade de Chine. Mais Jakarta a pour principe de ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres États. Dans le cas des Rohingyas de Birmanie, elle a su à la fois répondre à la pression de l’opposition islamiste en apportant une aide humanitaire, sans froisser la susceptibilité d’un autre membre de l’ASEAN.
En outre, la Chine est son plus important partenaire commercial. Usman Hamid, directeur d’Amnesty Indonésie, le rappelle : « Les gouvernements d’Asie du Sud-Est, y compris l’Indonésie, sont dans un dilemme parce qu’ils ont une coopération économique importante avec le gouvernement chinois [et ne peuvent ainsi être critiques envers Pékin]. » Même les défenseurs des droits de l’homme évitent de faire campagne sur la question ouïghoure : selon Aaron Connelly de l’International Institute for Strategic Studies de Singapour, ils craignent que cela attise un racisme toujours présent contre les Indonésiens d’origine chinoise. D’après lui, « chaque question de politique étrangère [est perçue] à travers un prisme local », caractérisé notamment par une opposition entre les islamistes et ceux qui défendent une Indonésie pluraliste.

Construire « 10 nouveaux Bali »

Sur le plan économique, Jokowi veut éviter ce qu’on appelle la « trappe du revenu intermédiaire », qui empêcherait l’Indonésie de devenir un pays développé. L’industrie indonésienne doit donc monter d’un cran dans la chaîne de valeur. Par ailleurs, l’Indonésie s’est engagé à respecter les objectifs de développement durable des Nations Unies. Mais ses choix économiques posent problème. Ainsi, elle poursuit le développement de plantations de palme dont l’huile est une de ses principales exportations, et le défrichement de ses forêts, avec de graves conséquences pour l’environnement.
L’Indonésie veut accélérer le développement de son tourisme, au prétexte qu’il « offre l’emploi le moins cher et le plus facile, et contribue au PIB du pays et aux devises« . En 2015, le pays était la 29ème destination touristique mondiale, derrière de ses voisins la Thailande (10ème), la Malaisie (14ème) et Singapour (26ème). La contribution du tourisme à son PIB s’élevait à 5,8% en 2017 – il représentait la même année 8,9% pour la France. La vision de Jokowi en matière de développement touristique est de créer « 10 nouveaux Bali ». Or le tourisme balinais est loin d’être un modèle pour l’environnement. Un des projets phare est le développement de la zone économique spéciale de Mandalika dans le village de Kuta sur la côte sud de Lombok, qui inclut la construction d’un circuit MotoGP. On ne peut que redouter l’impact de tels projets sur l’environnement.

Les droits de l’homme, maillon faible de Jokowi

Les projets de Jokowi ne se limitent pas à l’économie et aux infrastructures. Il s’est ainsi engagé à poursuivre ses programmes dans les domaines de la santé, de la famille, de l’éducation et de l’aide aux plus démunis. Il va aussi continuer la lutte contre la corruption. Mais il est un domaine où son action a plutôt déçu jusqu’ici : celui des droits de l’homme.
A commencer par le « problème papou ». Pour Jokowi, la solution en est économique : il a donc entrepris le développement d’infrastructures en Papua (nom actuel de la Nouvelle-Guinée occidentale), dont notamment la « route transpapouasienne », un ensemble de près de 4 000 km destinés à relier les différentes parties du territoires, notamment les hautes terres de l’intérieur, longtemps isolées des régions côtières, qui entretiennent depuis des siècles des relations avec le reste de l’archipel. Mais en décembre 2018, des indépendantistes de l’Organisation pour la Papouasie libre (OPM, Organisasi Papua Merdeka) attaquaient un site de construction de la route transpapouasienne en construction dans le département de Jayawijaya dans les hautes terres de l’intérieur et tuaient 31 ouvriers. En mars dernier, l’organisation a attaqué un autre site dans le département de Nduga, également dans les hautes terres de l’intérieur, tuant trois soldats qui en assuraient la protection. Comme le titre le Jakarta Post, « Pas de fin en vue pour le conflit armé à Papua ».
Un autre problème est celui de l’intolérance islamiste. Certes, Jokowi la dénonce. Mais selon un rapport de l’organisation indonésienne Setara Institute for Democracy and Peace publié en 2017, l’intolérance religieuse a augmenté depuis son élection en 2014, et le gouvernement à fermé les yeux sur un nombre grandissant d’exactions contre les minorités religieuses et ethniques. Les droits des minorités sexuelles ne sont pas assurés non plus : en 2016, l’ONG Human Rights Watch demandait ainsi à Jokowi de défendre les droits des LGBT.
En 2018, Jokowi avait donné son feu vert pour que l’assemblée nationale commence à discuter d’une loi sur les droits des « peuples indigènes »masyarakat adat en indonésien, c’est-à-dire « communautés coutumières ». Cependant, des experts comme Juliana Nnoko-Mewanu, chercheure à Human Rights Watch, ne sont guère optimistes sur ce point.
Par ailleurs, la question demeure des victimes du régime Soeharto, à commencer par ceux qui ont péri dans les massacres anticommunistes perpétrés en 1965-1966, qui ont fait plus de 500 000 morts. Le gouvernement de Jokowi s’est toujours efforcé de minimiser cette tragédie et de justifier les massacres.
Sur la question des droits de l’homme, la campagne du président a été peu convaincante. Elle a mené au lancement du mouvement abstentionniste « Golput » (golongan putih, « catégorie blanc »).
Le 17 avril dernier, jour de l’élection, Bloomberg titrait : « La réélection est la partie facile ». Le magazine économique ne parlait que de la nécessaire amélioration du climat d’affaires en Indonésie. Il nous semble que le second mandat de Jokowi ne peut pas se limiter à répondre aux injonctions du libéralisme économique. Il doit être l’occasion de poursuivre la construction de la démocratie dans le pays.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.