Société
Expert - Indonésie plurielle

L'Indonésie et ses communautés de droit coutumier, un devoir de justice

Photo d'un Mariage traditionnel à Yogyakarta
Mariage traditionnel à Yogyakarta, sur l'île de Java en Indonésie. (Crédits : Jean-Pierre De Mann / Robert Harding Heritage / robertharding)
(1) Selon le recensement de 2010, 87,2% de la population indonésienne se déclare de religion musulmane. En Indonésie, le droit musulman, qui ne concerne évidemment que les musulmans, règle essentiellement les questions matrimoniales, d’une part et de donations religieuses ou charitables, d’autre part. Une exception est la province d’Aceh dans le nord de Sumatra, qui en 2001 a obtenu un statut d’autonomie spéciale qui inclut l’application de la charia. (2)Le malais est depuis des siècles la lingua franca de l’archipel (voir notre article sur le sujet).
La République d’Indonésie se caractérise par une situation de pluralisme légal dans le pays. Elle reconnaît en effet trois formes de droit : le droit civil hérité de la colonisation néerlandaise, le droit musulman (1) et l’adat. Adat est un mot d’origine arabe (عادات) qui signifie « coutumes ». Il est adopté aux XVIe et XVIIe siècles, période qui voit l’essor de l’islam dans l’archipel, par des juristes de langue malaise (2) pour désigner des pratiques qui existaient déjà avant l’introduction de l’islam.
(3) Ratno Lukito, Legal Pluralism in Indonesia: Bridging the Unbridgeable (2013). (4) Sans compter une troisième catégorie, celle des Vreemde Osterlingen ou « Orientaux étrangers », principalement arabes, chinois et indiens. (5) Adriaan Bedner et Stijn van Huis, « Plurality of marriage law and marriage registration for Muslims in Indonesia: a plea for pragmatism », Utrecht Law Review (2010). (6) Adam D. Tyson, Decentralization and Adat Revivalism in Indonesia: The Politics of Becoming Indigenous (2010) (notre traduction).
Cette situation est elle-même un héritage de l’époque coloniale (3), quand les habitants des Indes néerlandaises relevaient de statuts différents, selon qu’ils étaient européens ou indigènes (4). En effet, le gouvernement colonial n’avait pas cherché à imposer un droit unique, par exemple pour ce qui concernait le mariage (5). Plus généralement, « l’adat peut […] fournir le protocole cérémoniel pour les mariages et les funérailles, les maisons et les moissons, ou déterminer des modèles d’usage et de droit à la terre » (6). Et en effet, d’un point de vue indonésien, si le mariage religieux est impératif pour les chrétiens et les musulmans, celui qui compte vraiment sur le plan social et symbolique est le mariage selon l’adat.
Pour les funérailles, l’adat prévaut encore chez certains groupes, comme les Balinais et leurs crémations, ou les Toraja de Célèbes avec leurs sacrifices d’animaux. L’habitat est l’aspect le plus visible de l’adat. Un dépliant touristique sur l’Indonésie qui se respecte se doit de présenter des photos de maisons minangkabau de l’ouest de Sumatra ou toraja, qu’on désigne d’ailleurs par l’expression rumah adat, « maison coutumière ». Dans différents endroits d’Indonésie, on trouve même des kampung adat ou « hameaux coutumiers », notamment dans l’ouest de Java, dans lesquels il est interdit de construire autrement que selon les règles dictées par la coutume. Les moissons sont également le moment de rituels ancestraux. A Java par exemple, il existe encore des villages où l’on offre la première gerbe coupée à la déesse du riz : en pays sundanais, dans l’ouest de l’île, c’est le Seren Taun, « l’offrande à la (nouvelle) année ».
(7) Cf. (notre traduction). (8) « The Myth of Adat », Journal of Legal Pluralism (1989) (notre traduction).

Comme l’écrit le politologue britannique Adam D. Tyson, « [l]’adat est un concept fluide, contingent englobant une large gamme de coutumes et traditions propres à chacun des principaux groupes ethniques d’Indonésie » (7). Nous ne contesterons pas le propos de l’historien australien Peter Burns, qui explique que « le pouvoir colonial lui-même a contribué à la formation du sens d’identité ethnique chez ses sujets » en chargeant « un groupe de savants d’observer, enregistrer et traiter des données concernant les coutumes et les valeurs à signification légale dans diverses communautés indonésiennes » (8). Il n’empêche que ces identités sont désormais une réalité dans l’Indonésie indépendante.

(9) Ethnologue.com est le site de SIL International, une association évangélique américaine qui étudie les langues du monde, notamment celles peu parlées et les moins connues. (10) « Mengulik Data Suku di Indonesia » (« Etude des données ethniques en Indonésie »), (site du Badan Pusat Statistik, l’agence national de la statistique indonésienne). Depuis le recensement de 2000, le groupe ethnique fait partie des données collectées. (11) On peut s’étonner que le nombre officiel de groupes ethniques en Chine soit moins du cinquième de celui des langues identifiées par les linguistes. Les autorités chinoises ne définissent sans doute pas le « groupe ethnique » comme les anthropologues, ni la « langue » comme les linguistes : elles appellent « dialectes » des langues comme le hakka, le min nan (plus connus sous le nom de « hokkien ») et le yue (plus connus sous le nom de « cantonnais »), certes apparentées au mandarin mais distinctes puisqu’elles ne sont pas nécessairement mutuellement compréhensibles pour leurs locuteurs. La Chine et l’Indonésie ont des approches diamétralement opposées de la question ethno-linguistique, qui est donc éminemment politique.

En effet, l’Indonésie n’est pas seulement le deuxième pays du monde pour la diversité linguistique, avec plus de sept cents langues parlées selon le site ethnologue.com (9) (voir notre article). Elle est également un des pays les plus divers sur le plan ethnique. Le recensement national de 2010 dénombre en effet 1 331 suku bangsa (10) (« parties de la nation »), expression qu’on peut traduire par « groupes ethniques ». Dans ce recensement, l’appartenance ethnique repose sur l’auto-déclaration : c’est donc l’individu qui nomme le groupe auquel il considère appartenir, et non l’Etat, qui se contente de l’enregistrer. Pour comparaison, la République populaire de Chine, plus de cinq fois plus peuplée que l’Indonésie, ne reconnaît officiellement que cinquante-cinq « minorités ethniques » aux côtés des Han, le groupe majoritaire, alors qu’ethnologue.com dénombre un peu moins de trois cents langues parlées dans ce pays (11).

Toutefois, seuls deux groupes représentent plus de 10% de la population indonésienne : les Javanais avec 40,1%, et les Sundanais, qui habitent l’ouest de Java avec 15,5%. Le troisième groupe le plus nombreux, les Malais (12), vient loin derrière avec 3,7%. Quinze groupes seulement représentent plus de 1% et totalisent près de 85%.

(12) Ce qu’on appelle le « monde malais » couvre la côte orientale de Sumatra, la péninsule de Malacca et le littoral de Bornéo. On trouvera dans mon post Indonésie et Malaisie en contentieux une explication historique du nom de « Malaisie » donné à la fédération formée avec les anciens protectorats et colonies britanniques de la péninsule et de Bornéo (à l’exclusion de Brunei).
Plus de 1 300 groupes ne représentent qu’un peu plus de 15%, soit pour une population de quelque 250 millions d’habitants, moins de 23 millions de personnes, soit une moyenne de moins de dix-huit mille par groupe. Cela signifie que de nombreuses communautés ethniques indonésiennes ne rassemblent que de petits nombres d’individus. Ces petites communautés peuvent parler la même langue que leurs voisins : ce qui les en distinguent, c’est leur adat.
(13) Cf. notre traduction. (14) En 2014, le président nouvellement élu Joko Widodo a fusionné ce ministère avec celui de l’Environnement pour former le ministère de l’Environnement et des Forêts, ce qui semble signaler un nouvel état d’esprit. (15) Sandra Moniaga, « Fighting over the land and forest », Inside Indonesia (octobre-décembre 2009). (16) Frédéric Durand, « Forêts et environnement en Indonésie : vers la prise de conscience des limites à l’exploitation », Indonésie contemporaine (sous la direction de Rémy Madinier, 2016).

L’adat peut en effet carrément déterminer le mode de vie de communautés entières, dont la plus étudiée sont sans doute les Baduy de l’ouest de Java. Ceci inclut non seulement l’habitat et le vêtement, mais aussi le mode de vie, y compris les objets de la vie quotidienne. On parle alors de masyarakat hukum adat ou « communautés de droit coutumier ». Selon Tyson, « [la] terre est la caractéristique la plus importante de l’adat en Indonésie » (13). Il existe ainsi des tanah adat, des « terres coutumières » sur lesquelles la population locale considère avoir des droits ancestraux définis par la coutume. Ces droits peuvent entrer en conflit avec ceux de l’Etat, notamment pour les forêts, qui sont devenues une importante source de revenu à l’époque de Soeharto. En effet, ce dernier avait en 1967, l’année suivant son accession au pouvoir, mis en place un système de désignations et de concessions pour leur exploitation commerciale, créant un ministère des Forêts pour les contrôler (14). Or, il y a de nombreux cas où des zones que le gouvernement classe comme « forêts » sont en fait des villages, des rizières, des vergers, des bassins de piscicultures, des pâturages (15). En outre, « pas plus la Constitution indonésienne que la loi agraire de 1960 ne donne la propriété des forêts à l’Etat. Au contraire, ces textes en laissent majoritairement la jouissance aux collectivités locales » (16).

(17) Cf. databank.worldbank.org (site de la Banque mondiale). (18) Cf. joshuaproject.net (site du Joshua Project, une organisation qui recense les populations qui comprennent le moins de fidèles évangéliques). (19) Sandra Moniaga.
L’Indonésie s’urbanise : de 15,8% en 1965, la part de la population urbaine est passée à 53,7% du total en 2015 (17). Mais les communautés de droit coutumier vivent en zones rurales. Souvent de petite taille – les Baduy sont par exemple au nombre de vingt-six mille (18) -, elles sont généralement inconnues du public et tendent à être ignorées par les autorités. Elles sont parmi les plus pauvres et plus marginalisées. Une des façons de leur donner de meilleurs moyens de subsistance est de leur rendre leurs droits coutumiers à la terre (19). En 2000, le Majelis Permusyawaratan Rakyat (MPR), le parlement indonésien, a voté entre autres amendements à la constitution un article 18B dont l’alinéa 2 stipule : « L’Etat reconnaît et honore les unités communautaires de droit coutumier ainsi que leurs droits traditionnels tant qu’ils sont vivants et conformément à l’évolution de la société et des principes de l’Etat unitaire de la République d’Indonésie, régis dans la loi » (notre traduction). Un projet de loi portant « reconnaissance et protection des droits des communautés de droit coutumier » est actuellement à l’étude. Il est du devoir de tout Etat d’assurer le bien-être de ses ressortissants. Mais si l’Indonésie veut être fidèle à son propre idéal de diversité, qui constitue son identité, elle se doit de garantir les droits de ses masyarakat hukum adat.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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