Société
Analyse

Indonésie : quand Bali dit "Non" au tourisme de masse

Affiche du mouvement "Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa", "Non à la poldérisation de la baie de Benoa à Bali". (Copyright : Aude Vidal)
Affiche du mouvement "Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa", "Non à la poldérisation de la baie de Benoa à Bali". (Copyright : Aude Vidal)
Chaque année, la moitié des touristes qui viennent découvrir l’immense archipel indonésien se retrouvent à Bali, une île grande comme un ou deux départements français. Ses temples hindous, ses frangipaniers aux fleurs odorantes, ses rizières en terrasse dont le système d’irrigation est classé au patrimoine mondial de l’Unesco… mais aussi ses embouteillages, ses plages bondées et ses millions de visiteurs aux épaules rougies par le soleil. La destination culturelle jadis prisée par les hippies est devenue usine à touristes. Alors, quand un magnat prévoit de poldériser 700 hectares de zone humide en pleine ville, c’est toute l’île qui se lève pour refuser le projet. Environnementalistes, employés du secteur touristique ou artistes, ils sont tous très tolak, du nom du mouvement « Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa » (« Non à la poldérisation de la baie de Benoa »).

Contexte

Denpasar, la capitale de Bali, s’est étalée sur des dizaines de kilomètres, urbanisant tout le sud de l’île. Les constructions assez basses logent pas moins d’1,7 millions d’habitants, sans compter les touristes. Au milieu de la métropole cependant, la baie de Benoa n’est troublée que par une autoroute sur pilotis (et à péage) qui la traverse et mène vers les banlieues les plus huppées. Un demi millier de personnes y vivent toujours de la pêche et du ramassage des coquillages à marée basse. La côte accueille une mangrove, certes souillée de déchets de plastique mais plus pépiante et jacassante qu’aucune autre : les oiseaux migrateurs qui s’arrêtent ici font de la baie un rendez-vous prisé des ornithologues.

Loin d’être une baie en eaux profondes qui aurait accueilli toute l’activité portuaire de la capitale balinaise, Benoa se présente comme un millier d’hectares de dunes à peine immergées et inondées par chaque marée. Aux yeux de l’investisseur avisé et vu les prix qui flambent sur ses rives, elle a des airs d’eldorado immobilier qui n’attend que sa « valorisation ». C’est sans compter quelques détails dont le moindre n’est pas d’ordre écologique : la valeur intrinsèque de cet écosystème relativement préservé, les cinq rivières (et les nombreux ruisseaux) qui s’y déversent, la lenteur de l’évacuation lors de chaque marée haute ou des fortes pluies tropicales. Mais la raison pour laquelle la baie de Benoa fait l’objet d’un mouvement de défense inédit, c’est que Bali sature et que cet énième projet de construction finit de convaincre la population locale de la nécessité de ralentir sérieusement le développement touristique de l’île. Un premier moratoire sur la construction d’hébergements hôteliers à Denpasar, mis en place par les autorités en 2010, n’ayant pas évité la construction de 9 800 nouveaux lits, les Balinais savent ne pouvoir compter que sur la force de leur mobilisation.

Pas moins de 700 hectares à artificialiser en seize îles, une deuxième autoroute, 2 000 chambres (dans un premier temps) à construire dans des resorts, hôtels et condo-hôtels divers, et surtout 80 trillions de roupies de profits attendus (en euros la somme reste coquette, environ 5 milliards). Pour Wayan Gendo Suardana, militant écologiste et avocat qui anime l’opposition au projet réunie dans la Coalition For Bali, « c’est une politique foncière à deux balles » de la part des autorités qui ont accordé une concession de trente ans au groupe du magnat sino-indonésien Tomy Winata. « Politique », le mot est peut-être trop élogieux pour ce qui semble relever surtout de la corruption.
La série de permis et d’études exigée par les autorités semble interminable mais au final, il s’agit surtout d’avoir des appuis en haut lieu. Le gouverneur de l’île, Made Mangku Pastika, est dans le coup. Réélu en 2013 avec un maigre 50,02 % des suffrages au second tour malgré l’appui des deux plus grosses officines du pays, le Golkar de l’ancien dictateur Soeharto et le « parti démocratique » (PDI) du précédent président, il a le visage de l’establishment indonésien. C’est lui qui signe fin 2012 la lettre au ministère demandant le reclassement de la baie à conserver en zone d’intérêt économique. Ses arguments sont appuyés par un obscur laboratoire universitaire qui fait état de la sédimentation de la baie et de son écosystème déjà fortement altéré. Quand on veut noyer son chien… Mais c’est en haut lieu, dans la capitale fédérale Jakarta, que Tomy Winata a probablement le plus d’amis.

Superman is Dead

Concert du groupe de punk rock balinais "Superman is Dead" en soutien à la Coalition for Bali, le mouvement Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa, "Non à la Poldérisation de Benoa à Bali". (Copyright : Gus Wib)
Concert du groupe de punk rock balinais "Superman is Dead" en soutien à la Coalition for Bali, le mouvement Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa, "Non à la Poldérisation de Benoa à Bali". (Copyright : Gus Wib)
Telle est l’hypothèse des musiciens de Superman Is Dead (SID pour les intimes), un groupe de rock balinais qui remplit les stades dans tout l’archipel. Tomy Wimata peut jouer les écolos en finançant un centre de réhabilitation des grands fauves à Sumatra ou en s’affichant avec le footballeur Cristiano Ronaldo en défenseur de la mangrove, mais cela n’a pas l’air de les impressionner. Les rockers, qui ne manquent jamais de soutenir la cause lors de leurs concerts, s’inquiètent plutôt du sabotage de leur carrière. « En Indonésie, il y en a toujours qui prennent un raccourci pour arriver à leurs fins », constate le batteur JRX, et cela semble être le cas des « personnes très puissantes qui ont l’oreille du président [Joko Widodo, élu en 2014] et arrivent à annuler nos dates ».
Pour les trois musiciens, trentenaires tatoués, souriants et aimables, leur engagement « pour Bali » est d’abord anti-capitaliste. En 2012, ils découvrent la prochaine éviction de fermiers pauvres pour construire un Bali International Park à l’occasion d’un sommet de l’APEC (organisation de coopération économique Asie-Pacifique). Première cause gagnée, le projet est annulé. En 2013, ils sont approchés avec leur manager Dodik par Wayan Gendo Suardana, pas seulement pour donner des concerts de soutien mais surtout pour constituer le premier noyau de ce qui est désormais la plus grosse mobilisation balinaise. D’une centaine, ils sont passés à 10 000 lors des manifestations qui ont lieu deux à trois fois par mois. En 2016, les comités de village se sont multipliés pour atteindre la quarantaine, tous coordonnés de manière assez souple. « Si tu veux faire partie du mouvement, tu en fais déjà partie », résume Wayan Gendo Suardana. Les manifestations font régulièrement le tour des institutions, parlement local et résidence du gouverneur. « C’est sympa, poursuit Wayan, on chante, on ne laisse pas de déchets. »
Pendant ce temps, la guérilla juridique se prépare avec pas moins d’une cinquantaine d’avocats bénévoles. Et le mouvement marque son territoire. Il faudrait être un étudiant australien qui a décidé de passer ses vacances sous l’emprise de la Bintang, la bière locale, pour ne pas le remarquer : partout dans Bali claquent au vent les drapeaux de la Coalition For Bali et s’affichent les slogans contre la poldérisation (reklamasi) de la baie. Les artistes du mouvement produisent des visuels qui mélangent la tradition hindo-bouddhiste balinaise avec des inspirations plus punk. Sur trois mètres de haut, leurs affiches s’exhibent à chaque coin de rue. Une mobilisation balino-balinaise, caprice d’enfants gâtés par le tourisme ?
Concert du groupe de punk rock balinais "Superman is Dead" en soutien à la Coalition for Bali, le mouvement Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa, "Non à la Poldérisation de Benoa à Bali". (Copyright : Gus Wib)
Concert du groupe de punk rock balinais "Superman is Dead" en soutien à la Coalition for Bali, le mouvement Bali Tolak Reklamasi Teluk Benoa, "Non à la Poldérisation de Benoa à Bali". (Copyright : Gus Wib)

« Envahis par le tourisme »

À Bali, le tourisme bénéficie à tout le monde. Des investisseurs occidentaux et indonésiens (5 % de l’argent vient de l’île) aux petites mains, les bénéfices ruissellent doucement mais personne ne se plaint trop. Les locaux, explique le guitariste Bobby Kool, ont une capacité de travail limitée : « Notre culture nous oblige à prendre de nombreux jours de congés pour satisfaire à nos obligations sociales. Et on est cool. » Autant dire qu’il n’y a pas de chômage ici. De nombreux travailleurs viennent du reste de l’archipel, de Sumatra et Java, des musulmans de Flores et aux chrétiens de Timor. Du chauffeur de taxi au vendeur ambulant, ces travailleurs-là se disent soit vaguement favorables à la Reklamasi (comme on l’est au « développement »), soit indifférents. Pour eux, c’est une affaire de Balinais. Pas faux, répondent les opposants et Bobby Kool : « Nous les Balinais, on est enracinés, attachés à notre île. Quand Sony Music nous a signés, on a refusé leur clause nous obligeant à aller vivre à Jakarta. »
*Lire « Bali : quand le punk rock rime avec culture de la contestation« , Birgit Bräuchler, in AlterAsia, 1er juin 2016.
La baie de Benoa est un endroit sacré pour les Hindous qui y font régulièrement des offrandes aux dieux de la mer et les mobilisations écologiques sur l’île ont longtemps été fortement teintées de religiosité*. Mais aujourd’hui, si la mobilisation est ancrée dans une culture locale encore très vive, elle n’exclut personne. « Tous ceux qui aiment Bali sont les bienvenus, comme les femmes musulmanes voilées. Pas de frontières. Ce n’est pas une histoire d’identité mais d’éducation, de compréhension de ce qui se passe ici », explique Dodik, le manager de Superman is Dead. « Le tourisme a fait beaucoup de mal à Bali, enchaîne JRX, le batteur du groupe. On est passé d’un tourisme culturel à un tourisme de masse. Je viens de Kuta [la ville touristique frappée par des attentats islamistes en 2002, NDLR], et depuis petit, je vois le développement et ses effets. Nous sommes envahis par le tourisme et les habitants sont obligés de quitter Kuta à cause des prix qui flambent. »
La solution, selon le musicien, consiste à répartir un peu mieux les richesses que crée le tourisme et à développer d’autres régions : « L’Indonésie est un beau pays encore inexploré. » Mais pas en construisant des resorts dans des endroits protégés car, dans ce cas, la mobilisation balinaise a vocation à en inspirer d’autres. À Makassar (Sulawesi, les anciennes Célèbes), Yogyakarta ou Jakarta, d’autres projets de poldérisation sont contestés par des groupes qui reprennent les recettes de « For Bali ». Le mouvement de Jakarta, qui s’oppose à un projet mené par un ponte peu apprécié en haut lieu, a d’ailleurs les faveurs des médias indonésiens, les mêmes qui ne rendent jamais compte de la situation balinaise…
À Ubud, aujourd’hui presque une banlieue au nord de Denpasar, au milieu de ce qui était il y a quelques années une région de rizières et qui est désormais grignotée par les nouvelles constructions, Agung, le réceptionniste d’un hôtel, justifie son engagement contre la Reklamasi. C’est une critique globale du développement touristique balinais. Circulation motorisée, déchets, le tourisme apporte du fric mais aussi des problèmes. Et au final le sens de tout cela se perd : « Plus on construit d’hôtels avec vue sur les rizières et moins il y a de rizières. C’est pour ça qu’on est tolak, qu’on est contre ce projet ! » Les Balinais sont en colère mais aussi « très heureux de participer à ce mouvement, confie Dodik. C’est la première fois qu’on est comme ça ensemble dans la rue. Je lis sur l’histoire de l’Indonésie, c’est triste, c’est anxiogène, comme l’histoire du génocide de 1965. Mais là, pour une fois, c’est nous qui essayons de faire changer les choses et on dirait bien qu’on va y arriver. »
Par Aude Vidal

1965, le génocide oublié

500 000 personnes tuées selon les dernières estimations des historiens, mais trois millions selon son principal organisateur, le général Sarwo Edhie Wibowo. Tel est le décompte du génocide commis en Indonésie entre fin octobre 1965 et mars 1966. Le 30 septembre 1965, alors que Soekarno dirige le pays depuis sa déclaration d’indépendance vingt ans plus tôt, un petit groupe de militaires kidnappe six généraux et dirigeants du ministère de la Défense et les assassine. Qui est ce mystérieux « groupe du 30 septembre » ? Selon l’historiographie officielle (les autres sont toujours censurées), il s’agissait du premier acte d’un soulèvement communiste d’ampleur qui a pu être évité par l’assassinat en masse de militants du parti communiste indonésien (PKI).

Grâce au renouveau des études historiques à ce sujet (dont la thèse référence de John Roosa, Pretext for Mass Murder: The September 30th Movement and Suharto’s Coup d’Etat in Indonesia, University of Wisconsin Press, 2007), on considère aujourd’hui qu’il s’agissait de militaires mal organisés, partageant les sympathies anti-américaines de Soekarno, s’inquiétant d’un possible coup d’État contre le président et ayant souhaité prendre les devants sans concertation avec le PKI. Après la répression des militaires putschistes, l’affaire se calme un peu car l’acte est perçu comme isolé. Mais les généraux les plus droitiers soufflent sur les braises pour organiser un génocide populaire qui commence véritablement un mois plus tard : « On rassemblait les forces civiles nationalistes ou religieuses, on les formait pendant deux ou trois jours et on les envoyait tuer des communistes » (lire S. E. Wibowo cité dans Tim Hannigan, A Brief History of Indonesia, Tuttle, Jakarta et Singapour, 2015.). Les États-Unis fournissent la logistique.

Parmi les communistes et les syndicalistes massacrés, se trouvent des Sino-Indonésiens, au point que dans les pays voisins cette sanglante saison des pluies est restée dans les mémoires comme des émeutes populaires anti-chinoises. Soekarno, débordé par son armée et impuissant devant le spectacle du génocide, abandonne les pouvoirs présidentiels en mars 1966 à un obscur général épargné par le kidnapping et qui a su prendre les rênes de l’armée. Il s’appelle Soeharto et avec lui l’Indonésie connaîtra trente années de prédation et de corruption.

A. V.

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A propos de l'auteur
Aude Vidal s'intéresse depuis 2014 aux conflits sociaux et environnementaux en Malaisie. Elle est diplômée en anthropologie et collabore au site Visionscarto.net ainsi qu'à CQFD, L'Âge de faire et Mediapart.