Politique
Expert - Indonésie plurielle

Les élections en Indonésie en cinq points

Le président indonésien Joko Widodo en campagne pour sa réélection le 24 mars 2019, à Serang, dans la province de Banten. (Source : Jakarta Post)
Le président indonésien Joko Widodo en campagne pour sa réélection le 24 mars 2019, à Serang, dans la province de Banten. (Source : Jakarta Post)
Le 17 avril prochain en Indonésie, 193 millions d’électeurs éliront leur président dans la « troisième plus grande démocratie du monde ». Cette élection opposera de nouveau le président actuel, Joko Widodo, dit « Jokowi », à Prabowo Subianto, un ancien commandant du Kopassus, les forces spéciales de l’armée de terre. A l’élection précédente en 2014, Jokowi avait été élu avec 53,15% des voix. Il n’y avait eu qu’un tour car il n’y avait que deux candidats là aussi. Souvent les candidats et les partis politiques en Indonésie sont pointés du doigt pour leur absence de programme. Pourtant, le scrutin du 17 avril propose un choix de société entre deux candidats qui s’opposent à plus d’un titre, de la construction démocratique à la lutte contre les inégalités, en passant par la politisation de l’islam et les relations avec la Chine.
La campagne a officiellement commencé le 24 septembre dernier. En réalité, elle avait débuté bien avant. En avril, un dirigeant du parti islamiste PKS (Partai Keadilan Sejahtera, « parti de la Justice prospère ») distribuait lors d »une émission télévisée des bracelets portant le hashtag #2019GantiPresiden (« 2019 Changeons de président »). Ce slogan efficace réunissait tous les opposants à Jokowi, quelles que soient leurs opinions. Toutefois à l’époque, il n’y avait pas encore de candidat déclaré pour s’opposer au président, même si Prabowo figurait parmi les possibilités.
*Partai Demokrasi Indonesia Perjuangan, « Parti démocratique indonésien de lutte ». **Partai Kebangkitan Nasional, « parti de la renaissance nationale ». ***Partai Persatuan Pembangunan, « parti de l’unité et du développement ». ****Hati Nurani Rakyat, « Conscience du peuple ».
Jokowi a été officiellement nommé en février 2018 candidat par son parti, le PDI-P* de Megawati Soekarnoputri, ancienne présidente et fille de Soekarno, le premier président de l’Indonésie indépendante (1945-1967). Auparavant, quatre partis avaient déjà annoncé leur soutien à une candidature de Jokowi : le Golkar, qui était le parti du régime Soeharto (président de 1967 à 1998), le PKB**, émanation politique de la grande organisation musulmane Nahdlatul Ulama, le PPP*** musulman et le Partai Nasional Demokrat (NasDem) de l’homme d’affaires Surya Paloh. Le parti Hanura**** du général Wiranto, ancien chef des armées de Soeharto et rival de Prabowo, avait déjà annoncé son soutien l’année précédente.
*Pour simplifier, le nombre de sièges est réparti entre les daerah pemilihan (« régions de vote », 77 lors des élections de 2014) ou dapil en proportion de leur population. Au sein de chaque dapil, les sièges sont attribués en proportion des voix obtenues par chaque parti qui au niveau national a obtenu au moins 2,5% des voix.
Le PDI-P ne détient que 109 sièges sur les 560 que compte le DPR (Dewan Perwakilan Rakyat, « conseil représentatif du peuple »), l’assemblée nationale indonésienne, ce qui en fait pourtant le premier sur les dix partis représentés au parlement*. Le président ne peut donc gouverner avec son seul parti et doit s’appuyer sur une alliance. Les formations qui le soutiennent comptent au total 337 sièges. Elles illustrent une palette de caractéristiques et de motivations.

1. Partis « nationalistes », « musulmans » ou « populistes » ?

Le PDI-P et le PPP sont les héritiers de deux partis politiques formés en 1973 par le regroupement forcé en deux entités par le régime Soeharto des partis politiques hérités de l’époque de Soekarno. Les quatre partis musulmans, dont le Partai Nahdlatul Ulama créé par cette organisation musulmane, avaient été fusionnés en un PPP. Les autres partis, non-religieux et chrétiens, avaient été regroupés en un PDI. Le Golkar, deuxième parti du DPR, n’était pas à l’origine un parti mais une organisation créée en 1964 par les militaires pour contrer la puissance montante du Parti communiste indonésien. A l’époque de Soeharto, il représentait le pouvoir en place. Les autres partis sont apparus après la démission de Soeharto en 1998. Le PKB a été créé cette année-là par la Nahdlatul Ulama, qui avait quitté le PPP quinze ans plus tôt. Le Hanura a été créé par Wiranto en vue des élections législatives de 2009. Quant au NasDem, il a été fondé par le magnat de la presse Surya Paloh en vue des élections de 2014. Les deux hommes, anciens membres du Golkar, avaient échoué à s’imposer au sein de ce dernier.
Ces différents partis adhèrent tous à l’idéologie d’État du Pancasila. Cependant, depuis les débats qui ont précédé la proclamation de l’indépendance en 1945, se distinguent les partis « nationalistes », c’est-à-dire qui refusent d’accorder dans la conception de l’État et la nation une place particulière à l’islam, dont se réclament 87,2% des Indonésiens dans le recensement de 2010, et les partis « musulmans ». Aux législatives de 2014, les partis nationalistes ont obtenu un peu moins de 69% des voix et les partis musulmans un peu plus de 31%.
Le PDI-P est « nationaliste ». Il a été fondé en 1996, à la suite de l’éviction de Megawati de la tête du PDI par le régime Soeharto, inquiet de la popularité de la fille de Soekarno. Paré du prestige d’opposante à Soeharto de sa dirigeante, le parti a été le premier en termes de voix aux élections de 1999, les premières après la démission de Soeharto. Mais Megawati, qui a remplacé Abdurrahman Wahid, dont elle avait été la vice-présidente, quand il a été destitué en 2001, a déçu comme présidente. Le PDI-P est ainsi passé au deuxième rang en 2004, puis au troisième en 2009, pour redevenir premier aux élections de 2014 lorsqu’il a présenté Jokowi comme candidat à la présidence. L’homme était devenu très populaire comme maire de Surakarta dans le centre de Java, puis gouverneur de Jakarta, grâce à son travail d’élu. La personnalité fait ici le succès ou non d’un parti.
Nadia Bulkin du Carnegie Endowment for International Peace qualifie le PDI-P de « populiste ». Nous adhérons à la définition que l’historien Pascal Ory donne du populisme : « Une droite radicale dans un style de gauche radicale. Ses valeurs sont clairement celles de la tradition de droite : vitalisme, inégalitarisme, autorité. » Cette définition ne s’applique pas au PDI-P. Parmi les membres éminents du parti, Budiman Sudjatmiko, avait été condamné à treize ans de prison en 1996, à l’époque de Soeharto, pour avoir organiser les émeutes suite à l’éviction de Megawati, alors à la tête du PDI. Budiman était alors le principal responsable du Partai Rakyat Demokrasi (Parti démocratique du peuple), une petite formation de gauche. Il a rejoint le PDI-P en 2004, est membre du DPR et anime ce qu’on peut considérer comme l’aile gauche du parti. Autres personnalité du PDI-P, Ribka Tjiptaning Proletariati est la fille d’un aristocrate communiste, auteure d’un livre – Je suis fière d’être fille de communiste (Aku Bangga Jadi Anak PKI) – et membre également du DPR. Signalons aussi l’universitaire Siti Musdah Mulia, spécialiste de l’islam et défenseure des droits des LGBT. Le PDI-P peut donc être considéré comme un parti progressiste, voire de gauche.
*Une entreprise du groupe, la société Lapindo, a provoqué le volcan de boue de Sidoarjo lors d’un forage pétrolier.
Après la démission de Soeharto, le Golkar a choisi la voie démocratique. Il représente aujourd’hui des intérêts économiques nés pendant la période autoritaire comme le groupe d’Aburizal Bakrie*, son président de 2009 à 2014. Mais son soutien à Jokowi montre qu’il approuve les mutations libérales initiées par le président. Bulkin qualifie d’ailleurs ce parti de « néolibéral » au sens économique du terme. Les partis Hanura et NasDem ont été créés respectivement par Wiranto et Surya Paloh. Leur motivation était la même : tous deux membres du Golkar, ils ont échoué à en être nommés présidents. Wiranto avait créé son parti en vue de l’élection présidentielle de 2009, Surya Paloh de celle de 2014. Selon l’expression de Bulkin, le Hanura de Wiranto est « fortement nationaliste ». Quant au NasDem, Surya Paloh avait déclaré en 2011 l’avoir créé en raison de la crise de confiance envers les responsables politiques du pays.

2. Pourquoi Jokowi a-t-il choisi un religieux conservateur comme vice-président ?

Le PKB, catégorisé « musulman », ne fait aucune référence à l’islam dans ses « vision et mission ». Son caractère musulman tient à ses liens avec la Nahdlatul Ulama. En juin 2018, elle déclarait qu’elle soutiendrait Jokowi s’il prenait comme partenaire à la vice-présidence Muhaimin Iskandar, président du PKB. L’actuel vice-président, Jusuf Kalla, a en effet déjà servi sous deux mandats et ne peut constitutionnellement plus se présenter. Début août, Jokowi laissait entendre qu’il choisirait plutôt Mahfud MD, ancien président de la Cour constitutionnelle, ancien ministre des droits de l’homme et ancien membre du PKB, personnalité progressiste. Mais quelques heures plus tard, le président annonçait avoir désigné Ma’ruf Amin, dirigeant du conseil suprême de la Nahdlatul Ulama et président du Majelis Ulama Indonesia (« assemblée des oulémas d’Indonésie », MUI), organisme très conservateur créé en 1980 par le régime Soeharto.
Ce choix a surpris. Ma’ruf a en effet une position religieuse très conservatrice. A la tête du MUI, il a soutenu des mesures contestées comme une loi dite « anti-pornographie » et un décret interdisant l’Ahmadiya, une secte musulmane considérée comme hérétique. Il déplore le rejet par la Cour constitutionnelle d’une pétition demandant à criminaliser les LGBT. Ma’ruf a témoigné contre l’ex-gouverneur de Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama, dit « Ahok », condamné en 2017 à deux ans de prison pour blasphème mais a déclaré début 2019 regretter le rôle qu’il a joué dans cette affaire et que lui imposait sa position de président du MUI.
Pour l’écrivain Eka Kurniawan, « les islamistes ont déjà gagné ». L’explication n’est pas si simple. Ma’ruf n’était pas le choix de Jokowi, mais le président aurait cédé à des pressions au sein de sa coalition. Il risquait de perdre le soutien du Golkar. Le PKB aurait aussi menacé de retirer son soutien. Or, ce soutien est essentiel pour Jokowi, qui, selon sa coalition, est perçu comme « insuffisamment islamique ».
*Un euphémisme pour dire « non-islamiste » en Indonésie. ** »Islamisme et démocratie en Indonésie : quand la tradition se rapproche de la cause des femmes », in Archipel, volume 75, 2008. ***Dans un entretien avec un représentant de la Fondation Jean-Jaurès, proche du Parti socialiste, en 2002 à Jakarta, auquel nous avions assisté, Muhaimin avait même présenté son parti comme étant « de gauche ». ****Romahurmuziy a été arrêté le 15 mars 2019 pour corruption et démis de ses fonctions à la tête de son parti.
Il serait erroné d’en déduire que le PKB est un parti réactionnaire. Bulkin le décrit comme une formation « à base rurale avec une politique principalement modérée ». Le terme « modéré » nous semble toutefois peu explicatif. Le PKB se veut « de lutte, nationaliste*, ouvert et démocratique ». Il est le bras politique de la Nahdlatul Ulama, dont on ne peut nier le caractère progressiste et pluraliste. Andrée Feillard, spécialiste de l’islam indonésien, considère que le PDI-P et le PKB « sont les plus actifs défenseurs du nationalisme séculariste »***. Il nous semble donc raisonnable de qualifier le PKB lui aussi de progressiste***. Quant au PPP, Bulkin le considère « socialement conservateur », ce qu’il est en effet devenu quand la Nahdlatul Ulama en est sorti en 1983. Son président, Muhammad Romahurmuziy****, un ingénieur de 44 ans, vient d’une famille liée à la Nahdlatul Ulama. Cette dernière n’est donc décidément pas une organisation idéologiquement monolithique.
Les organisations indonésiennes progressistes d’une part et économiquement libérales d’autre part, soutiennent Jokowi, perçu comme progressiste et libéral. Cela se comprend bien. Mais la raison pour laquelle un parti conservateur le soutient demande une explication. Le PPP met en avant le fait que Jokowi n’est pas coupable de « violations des droits de l’homme ». Cet argument est, par défaut, une allusion à diverses violations dont Prabowo est accusé, notamment des massacres en 1983 quand il servait à Timor Leste, alors occupée par l’Indonésie. Dans le sillage de la démission de Soeharto en 1998, Prabowo avait d’ailleurs été renvoyé de l’armée parce que des soldats sous son commandement avaient enlevé et torturé des militants pour la démocratie.

3. Pourquoi Prabowo s’appuie-t-il sur les islamistes ?

*Auparavant, le président était élu par le MPR (Majelis Permusyawaratan Raykat, « assemblée délibérative du peuple »), alors l’instance politique suprême du pays, composée du DPR et de représentants de différents groupes d’intérêts non élus. En 2004, ces représentants non élus ont été remplacés par une nouvelle chambre, le DPD (Dewan Perwakilan Daerah, « conseil représentatif des régions »), composée de membres élus à raison de deux par province. Le DPD n’a qu’un pouvoir consultatif.
Du côté de Prabowo, l’ex-président Susilo Bambang Yudhoyono annonçait en juillet 2018 que son Partai Demokrat, catégorisé « nationaliste », soutiendrait sa candidature. Toutefois début mars dernier, le parti ne semblait pas pressé de faire campagne. Son soutien annoncé est surtout motivé par l’obligation pour un parti de soutenir un candidat s’il veut participer à la prochaine élection présidentielle. Le parti a été fondé en 2001 pour soutenir la candidature de Yudhoyono à la présidentielle de 2004, la première au suffrage direct grâce à un amendement de la constitution voté en 2002*. Yudhoyono a gagné au second tour avec un peu plus de 60% des voix contre Megawati, qui avait déçu.
*Gerakan Indonesia Raya, « mouvement de la Grande Indonésie ». **Partai Amanat Nasional, « parti du mandat national ».
En août 2018, une coalition regroupant le parti de Prabowo, le Gerindra*, troisième formation du DPR en nombre de sièges et également catégorisé « nationaliste », le PAN** « musulman », dirigé par Amien Rais, un ancien opposant à Soeharto, et le PKS islamiste annonçaient la candidature de Prabowo, avec comme partenaire Sandiaga Uno, vice-gouverneur d’Anies Baswedan, le gouverneur de Jakarta élu contre Ahok en 2017. Comme le Hanura et le NasDem qui soutiennent Jokowi, le Gerindra a été créé en vue des élections de 2014. A l’instar de Wiranto et Surya Paloh, son fondateur, Prabowo, ancien membre du Golkar, avait échoué à s’imposer au sein de ce dernier. Comme le Hanura, Bulkin le qualifie de « fortement nationaliste ».
*Front Pembela Islam, « front des défenseurs de l’islam ».
Le PAN est un « parti islamique […] modéré [et] relativement progressiste », définit Bulkin. Comme pour le PKB, ses textes de présentation ne contiennent aucune référence à l’islam. Cela dit, son président d’honneur Amien Rais s’est révélé un islamiste qui n’hésite pas à se montrer avec Rizieq Shihab, le dirigeant du FPI*, une organisation violente qui s’attaque à tous ceux qui ne sont pas conformes à sa conception de l’islam. Il appelle en outre le PDI-P « le parti du diable », ce qui montre son positionnement islamiste. Mais la victoire du PAN aux élections législatives du district de Ngada dans la très catholique île de Flores en 2014 suggère que d’autres considérations peuvent motiver le choix des électeurs : à Ngada, ils ont voté pour des personnalités de ce parti, non pour son idéologie. Quant au PKS, il est pour Bulkin un parti « pragmatique [et] conservateur ». Amien Rais l’appelle « le parti d’Allah ».
Ce qui est clair, c’est que Prabowo s’appuie sur les islamistes. Ainsi en juin 2018, le Gerindra se disait favorable à l’idée du dirigeant du FPI d’une « alliance de l’oumma » (la « communauté des musulmans ») contre Jokowi. En septembre, Prabowo révélait, devant une assemblée du PAN, que c’est un responsable de ce parti qui lui avait montré la stratégie pour faire tomber l’ex-gouverneur de Jakarta, Ahok. Dans une interview avec The Diplomat en 2017, Jemma Purdey, chercheure à l’Australia Indonesia Center, expliquait que derrière le FPI et la chute d’Ahok se trouvaient probablement des promoteurs immobiliers et d’autres entreprises que la gestion rigoureuse du gouverneur avait dérangés. Ahok combattait la corruption dans son administration, développait le service public de santé et s’occupait sérieusement des infrastructures. Si l’on transpose la question au niveau national, il y a de bonnes raisons de croire que l’alliance de Prabowo avec les milieux islamistes n’a pas pour objectif un tel plan d’action.

4. Quelles sont les différences de programme entre Jokowi et Prabowo ?

Plagiant Donald Trump, Prabowo déclare vouloir « make Indonesia great again ». Il a bien entendu un programme, mais comme il n’a jamais eu de responsabilités politiques, il est difficile de juger de sa capacité à l’appliquer. Et vu son rôle dans l’affaire Ahok, sa volonté de développer réellement le pays peut être mise en doute. La campagne de ses partisans consiste surtout à dénigrer ce qu’a réalisé Jokowi, à le calomnier et à répandre des fausses rumeurs, ce face à quoi il a finalement décidé de ne plus se taire. En effet, d’après la Masyarakat Anti Fitnah (« société anti-calomnie », Mafindo), qui combat les canulars informatiques, 80% des « hoaxes » qu’ils avaient détectés en octobre dernier avaient pour cible Jokowi.
Si Jokowi a également un programme, il peut surtout montrer ses réalisations à ce jour en matière d’infrastructures nécessaires au développement du pays, de développement des ressources marines de l’archipel, de mise en place d’un système de santé publique accessible à tous, mais aussi de soutien à ce qu’il a compris être des secteurs d’avenir, représentés par les « licornes », ces start-ups dont la capitalisation boursière a atteint ou dépassé le milliard de dollars et qui sont entrées dans le débat de la campagne. La KPK, la « commission pour l’éradication de la corruption », fait un excellent travail.
Hors d’Indonésie, les libéraux reprochent à Jokowi d’être dans le « nationalisme économique », notamment en matière de ressources naturelles. Ce reproche concerne notamment la renégociation du contrat de la compagnie minière américaine Freeport McMoRan, qui exploite la mine du Grasberg, la deuxième du monde pour le cuivre et la plus grande pour l’or. Initialement signé en 1969 par le régime Soeharto, le contrat avait été reconduit en 1991, toujours sous Soeharto, avec des termes perçus comme largement favorables à l’entreprise. En 2009, l’Indonésie promulgue une nouvelle loi minière. Freeport annonce en 2014 qu’elle accepte de renégocier son contrat dans le cadre de cette loi. Un accord final est conclu en décembre 2018, dans lequel le producteur d’aluminium Inalum, une entreprise d’État, acquiert 51,23% de Freeport Indonesia pour un prix de 3,85 milliards dollars. Freeport devra en outre investir 14 milliards de dollars dans une fonderie qui traitera le cuivre sur place. L’article 33 de la constitution indonésienne stipule : « La terre, l’eau et les richesses naturelles qu’elles contiennent sont dans le pouvoir de l’État et son utilisées le plus possible pour la prospérité du peuple. » Cette insistance à prendre le contrôle de la mine est compréhensible de la part d’une nation anciennement colonisée, qui a vu ses richesses pillées par des étrangers. Jokowi n’a fait que se conformer à un idéal indonésien.
Dans les milieux progressistes, les critiques à l’égard de Jokowi sont différentes. En particulier depuis son élection, l’Indonésie a continué à être l’objet d’attentats terroristes, et les forces de sécurité sont toujours accusées de violations des droits de l’homme.
Au début de son mandat en octobre 2014, Jokowi avait déclaré qu’il accorderait une attention spéciale à Papua, la Nouvelle-Guinée occidentale, où la mine du Grasberg est précisément une des raisons d’un conflit qui oppose le gouvernement indonésien à un mouvement indépendantiste. Pour lui, les racines du problème sont avant tout économiques. En 2015, il annonce donc qu’il terminera la construction des quelques 4 000 kilomètres de la route transpapouasienne, dont les travaux commencé en 2013 avaient dû être interrompus à plusieurs reprises. A ses yeux, les infrastructures permettront notamment de réduire l’écart des prix des produits entre l’est de l’archipel défavorisé et l’Ouest, où a lieu la majorité du développement du pays. Mais début décembre 2018, un groupe d’hommes armés attaque le site de construction d’un pont dans un village de montagne isolé. Vingt-quatre ouvriers sont tués. Huit s’enfuient et se réfugient chez un élu local, mais des hommes armés viennent tuer sept d’entre eux le lendemain. Début mars, un groupe de plusieurs dizaines d’assaillants en armes attaquent des soldats venus garder le pont, tuant trois d’entre eux.
Jokowi a fait plus que ses prédécesseurs pour Papua. Pourtant, d’après une chercheure, le sentiment séparatiste reste fort dans la région parce que le gouvernement ne s’est pas encore attaqué aux racines du problème, selon un rapport du LIPI (le CNRS indonésien) publié en 2009 sous le titre « Papua Road Map ». Jokowi s’est jusqu’ici concentré sur les seuls aspects techniques du développement au lieu d’en prendre aussi en compte les aspects humains. Même si la population semble lui apporter un soutien massif, la question de Papua est loin d’être résolue.
Deux autres problèmes dont Jokowi a hérité sont le terrorisme islamiste et l’intolérance religieuse. Depuis 2002, année des attentats de Bali qui avaient fait quelque deux cents morts, dont plus de cent soixante étrangers, l’Indonésie a connu plusieurs attentats terroristes islamistes, les derniers ayant eu lieu en 2018. Les deux décennies qui ont suivi la démission de Soeharto ont ainsi vu l’essor du terrorisme islamiste. Comme l’écrit Rizky Alif Alvian de l’université Gadjah Mada à Yogyakarta, « l’islam politique de l’Indonésie utilise la démocratie pour promouvoir ses aspirations conservatrices ». Deux actions terroristes avaient marqué la période Soeharto, dont un détournement d’avion par un prétendu « Komando Jihad » soupçonné d’être une création de l’armée. L’action islamiste violente remonte à la rébellion du Darul Islam en 1947 dans l’ouest de Java : elle entendait créer un État islamique en Indonésie. Ce mouvement était une protestation contre l’absence de référence à l’islam dans la constitution indonésienne. Les derniers rebelles rendront les armes en 1961 dans le sud de Célèbes.

5. Qu’a fait Jokowi contre l’islamisme ?

Jokowi considère que l’intolérance religieuse est un des grands problèmes de l’Indonésie. Il a fait passer en 2017 une loi autorisant la dissolution de toute organisation qui ne serait pas conforme au Pancasila, qui prône le pluralisme. Selon Rizky, ce nouveau contexte contraint les organisations musulmanes conservatrices à changer leur attitude envers le terrorisme islamiste.
*Carlyle A. Thayer, « Radical Islam and Political Terrorism in Southeast Asia », in Globalization and Its Counter-forces in Southeast Asia, 2008.
La violence islamiste ne se limite toutefois pas au terrorisme. En particulier, la fin des années 1990 et du régime Soeharto voit la création, avec la bénédiction de certains secteurs de l’armée, du FPI, qui s’en prend aux militants pro-démocratie*. Depuis la démission de Soeharto, le FPI s’illustre par des actions souvent violentes, non seulement contre ceux qui ne sont pas conformes à sa vision de l’islam, comme les chiites ou les ahmadis, mais aussi contre la construction d’églises au prétexte qu’elles n’ont pas de permis, contre les restaurants de rue ouverts dans la journée pendant le mois du jeûne musulman, les boîtes de nuit ouverte durant cette période, les réunions LGBT ou les conférences sur les événements de 1965-1966 et les massacres anti-communistes, et même contre des rituels traditionnels comme les offrandes à la mer.
En 2016, Sidney Jones, directrice de l’Institute for Policy Analysis of Conflict à Jakarta, écrivait en pleine campagne des islamistes contre Ahok, le gouverneur de Jakarta, chinois et protestant, que l’Indonésie ne parvenait pas à combattre l’extrémisme (sous-entendu musulman). En 2017, Tim Lindsey de l’université de Melbourne écrivait, à propos de la défaite d’Ahok à l’élection gouvernatoriale de Jakarta (avec 42%, il avait été battu au second tour par Anies Baswedan, dont le principal mérite est d’être musulman) que cette défaite, et la campagne menée contre Ahok, « [avaient] secoué l’identité dont se réclam[ait] le pays comme société tolérante et pluraliste et augur[aient] mal de l’avenir« .
*Majelis Ulama Indonesia, « assemblée des oulémas d’Indonésie », un organisme créé en 1980 par le régime Soeharto.
Ahok avait été inculpé à la suite d’une plainte déposée en octobre 2016 par le MUI* et le FPI pour « insulte à une religion ». Or peu de temps après, le jour de Noël, Rizieq Shihab, le chef du FPI, aurait demandé lors d’une réunion publique : « Si Dieu a enfanté, qui était alors la sage-femme ? » L’Association des étudiants catholiques d’Indonésie avait alors porté plainte contre lui, mais nous ignorons s’il y a eu des suites. On a donc le sentiment de deux poids, deux mesures. Néanmoins en mai 2018, la police inculpe Rizieq pour une affaire de pornographie et d’adultère. Celui-ci se trouvait alors opportunément en Arabie saoudite et refuse toujours de rentrer en Indonésie. Pourquoi les autorités indonésiennes invoquent-elles un prétexte aussi futile pour inculper un personnage dont les agissements mettent tout de même clairement en danger l’harmonie religieuse du pays ? Le gouvernement de Jokowi semble avoir du mal à intervenir contre une organisation qui est pourtant clairement instrumentalisée par les partisans de Prabowo.
Parlant du deuxième débat télévisé de la campagne en février 2019, Max Lane, un écrivain australien qui vit à Yogyakarta dans le centre de Java, considère qu’il n’y a pas vraiment de différence entre les deux candidats. C’est ignorer une opposition fondamentale. Prabowo a récemment fait l’éloge du régime de Soeharto.
La victoire de Jokowi n’est pas acquise : un sondage effectué entre le 22 février et le 5 mars montre un soutien de 49%, Prabowo étant crédité de 37%. Si l’Indonésie veut poursuivre son développement économique, mais surtout préserver son unité et son pluralisme en poursuivant la construction d’une société démocratique, le choix du 17 avril prochain est clair. C’est aussi l’occasion pour l’Indonésie de montrer qu’un pays en voie de développement peut aller à contre-courant d’une tendance populiste et régressive, aujourd’hui à l’œuvre dans de nombreux pays du monde.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.