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Expert - Indonésie plurielle

Débat autour de l'homosexualité en Indonésie

Le 17 mai 2016, un jeune manifestant pro-LGBT marche dans Jakarta à l'occasion de la journée internationale contre l'homophobie.
Le 17 mai 2016, un jeune manifestant pro-LGBT marche dans Jakarta à l'occasion de la journée internationale contre l'homophobie. (Crédit : Agoes Rudianto / NurPhoto / AFP).
En janvier 2016, le ministre indonésien de la technologie, de la recherche et de l’enseignement supérieur, Muhammad Nasir, déclarait qu’il fallait interdire l’entrée des universités aux « personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres » (LGBT), expliquant : « Il y a des normes de valeurs et de mœurs à défendre. Une université est une sauvegarde morale« . L’Indonésie voyait dans le même temps un accroissement spectaculaire de propos et d’actes discriminatoires envers les LGBT.
Alors, l’Indonésie est-elle homophobe ?
Une étude menée en 2013 par le Pew Research Center, un centre de recherche américain qui se présente comme un groupe d’information « non-partisan » sur les « sujets, attitudes et tendances qui façonnent l’Amérique et le monde », montre qu’à la question : « La société doit-elle accepter l’homosexualité ? », 93 % des Indonésiens répondent par la négative.
Et l’institut Pew de constater que « des majorités écrasantes dans les pays étudiés majoritairement musulmans disent […] que l’homosexualité doit être rejetée ». Pew affirme même qu’« il y a un lien fort entre la religiosité d’un pays et les opinions sur l’homosexualité ». Le Majelis Ulama Indonesia (soit « l’assemblée des oulémas d’Indonésie ») ou MUI, une ONG créée en 1975 à l’époque de Soeharto, semble donner raison au centre de recherche en déclarant en février 2016 comme haram (« illicite » en arabe) les LGBT.
Pour autant, ce dernier avis ne fait pas forcément l’unanimité. Ainsi, nombre d’intellectuels indonésiens musulmans ne partagent pas l’opinion du MUI.

Par exemple, lors d’un débat organisé en 2008 par Arus Pelangi (« le courant de l’arc-en-ciel »), une ONG qui se présente comme la « fédération indonésienne des LGBT », l’universitaire Siti Musdah Mulia – spécialiste de l’islam et présidente du Lembaga Kajian Agama Dan Jender (« Institut d’études des religions et des genres ») – cita le 3ème verset de la sourate 49 du Coran, « Al-Hujurat » (« les appartements »), qui proclame : « Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux. Dieu est certes Omniscient et Grand Connaisseur » pour soutenir que « [i]l n’y [avait] pas de différence entre lesbiennes et non-lesbiennes. Aux yeux de Dieu, les gens sont évalués sur la base de leur piété ».

Egalement, Nurofiah, de la « Nahdlatul Ulama » (NU), la plus grande organisation socio-culturelle musulmane d’Indonésie (elle revendique pas moins de quarante millions de membres), avait expliqué que la notion dominante d’ »hétérogénéité » était une construction sociale qui avait amené à l’interdiction de l’homosexualité par la majorité.

Islam et homosexualité en Indonésie

Selon ces intellectuels, l’islam ne condamne donc pas l’homosexualité. On devrait même plutôt s’étonner de cette association entre homophobie et islam. D’autant qu’il faut rappeler que l’homosexualité était traditionnellement condamnée dans le judaïsme et le christianisme. Le livre Lévitique proclame en effet : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme, ce serait une abomination » (18, 22) ; ou encore « Quand un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, […] ils seront mis à mort » (20, 13).

Et s’il y a un endroit au monde où l’homosexualité a longtemps été considérée comme un délit, pour ne pas dire un crime, c’est en Europe et en Amérique.

L’Indonésie est encore une fois réduite à la religion majoritaire de sa population. Delphine Alles, spécialiste de l’Asie du Sud-Est à l’Université Paris Est-Créteil, écrit que :  » depuis le début des années 2000, les dirigeants indonésiens composent avec l’image que leur renvoient observateurs et acteurs internationaux [:] présentée [jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001] comme « le plus grand pays d’Asie du Sud-est », l’Indonésie est devenue le « pays musulman le plus peuplé au monde » dans le contexte d’une attention accrue au facteur religieux ».

Or, on ne peut réduire l’Indonésie à sa religion majoritaire. Le pays a des traditions antérieures à l’islam qui sont toujours vivantes.

Traditions et homosexualité en Indonésie

Lors de la discussion rapportée ci-avant, Rido Triawan, le directeur d’Arus Pelangi, avait ainsi évoqué deux traditions indonésiennes qui montraient l’acceptation et l’intégration des homosexuels – soit : les prêtres bissu du pays bugis du sud de Célèbes et les maîtres de la danse Reog de Ponorogo dans l’est de Java.

La danse Reog d’un coté raconte l’histoire de la lutte de Pujangga Anom, un ministre de la principauté de Ponorogo, contre Singabarong, une créature à la forme d’un lion (singa), esprit gardien de la forêt de Lodaya. Singabarong est représenté par un énorme masque, traditionnellement confectionné avec la peau d’une tête de tigre ou de léopard décoré de plumes de paon. Ce masque pèse de trente à quarante kilogrammes. Le danseur le tient avec ses dents.

Le calendrier javanais a été réformé en 1633 par le sultan Agung de Mataram, le plus puissant des royaumes musulmans javanais. Il garde le point de départ de l’ère indienne Saka, qui démarre en 78 de l’ère commune, mais les mois sont désormais les mois lunaires musulmans. Certains de ces mois portent le nom arabe du calendrier musulman, les autres ont un nom javanais. « Suro » est ainsi le nom javanais du mois de « muharram », le premier du calendrier musulman.
Reog est aujourd’hui dansé pour célébrer l’anniversaire de la fondation de Ponorogo et lors du Grebeg Suro, la fête du Nouvel An javanais.

A la tête d’une troupe de Reog est le warok, qui est censé posséder des pouvoirs spirituels. Pour préserver ce pouvoir, le warok doit éviter les relations sexuelles avec le sexe opposé. Cette croyance est originaire du bouddhisme tantrique (qui privilégie des rites qui incluent notamment des pratiques sexuelles) dans lequel on considère que le sperme est la source fondamentale d’un pouvoir qui peut être converti en un niveau supérieur de conscience, selon les mots d’Alicia Izharuddin, dans son article « Melancholic masculinity and representations of “traditional” homoeroticism in Indonesian fiction » (Anne Worthington, Queer Sexualities : Staking Out New Territories in Queer Studies, paru en 2012).

Au lieu d’une épouse ou d’une compagne, le warok a donc un gemblak, un jeune garçon qui est à la fois son partenaire intime et un des danseurs de sa troupe.

Toujours à Java, le théâtre populaire ludruk met également en scène des travestis comme le rappelle Stephen O. Murray et Will Roscoe dans leur ouvrage Islamic Homosexualities : Culture, History, and Literature paru en 1997. Enfin, comme le raconte Elisabeth D. Inandiak dans Les Chants de l’île à dormir debout : Le livre de Centhini (2005), l’homosexualité est également présente dans la tradition littéraire. Ainsi dans la Serat Centhini, poème épique écrit au début du XIX par un prince de Surakarta, le héros, Cebolang, a des relations sexuelles avec des hommes.

L’homosexualité est également présente dans la tradition à Sumatra. Par exemple, la danse Seudati en Aceh dans le nord de l’île se caractérisait par « le charme de danseurs travestis » (selon les termes de Sumarsam tiré de son ouvrage : Gamelan : Cultural Interaction and Musical Development in Central Java paru en 1995). On la décèle aussi dans la danse Indang de l’ouest de l’île.

Egalement, dans le sud de l’île de Célèbes, les Bugis ont une tradition qui reconnaît quatre genres : féminin, masculin, calabai, « fausse femme », et calalai, « faux homme ». Un calabai est ainsi anatomiquement un homme, mais il a des aspirations de femme. Toutefois, il ne se considère pas et n’est pas considéré comme une femme. Inversement, une calalai est anatomiquement une femme qui endosse des rôles et des fonctions qu’on attend généralement d’un homme.

Selon Sharyn Graham de l’Auckland University of Technology dans son ouvrage  » Sulawesi’s fifth gender » (Inside Indonesia, avril-juin 2001) : « calalai et calabai sont vus comme essentiels pour compléter le système des genres » des Bugis. Graham mentionne même une cinquième catégorie, qu’elle qualifie de « meta-genre » : les bissu. Les bissu sont des prêtres travestis dont le rôle est notamment d’assurer le culte des regalia (soit les objets symboliques de royauté) et les cérémonies royales – ainsi que le décrit Christian Pelras dans son article : « Religion, Tradition and the Dynamics of Islamization in South-Sulawesi », Archipel, volume 29, 1985.

Homosexualité et musulmans conservateurs en Indonésie

On voit donc que l’homosexualité a une place dans plusieurs traditions de l’archipel indonésien. Et, de leur côté, les musulmans conservateurs dénoncent comme « occidentale », non pas l’homosexualité, mais le mouvement qui prône le coming out et la liberté sexuelle.

Or, ce mouvement de revendication des droits des homosexuels n’est pourtant pas récent. Sa naissance formelle remonte à la fin des années 1960 avec la création de la « Himpunan Wadam Djakarta » (« association des travestis de Jakarta »), avec le soutien du très populaire gouverneur Ali Sadikin , ainsi que le rapporte Hidup Sebagai LGBT di Asia : Laporan Nasional Indonesia (« Vivre comme LGBT en Asie : rapport national pour l’Indonésie »).

« Wadam » est un acronyme signifiant wanita Adam, mot à mot : « femmes Adam ». Traditionnellement en Indonésie, on utilise le terme banci. L’acronyme et l’organisation ne faisaient qu’institutionnaliser l’existence des travestis. Malgré cette réalité culturelle et historique, « les LGBT sont marginalisés en Indonésie, susceptibles de devenir victimes de violence ou d’agressions sexuelles et aussi d’être l’objet de discrimination dans l’emploi ».
Le Front Pembela Islam (« Front des défenseurs de l’islam ») ou FPI, une organisation islamiste aux pratiques violentes, est à la pointe des attaques anti-LGBT, au prétexte qu’il s’agirait de réalités étrangères à l’Indonésie et contraires à l’islam. En fait, l’Indonésie a une tradition et une culture bien vivante en matière de « transgenre ».

Et nous avons vu que des intellectuels musulmans ne considéraient pas l’homosexualité comme contraire à l’islam. La campagne actuelle contre les LGBT s’inscrit donc dans un mouvement plus large de réaction et de dénonciation, à la fois de l’ »occidentalisation » et de traditions indonésiennes encore bien vivantes, comme le montre l’art du danseur et chorégraphe Didik Nini Thowok.

Le problème est que ce mouvement menace à la fois la cohésion nationale et la construction démocratique du pays. Le 11 février 2016, l’organisation Human Rights Watch a envoyé une lettre au président Joko Widodo demandant à « [son] gouvernement de prendre une position dirigeante en déclarant publiquement que les droits de tous les Indonésiens ont besoin d’être respectés, y compris ceux des LGBT, et en s’engageant à des réformes qui protègent au lieu de persécuter cette minorité marginalisée ». A l’heure où nous écrivons ces lignes, « Jokowi » n’a pas encore répondu.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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