Société
Analyse

Indonésie : l'affaire Ahok, blasphème ou islam instrumentalisé ?

Le gouverneur de Jakarta Basuki Tjahaja Purnama, dit Ahok, lors de son audience pour "insulte à une religion", à Jakarta le 3 janvier 2017. (Crédits : AFP PHOTO / POOL / Irwan RISMAWAN)
Le gouverneur de Jakarta Basuki Tjahaja Purnama, dit Ahok, lors de son audience pour "insulte à une religion", à Jakarta le 3 janvier 2017. (Crédits : AFP PHOTO / POOL / Irwan RISMAWAN)
*Le territoire de Jakarta a le statut de province.**Basuki est d’origine chinoise, et son nom chinois est Tjung Ban Hok (鍾萬學). L’équivalent du prénom est « Hok », qui donne « Ahok » par ajout du préfixe « a-« .
Depuis septembre dernier, la société indonésienne est secouée par une affaire politico-religieuse qui remet en question son identité plurielle et démocratique. Après une déclaration sur l’utilisation du Coran à des fins politiques, le gouverneur de Jakarta*, Basuki Tjahaja Purnama, familièrement appelé Ahok**, est sous le coup d’une procédure judiciaire pour « insulte à une religion ». Ses partisans accusent la justice d’avoir cédé aux manifestations massives organisées par les organisations islamiques ultra-conservatrices. Ahok, lui, est en pleine campagne pour sa réélection – le scrutin gouvernatorial a lieu le 15 février. Comment comprendre ce que la presse internationale appelle sans doute à tort une « affaire de blasphème » ? Que dit-elle de l’Indonésie et de son respect des religions ?

Contexte

*Le premier avait en effet été le peintre Henk Ngantung, en poste sous Soekarno de 1964 à 1965.**Destrianita et Larissa, « Dianggap Lecehkan Ayat Al-Quran, Ahok Dituntut Minta Maaf » (« Considéré comme ayant méprisé un verset du Coran, on exige d’Ahok qu’il demande pardon »), Tempo, 9 octobre 2016.
De confession chrétienne, Ahok est depuis le 14 novembre 2014 le deuxième gouverneur de Jakarta d’ethnie chinoise*. Il avait d’abord été élu vice-gouverneur de Jakarta en 2012, aux côtés de Jokowi à la tête de l’exécutif provincial. Quand ce dernier a été élu président en 2014, Ahok lui a automatiquement succédé. Très populaire dans la population jakartanaise pour ses nombreuses réalisations, soutenu par la grande organisation musulmane Nahdlatul Ulama, Ahok est, depuis le début de ses fonctions comme gouverneur, l’objet d’attaques en provenance de milieux musulmans conservateurs. Face à ce mouvement hostile, dans le cadre de sa campagne, Ahok déclare lors d’une rencontre avec des habitants de l’archipel des Îles Seribu en face de Jakarta en septembre 2016 : « Mesdames et Messieurs, vous ne pouvez pas voter pour moi parce qu’on vous ment en utilisant la sourate Al Maidah 51 [du Coran]. C’est votre droit. Donc si vous avez le sentiment que vous ne pouvez voter, parce que vous avez peur d’aller en enfer, qu’on vous prend pour des idiots, ça ne fait rien parce que c’est votre droit personnel. »** Ahok faisait allusion à la sourate 5 du Coran, verset 51, qui demande aux croyants de ne pas « s’allier aux juifs et aux chrétiens ». Depuis un certain temps en effet, des groupes islamistes invoquaient ce verset pour enjoindre les électeurs musulmans de Jakarta à ne pas voter pour Ahok.

Face au tollé provoqué par cette déclaration dans divers milieux musulmans, Ahok présente des excuses publiques. Mais le Majelis Ulama Indonesia (« Assemblée des oulémas d’Indonésie ») ou MUI, organisme créé en 1980 par le régime Soeharto, affirme que sa déclaration constitue une penistaan agama, une « insulte à une religion », et porte plainte le 6 octobre. Le lendemain le FPI (Front Pembela Islam ou « Front des défenseurs de l’islam ») porte plainte à son tour. L’article 156 du Code criminel indonésien stipule en effet que « quiconque en public déclare un sentiment d’hostilité, de haine ou de mépris envers un ou plusieurs groupes du peuple indonésien, est menacé d’une peine de prison de quatre ans au plus […]. Le terme groupe dans cet article et les suivants signifie chaque partie du peuple indonésien qui diffère d’une ou plusieurs autres parties en raison de la race, du pays d’origine, de la religion, du lieu, de l’origine, de l’ascendance, de la nationalité ou de la position selon la loi constitutionnelle. » Le même article 156 précise : « Est condamné à une peine de prison de cinq ans au plus quiconque exprès en public exprime un sentiment ou commet un acte : a. qui en substance a un caractère d’hostilité, d’abus ou de salissement envers une religion pratiquée en Indonésie […]. » Cette précision avait été ajoutée en 1965, sous Soekarno, conformément à une loi promulguée dans un contexte considéré comme « mettant en danger l’unité de la Nation et de l’État » et destinée à assurer « la sérénité religieuse ».

L’insulte en question

Le 14 octobre, à l’appel du FPI et d’autres organisations musulmanes, une première manifestation rassemble à Jakarta des dizaines de milliers de personnes qui réclament l’inculpation d’Ahok. Les deux grandes organisations musulmanes NU (qui revendique plus de 40 millions de membres) et Muhammadiyah (35 millions), qui soutiennent Ahok dans sa campagne électorale, avaient déclaré ne pas pouvoir empêcher cette manifestation mais déconseillaient à leurs membres d’y participer. Pour le dirigeant national de la NU, c’est à la justice de faire son travail. Le FPI, lui, menace d’organiser un nouveau rassemblement si Ahok n’est pas inculpé.
*Greg Fealy, « Bigger than Ahok: explaining the 2 December mass rally », Indonesia at Melbourne/University of Melbourne, 7 décembre 2016. **M. Andika Putra, « Demo 4 November Berpotensi Ditunggangi ISIS » (« La manifestation du 4 novembre a le potentiel d’être utilisée par ISIS »), CNN Indonesia, 2 novembre 2016. *** »Mengapa berhembus kabar SBY dibalik demo 4 November ? » (« Pourquoi souffle la nouvelle que Yudhoyono est derrière la manifestation du novembre ? », BBC.com, 7 novembre 2016. ****Kristian Erdianto, « Hamka Haq: Tidak Ada Penistaan Agama yang Dilakukan Ahok » (« Hamka Haq : Il n’y a pas eu d’insulte à une religion commise par Ahok », Kompas, 8 novembre 2016.
Cette deuxième manifestation a lieu le 4 novembre et rassemble encore plus de monde que la première, entre 150 000 et 250 000*. La NU et la Muhammadiyah maintiennent leur position pour cette manifestation. En outre, La NU prévient que « cette action qui se réclame de la religion musulmane [a] la possibilité d’être utilisée par des mouvements radicaux comme ISIS »**. Sur les médias sociaux circule l’accusation selon laquelle derrière cette deuxième manifestation se trouve la main de l’ex-président Yudhoyono, dont le fils Agus est un des deux rivaux d’Ahok dans l’élection***. Le 8 novembre, Hamka Haq, membre du conseil d’arbitrage du MUI, déclare à la police : « Il n’y a pas eu d’acte d’insulte à une religion commise par le gouverneur de Jakarta Basuki Tjahaja Purnama ou Ahok au moment où il a mentionné la sourate Al Maidah verset 51. »****
*Greg Fealy, « Bigger than Ahok: explaining the 2 December mass rally », Indonesia at Melbourne/University of Melbourne, 7 décembre 2016.
Le 16, la police désigne officiellement Ahok comme suspect et le 30 novembre, le bureau du procureur général annonce son inculpation. Alors que les organisateurs appellent à une troisième manifestation pour le 2 décembre, les autorités craignent des débordements si elles ne font rien dans cette affaire. Et le mouvement continue de s’amplifier : ce nouveau rassemblement réunit encore plus de participants, entre 500 000 et 750 000*. La première audition d’Ahok se tient le 13 décembre.
* »The politics of taking offence », The Economist, 24 décembre 2016, p. 78. **Carlyle A. Thayer, « Radical Islam and Political Terrorism in Southeast Asia », in Terence Chong, Globalization and Its Counter-forces in Southeast Asia, ISEAS Publishing, Singapour, p. 264.
Les avocats du gouverneur de Jakarta, considérant que la décision d’inculper Ahok s’est faite sous la pression, notamment des manifestations, parlent de « procès par la foule ». Le politologue américain R. William Liddle, spécialiste de l’Indonésie, voit dans l’affaire Ahok l’expression d’« une société musulmane indonésienne qui devient de plus en plus conservatrice« . Le sinologue indonésien Leo Suryadinata perçoit, lui, une « guerre idéologique » entre « les réformistes […] représentés par le président Joko Widodo (alias Jokowi) et le gouverneur de Jakarta Basuki Tjahaja Purnama (alias Ahok) [et] les intérêts bien établis […] représentés par l’ex-président Susilo Bambang Yudhoyono et l’ex-candidat à la présidence Prabowo Subianto ».

Pour The Economist, l’affaire a deux conséquences durables. La première est l’avantage marqué par les adversaires d’Ahok. La deuxième est la capacité de l’armée de terre, dont le rôle politique a largement diminué depuis la fin du régime Soeharto, à influencer les affaires du pays*. Le principal accusateur d’Ahok, le FPI, a en effet été créé à la fin des années 1990 et du régime Soeharto avec la bénédiction des secteurs de l’armée pour attaquer les militants pro-démocratie**.

Instrumentalisation

La presse occidentale parle de l’affaire Ahok en terme de « blasphème ». Selon Tareq Obrou, théologien et imam de la mosquée de Bordeaux, « la notion de blasphème n’a pas d’équivalent en islam. Il s’agit plutôt d’apostasie (riddat), qui ne concerne que le musulman qui renie sa foi ». Pour Ismatu Ropi, professeur à l’université islamique nationale Syarif Hidayatullah à Jakarta, « le concept de blasphème est en fait très vague et n’a été développé que tard ». En Indonésie, l’affaire est plutôt vue comme une question de manque de respect envers une religion. C’est d’ailleurs à ce titre que l’Association des étudiants catholiques d’Indonésie a porté plainte auprès de la police contre Rizieq Shihab, le dirigeant national du FPI, pour insulte à la religion catholique. Rizieq aurait demandé lors d’une réunion publique le 25 décembre 2016 : « Si Dieu a enfanté, qui était alors la sage-femme ? » Nous comparons plutôt l’article 156 du Code criminel indonésien à l’article 24 de la loi française du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui stipule entre autres : « Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement. »
*En anglais, ce mot n’a pas le sens « biologique » qu’il a en français, et signifie plutôt « groupe ethnique ».**Nadirsyah Hosen, « Race and Religion in the 2012 Jakarta Gubernatorial Election : the Case of Jokowi-Ahok », in Tim Lindsey & Helen Pausacker, Religion, Law and Intolerance in Indonesia, Routledge, Oxon, 2016.
Cela dit, le journaliste indonésien Andreas Harsono craint que l’instrumentalisation politique de la législation sur les insultes aux religions ne devienne plus fréquente. Le juriste indonésien Nadirsyah Hosen disait déjà, à propos de l’élection gouvernatoriale de 2012 à Jakarta, que « l’utilisation de la race* et de la religion dans la campagne électorale en Indonésie [continuerait], puisque différentes races et religions font partie de la diversité du pays »**. L’affaire Ahok lui donne raison.
*Novi Setuningsih, « YLBHI: Hapuskan UU Penodaan Agama » (« La Fondation d’aide légale d’Indonésie : supprimez la loi sur le salissement d’une religion »), Suara Pembaruan, 18 novembre 2016.
Le 18 novembre, la Fondation d’aide légale d’Indonésie (YLBHI) demandait la suppression des dispositions de la loi de 1965 et de l’article 156 du Code criminel, arguant que « beaucoup de choses sont exploitées justement pour non seulement discréditer un groupe ou une conviction mais même pour passer au meurtre »*. L’YLBHI propose qu’à la place, la police intervienne contre ceux qui propagent la haine et la violence, y compris à caractère racial ou religieux. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’une association, le Student Peace Institute (SPI), a porté plainte contre le dirigeant du FPI le lendemain de la plainte de l’Association des étudiants catholiques. Mais alors que le motif de cette dernière était l’insulte au catholicisme, celui du SPI était « l’expression de la haine » (ujaran kebencian). Il n’est pas anodin que le représentant du SPI, Doddy Abdallah, soit un jeune musulman. Il représente cette partie de l’opinion musulmane qui entend défendre le pluralisme et préserver l’harmonie entre les religions.

Selon toute vraisemblance, L’affaire Ahok est une instrumentalisation de la religion musulmane par les milieux conservateurs ou réactionnaires du monde politique indonésien. Elle ne doit toutefois pas cacher deux réalités. La première est l’énorme popularité du gouverneur sortant, comme le montrent les nombreuses mobilisations citoyennes, dont un concert donné samedi 4 février dernier, où était présente l’ex-présidente Megawati Soekarnoputri, patronne du PDI-P, avec d’autres dirigeants de partis qui soutiennent Ahok. Le gouverneur de Jakarta poursuit en effet sa campagne électorale. La deuxième réalité est que les Indonésiens musulmans se montrent de plus en plus réticents à se rendre dans des mosquées où les prêcheurs prononcent des sermons haineux. L’affaire Ahok révèle certes les menaces qui pèsent sur le projet des Indonésiens depuis l’indépendance, mais également leur détermination à le réaliser : une nation diverse et plurielle, et une société démocratique.

Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.