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Les Chinois d'Indonésie

Une cliente achète des décorations pour le Nouvel An chinois à Jakarta, le 9 février 2013
Une cliente achète des décorations pour le Nouvel An chinois à Jakarta, le 9 février 2013. (Crédit : BAY ISMOYO / AFP)
Le 17 août dernier, l’Indonésie fêtait les 70 ans de la proclamation de son indépendance. Cette année, la presse, de nombreux blogs et les réseaux sociaux se sont particulièrement intéressés à une jolie lycéenne, Maria Felicia Gunawan, chargée de prendre des mains du président Joko Widodo le vieux drapeau qui avait été levé le 17 août 1945, après que Soekarno eut lu la proclamation. Chaque année ce jour-là, ce drapeau est ensuite hissé sur la hampe du palais présidentiel. La presse ne donne pas la raison de son intérêt pour la jeune fille. Les blogs et les réseaux sociaux la révèlent : Felicia est une Chinoise d’Indonésie, et ils s’en réjouissent. Elle est la démonstration que les Indonésiens chinois font partie de la communauté nationale.
*Jemma Purdey, Anti-Chinese Violence in Indonesia, 1996-1999 (2006).
Pourtant, comme le rappelle l’historienne australienne Jemma Purdey, « les Indonésiens chinois ont périodiquement été l’objet de violences au travers de divers régimes, dirigeants et modèles politiques »*. En particulier, la fin du régime Soeharto en 1998 a été provoquée par des émeutes marquées par le viol de centaines de Chinoises. Ces violences ne sont pas récentes : en 1740, les autorités de Batavia, principal établissement néerlandais dans l’archipel, avaient massacré quelque dix mille Chinois à la suite d’attaques à la périphérie de la ville d’Européens par des gangs chinois.
La présence des Chinois en Indonésie est ancienne. Gresik, un des ports du royaume hindou-bouddhique de Majapahit dans l’est de Java, aurait été fondé par des marchands chinois au XIVe siècle. Ma Huan, l’interprète qui accompagnait l’amiral musulman chinois Zheng He lors d’une de ses expéditions en 1413-1415, note la présence de communautés chinoises établies dans les ports de la côte nord de Java. Les deux principales origines des Chinois de Java sont alors des déserteurs, d’abord de l’expédition navale désastreuse de Kubilai Khan contre le royaume javanais de Singasari en 1292, et les passages de Zheng He entre 1404 et 1424.
*A l’époque, les Chinois ne possédaient pas encore la technologie que demandait la navigation en haute mer, alors que les ancêtres des Indonésiens allaient sur la côte orientale de l’Afrique peut-être dès le Ier siècle de notre ère, selon certaines interprétations de la Naturalis historia de Pline l’Ancien (parue vers 77 après JC).
Les relations commerciales entre Java et le sud de la Chine, d’où sont originaires l’essentiel des ancêtres des Indonésiens chinois, sont encore plus anciennes. Rédigé à la fin du IIIe siècle, le Nanzhou Yiwuzhi (南州异物志, « Rapport sur les étrangetés des régions méridionales », cité par Denys Lombard dans le Carrefour javanais, 1990), décrit des bateaux kunlun (崑崙), du nom que les Chinois donnaient à l’époque aux populations d’Asie du Sud-Est maritime. Ces navires de soixante mètres avec six à sept cents hommes à bord, venaient dans les ports du sud de la Chine*. Ce n’est qu’après la dynastie des Song du Sud (1127-1279) que les connaissances des Chinois sur ces « régions méridionales » progressent rapidement. Toutefois, les voyages privés restent interdits jusqu’au XVIe siècle. Avec la légalisation du commerce extérieur dans les provinces méridionales du Fujian et du Guangdong, le développement de communautés chinoises devient une caractéristique de l’Asie du Sud-Est, notamment à Java. Ainsi au milieu du XVIIe siècle, Batavia, fondée par les Néerlandais en 1619, et Banten, un sultanat à l’Ouest, comptent chacune des communautés chinoises de quelques milliers d’individus.
La tradition veut que ce soit à Lasem que des Chinois débarquent pour la première fois à Java. Lasem est d’ailleurs surnommée « la petite Chine de Java ».
A Java, les Chinois ne sont pas seulement marchands. Ainsi dans les années 1620, le sultan Agung du royaume javanais de Mataram nomme un certain Cik Go Ing gouverneur de la cité de Lasem avec le titre de Tumenggung Mertaguna, comme successeur de Singgawijaya, lui aussi Chinois. Que ce soit sous les rois de Mataram ou à l’époque coloniale,
Paul Piollet, Claudine Salmon, Denys Lombard, « Une culture révolue ? Le Pasisir javanais, de Gresik à Rembang », Archipel (1996).
la nomination de Chinois à des postes élevés de l’administration n’avait rien d’exceptionnel, car ils constituaient alors une partie significative de la population des villes de la côte nord de Java. Bien des familles priyayi, que l’historien français Romain Bertrand qualifie de « noblesse de robe » javanaise, ont des ancêtres chinois. Le mariage entre une fille de marchand chinois et un rejeton noble javanais était chose courante, si l’on en croit l’historien indonésien Benny G. Setiono. « Redorer son blason » était aussi une pratique à Java.
La tradition javanaise associe également les Chinois à la diffusion de l’islam. Les chroniques de cour de Java disent ainsi que Raden Patah, fondateur de Demak, le premier grand royaume musulman de Java, était le fils du dernier roi de Majapahit et d’une Putri Cina, une « princesse de Chine ». A Cirebon dans l’ouest de l’île, on trouve côte à côte les tombes de Sunan Gunung Jati, un des neufs apôtres qui, selon la légende, ont propagé l’islam à Java, et de son épouse la « princesse Ong Tien », qu’on dit être une fille d’un empereur de la dynastie Ming. A Kudus près de Lasem, se trouve la tombe d’un certain The Ling Sing, un menuisier chinois qui « aurait aidé à diffuser l’islam dans la région ».
Il existe d’importantes communautés chinoises historiques ailleurs en Indonésie. A Palembang dans le sud de Sumatra, la présence chinoise remonte au moins au XIVe siècle. L’érudit bouddhiste I Tsing (義淨) est le premier Chinois connu à y avoir vécu, quelques mois en 671 puis en 672, à l’époque où cette ville s’appelait Sriwijaya et était la plus puissante cité-Etat d’Asie du Sud-Est et un grand centre d’études bouddhiques. Bien plus tard, en 1407, l’empereur Yongle des Ming envoie Zheng He entre autres pour soumettre le pirate Chen Zuyi (陳祖義), qui gouverne Palembang et terrorise la région. Au début du XVIe siècle encore, Palembang est une colonie chinoise gouvernée par un « chef de la pacification » (voir l’ouvrage de Geoffrey C. Gunn, History Without Borders: The Making of an Asian World Region, 1000-1800, paru en 2011). Dans la province de Kalimantan occidental (ouest de Bornéo), des Chinois forment dans les années 1770 une kongsi (公司, association à base clanique dans la diaspora chinoise) minière suffisamment puissante pour se qualifier elle-même de « République de Lanfang » (Lánfāng Gònghéguó, 蘭芳共和國). L’actuel gouverneur de Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama, qu’on appelle familièrement « Ahok »(son nom de naissance est Tjung Ban Hok, 鍾萬學), est un Hakka de Belitung, où des Chinois sont venus travailler dans les mines d’étain de la Billiton Maatschappij, fondée en 1860 par des industriels néerlandais. En 1863, Jacob Nienhuys, un planteur néerlandais de Java, entreprend de planter du tabac dans le nord de Sumatra et recrute des Chinois de Singapour.
Claudine Salmon, Literary Migrations. Traditional Chinese Fiction in Asia (17th-20th centuries), (1987).
Les Chinois ont joué un rôle dans la construction nationale. Sur le plan politique, on trouve cinq Chinois parmi les membres du comité préparatoire pour l’indépendance créé en 1945 par les autorités d’occupation japonaises. Dans les domaines littéraire et linguistique,
*A. S. Marcus, Kesastraan Melayu Tionghoa dan kebangsaan Indonesia, « la littérature malaise chinoise et le nationalisme indonésien », 2001.
Claudine Salmon, spécialiste des Chinois d’Asie du Sud-Est au CNRS, a montré la valeur de la littérature de langue malaise des Chinois d’outre-mer, que des Indonésiens considèrent aujourd’hui comme ayant joué un rôle important dans la construction d’une langue moderne qui deviendra l’indonésien*.
Au cours de l’histoire, de nombreux Chinois se sont fondus dans la population indigène par mariage. Les Chinois d’Indonésie ne font pas seulement partie de l’histoire du pays. Ils ont participé à la construction d’une nation moderne dont ils font légitimement partie.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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