Politique
Expert - Indonésie plurielle

Indonésie : le bruit du complot derrière les émeutes après les élections

Qui a organisé les émeutes post-électorales du 21 mai 2019 à Jakarta ? (Source : Straits Times)
Qui a organisé les émeutes post-électorales du 21 mai 2019 à Jakarta ? (Source : Straits Times)
Du 21 au 23 mai derniers, Jakarta a connu ses pires émeutes depuis celles qui en mai 1998 avaient conduit à la démission de Soeharto. Elles faisaient suite à une manifestation l’après-midi du 21, où des milliers de partisans de Prabowo Subianto, le candidat malheureux de l’élection présidentielle du 17 avril, estimaient que cette élection avait été entachée de fraude et que le vainqueur était leur champion. L’ONG Human Rights Watch, qui on compte 8 morts et 700 blessés, réclame une enquête indépendante.
Amien Rais était une figure de l’opposition à Soeharto en 1998. Aujourd’hui soutien de Prabowo, ex-gendre dudit Soeharto, il avait annoncé en avril dernier qu’en cas de fraude, plutôt que de porter un recours à la Cour constitutionnelle comme l’avait fait son candidat déjà malheureux en 2014, il ferait appel au « people power » et organiserait une manifestation pour protester.

Anciens combattants du groupe État islamique en Syrie

*L’Indonésie compte 34 provinces, plus de 400 départements, près de 100 villes de statut équivalent au département, et autant d’assemblées régionales.
Le 17 avril, les Indonésiens ont voté en même temps pour différentes scrutins dans tout le pays. « L’une des journées électorales uniques les plus compliquées de l’histoire du monde », avait alors noté le think tank australien Lowy Institute. L’Indonésie devait en effet élire, outre son président, les membres de ses assemblées nationale, provinciales et départementales*, ainsi que d’une chambre des représentants des régions, avec quelque 245 000 candidats pour plus de 20 000 sièges.
*L’usage indonésien voudrait qu’on l’appelle seulement « Joko ». C’est un de ses clients du temps où il n’était encore qu’un jeune fabricant et exportateur de meubles, un Français nommé Bernard Chêne, qui lui a donné le surnom de « Jokowi », plus commode à utiliser selon lui.
Le 18 avril au matin, des sondages privés donnaient 55% au président sortant, Joko Widodo, dit « Jokowi »*, contre 45% à son adversaire Prabowo, qui avait déjà été son rival lors de l’élection précédente en 2014. Jokowi annonce alors sa victoire, expliquant qu’il a reçu des messages de félicitations de 22 dirigeants, dont le Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad et le président turc Recep Tayyip Erdogan. En même temps, il demande à ses partisans d’attendre les résultats officiels, prévus le 22 mai. Mais de son côté, Prabowo déclare que son équipe a des preuves de fraude et affirme que des comptages internes lui donnent 62% des votes.
Le 9 mai, ses partisans organisent une manifestation devant l’Agence de surveillance électorale, la Bawaslu (Badan Pengawasan Pemilihan Umum), située sur l’avenue Thamrin, une des principales artères de Jakarta. Ils demandent que l’agence, ainsi que la commission électorale, la KPU (Komisi Pemilihan Umum), disqualifient Jokowi pour fraude.
Le 17 mai, la police annonce avoir arrêté 29 personnes qui projetaient de faire exploser des bombes. La plupart sont d’anciens combattants de l’État islamique en Syrie et des membres de la Jamaah Ansharut Daulah, un groupe qui s’était fait connaître en mai 2018 pour des attentats contre trois églises à Surabaya, la deuxième ville d’Indonésie. Une organisation dite « 212 » – pour « 2 décembre » 2016, date d’une des grandes manifestations contre Ahok, l’ancien gouverneur de Jakarta – annonce qu’elle descendra dans la rue le 22 mai. De son côté, la police promet le déploiement de 32 000 policiers et soldats dans la capitale pour cette date. Les partisans de Prabowo décident malgré tout de maintenir leur projet de manifestation ce jour-là. Malgré la menace terroriste, explique la police, ses hommes ne seront pas équipés de balles réelles.

Cocktails Molotov et balles de caoutchouc

Le 21 mai, pour éviter des rassemblements, la KPU dévoile finalement les résultats à 2 heures du matin. Sur plus de 154 millions de votes validés (pour 158 millions de bulletins et près de 193 millions d’inscrits, soit un taux de participation de près de 82%), le président sortant Joko Widodo en a obtenu 85,6 million (55,5%), contre 68,7 million (44,5%) pour Prabowo.
L’après-midi, Prabowo fait savoir qu’il portera un recours auprès de la Cour constitutionnelle, dénonçant des irrégularités dans le décompte des votes. Des milliers de ses partisans se rassemblent alors devant la Bawaslu. Vers 21 heures, sur demande de la police, les manifestants se dispersent. Mais vers 23 heures, des dizaines d’individus tentent de forcer le portail de l’agence. Selon l’inspecteur-général Mohammad Iqbal, le directeur des relations publiques de la police, ils lancent des pierres, des cocktails Molotov et des pétards. La Brimob (Brigade Mobil, corps de la police chargé du maintien de l’ordre) réplique par des tirs de grenades lacrymogènes et de balles de caoutchouc. La situation semblait sous contrôle, mais le 22 mai vers 3 heures du matin, une autre foule apparaît dans l’ouest de la capitale, qui prend d’assaut une caserne de la Brimob. Les émeutes reprennent vers 10 heures.
Ce jour-là, le gouverneur de Jakarta, Anies Baswedan (élu contre Ahok en 2017), déplore six morts et plus de deux cents blessés soignés dans des hôpitaux. D’après la police, quatre des six morts ont été tués à l’arme blanche tandis qu’une enquête a été ouverte sur les deux autres décès. L’équipe de campagne de Prabowo déclare de son côté n’avoir rien à voir avec les émeutiers. L’après-midi, une foule manifeste de nouveau pacifiquement devant la Bawaslu. Le président se montre ferme : il ne tolèrera pas ceux qui perturbent le processus démocratique et l’unité du pays. Le soir, le chef de la police, le général Tito Karnavian, annonce que ses hommes ont arrêté 257 émeutiers et saisi sur eux des enveloppes contenant de l’argent. Deux des personnes arrêtées sont membres du Mouvement réformiste islamique, le Garis (Gerakan Reformis Islam), une organisation qui soutient le groupe État islamique et a envoyé près de deux cents hommes en Syrie. Lorsque vers 18h30 la police demande la dispersion de la manifestation devant la Bawaslu, des manifestants lui lancent des pétards. Les heurts se poursuivent jusqu’à tôt dans la matinée du 23 mai.

Tentative d’assassinats et action coordonnée

Ce matin-là, la police annonce un total de sept morts depuis le début des émeutes. Mais le gouverneur Anies parle de huit morts, sans toutefois en indiquer la cause, alors que l’enquête policière se poursuit. Pour Human Rights Watch, sept des huit morts sont dues à des balles de caoutchouc et une à des balles réelles. Par ailleurs, 185 autres émeutiers ont été arrêtés, ce qui porte le total à 442 personnes. Le 23 au soir, le calme est revenu dans la capitale.
Le 24 mai, la police explique que les émeutiers arrêtés lors de l’attaque de la caserne de la Brimob ont été payés pour manifester. Le 28, dans une nouvelle conférence de presse, elle affirme que les émeutes étaient le fruit d’une action coordonnée dans laquelle les émeutiers utilisaient des groupes WhatsApp pour communiquer. Six hommes suspectés de projeter l’assassinat de quatre personnalités ont été appréhendés avec en poche 286 millions de rupiah (près de 18 000 euros). L’argent vient des « élites », déclare la police. Selon un des six suspects, Iwan Kurniawan, le cerveau du complot est le général à la retraite Kivlan Zein. Kivlan a été désigné par la police comme suspect de trahison. L’argent était destiné à acheter des armes.
Les forces de sécurité savent qui sont les commanditaires des émeutes, peut déclarer Wiranto, le ministre coordinateur de la Sécurité. Un parlementaire du Gerindra, le parti de Prabowo, demande l’ouverture d’une enquête par une équipe indépendante. La Commission nationale indonésienne pour les droits de l’homme (Komnas HAM) pour sa part annonce qu’elle va mener sa propre enquête.
*Komisi untuk Orang Hilang dan Korban Tindak Kekerasan.
Le 4 juin, le vice-président Jusuf Kalla annonce une rencontre avec Prabowo : le candidat défait à la présidentielle s’est engagé à demander à ses partisans d’arrêter les manifestations. Le 11 juin, dans une nouvelle conférence de presse, la police révèle un nouveau bilan officiel de 9 morts. L’ONG KontraS* ou « commission sur les personnes disparues et victimes de violence » demande à la police davantage d’informations sur les victimes. Le 12 juin, cette dernière annonce l’arrestation de Habil Marati un membre du PPP, l’un des partis qui soutiennent Prabowo, pour participation au projet d’assassinat cité plus haut et aux émeutes du 22 mai. Habil avait auparavant été désigné comme suspect aux côtés du général à la retraite Kivlan Zein.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.