Environnement
Analyse

Indonésie : sous les fumées, une croissance toxique

Au sud de Kalimantan (île de Bornéo), le Président indonésien Jokowi inspecte une tourbière après un incendie, le 23 septembre 2015. Crédit : ROMEO GACAD / AFP.
Au sud de Kalimantan (île de Bornéo), le Président indonésien Jokowi inspecte une tourbière après un incendie, le 23 septembre 2015. Crédit : ROMEO GACAD / AFP.
C’est le plus grand défricheur au monde. À force de déforestations, l’Indonésie met en péril son écosystème unique et perturbe les pays voisins. Comme chaque année, des milliers de Malaisiens et de Singapouriens sont plongés dans des fumées toxiques, dégagées par les feux de forêts indonésiens – des incendies dus aux méthodes utilisées pour convertir les terres en monocultures (d’huile de palme essentiellement). Et malgré les 12 années ayant mené le gouvernement de Jakarta à signer l’Accord de l’ASEAN sur la pollution transfrontalière (2014), aucune véritable mesure n’a encore émergé pour résoudre ces crises à répétition.

Il faut dire que l’Indonésie tient à maintenir un taux de croissance d’au moins 5% face au développement de sa classe moyenne, alors que 28 millions de ses habitants vivent avec moins de 2 dollars par jour. En fin de compte, l’attitude qu’adoptera l’archipel pour éviter la disparition de ses forêts tropicales n’a jamais été moins claire qu’aujourd’hui…

Kuala Lumpur avec et sans le brouillard de pollution dû aux fumées toxiques dégagées par les feux de forêt indonésiens. (Copyright : Moideen Mohamed)

La redoutable période des vols retardés, des fermetures d’écoles et des problèmes sanitaires est arrivée en Indonésie. En cause : d’épaisses fumées engendrées par les centaines d’incendies forestiers et de tourbières sur les îles de Sumatra et de Bornéo (Kalimantan), majoritairement causées par la culture sur brûlis pratiquée pour préparer les terres en monocultures. Cette technique agricole primitive permet la fertilisation des terres par le feu.
Nadège Lanaud, fondatrice d’un gîte écologique dans l’ouest de Sumatra avec son mari Reno Putra, déplore l’impact des fumées sur leur activité : « Les touristes quittent l’île pour chercher refuge sur des îles plus au Sud, comme Java ou Bali. La fermeture des aéroports a entraîné une perte équivalente à un mois de bénéfice pendant la période la plus visitée ».

Un record a été atteint cette année avec 575 zones de feux à Sumatra et 1312 à Kalimantan, enregistrées par l’imagerie satellite le vendredi 11 septembre.

Contexte

L’agriculture sur brulis, prinicpale responsable de ces centaines d’incendies, est d’autant plus nocive lorsqu’elle est pratiquée sur des tourbières. Une tourbière, par définition, est une zone de végétation humide dont les conditions écologiques particulières ont permis la formation d’un sol constitué de débris végétaux dans un milieu saturé en eau. Cet écosystème est donc issu de l’accumulation de flore inerte, partiellement décomposée, baignant dans l’humidité pendant des milliers d’années.

Pratiquée sur une tourbière, la culture sur brûlis nécessite le drainage des sols humides à l’aide de canaux. Avec le climat chaud et sec de la région, cet écosystème devient alors particulièrement inflammable jusqu’à provoquer des incendies incontrôlables. Une grande quantité de carbone est alors libérée puisque les tourbières d’Indonésie détiennent près de six fois la quantité de carbone émise par les énergies fossiles chaque année.

Schéma : la dégradation des tourbières tropicales en cinq étapes, faisant passer les forêts vierges en monocultures.
Schéma : la dégradation des tourbières tropicales en cinq étapes, faisant passer les forêts vierges en monocultures.

Qui est responsable ?

L’identification des coupables ne s’est pas faite aisément. L’Indonésie accuse ses voisins de protéger certaines entreprises qui investissent dans les plantations indonésiennes. Parmi elles, la firme Temasek Holdings, qui contribue à 60% du PIB de Singapour et dont la cité-Etat est la principale actionnaire. Côté malaisien, l’Indonésie a condamné l’entreprise PT ADEI Plantation and Industry à payer une amende de plus d’1 milliards de dollars en 2014, pour dommages causés à l’environnement. L’un de ses managers a également écopé d’1 an de prison et d’une amende de 160 000 dollars.
Infographie : de 2006 à nos jours, le nombre annuel de feux est assez variable. Mais 2015 pourrait bien être une année record. Réalisation : Alexandre Gandil.
Infographie : de 2006 à nos jours, le nombre annuel de feux est assez variable. Mais 2015 pourrait bien être une année record. Réalisation : Alexandre Gandil.

Le troisième poumon du monde en danger

Avec la déforestation, l’Indonésie met en péril la troisième plus grande étendue de forêt tropicale au monde, derrière l’Amazonie et la République démocratique du Congo. Elle opère des coupes sélectives d’arbres forestiers de grande valeur et du défrichement de terres pour la monoculture. Une fois que la forêt vierge, appelée « forêt primaire », est abattue de manière sélective, elle devient une forêt « perturbée », appelée « forêt secondaire ».

La disparition d’arbres originels conduit à la perte de fonctions cruciales des écosystèmes tels que la séquestration du carbone, la régulation du climat, la stabilité des sols ou la protection contre les inondations. Couplée à l’utilisation d’herbicides dans les plantations, la déforestation met en danger la biodiversité unique de l’Indonésie, qui abrite 17% des espèces de la Terre.

Une étude publiée dans la revue Nature Climate Change en 2014 par Margono et Hansen, évalue les pertes de forêts primaires à un total de 6,02 millions d’hectares (Mha) entre 2000 et 2012. Soit la superficie du Sri Lanka, ou de 6 millions de terrains de football.

Face à l’ampleur de cette crise et à l’approche de la COP21, l’Indonésie s’est fixé l’objectif de réduire de 29% ses émissions de CO2 d’ici 2030.

Industries forestières et croissance

Ces engagements ambitieux sont questionnés par beaucoup à l’aune de priorités nationales concurrentes telles que la gestion d’une population de 300 millions de personnes d’ici 2035.

Avec ses richesses naturelles, le pays est bien placé pour tirer profit de la demande mondiale pour les produits de base comme l’huile de palme, le bois, le sucre, le riz, les pâtes et papiers. L’industrie d’exploitation et de transformation du bois dans son ensemble représente 3,5% du PIB indonésien (21 milliards de dollars) et emploient 4% de la population active (4 millions de personnes).

En outre, le gouvernement souhaite doubler sa production d’huile de palme d’ici 2020 pour réduire sa dépendance énergétique. La production de biocarburants doit ainsi se substituer aux importations de pétrole coûteuses.

Une loi insuffisante et peu appliquée

Cette année, le président Jokowi a prolongé le moratoire mis en place par son prédécesseur en 2011. Issu d’un décret présidentiel non contraignant juridiquement, il suspend pour deux ans l’octroi de nouvelles concessions pour convertir les tourbières et les forêts primaires en plantations.

Malgré une baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 1 à 2,5% ces quatre dernières années, les limites du moratoire ont été jugées inacceptables par les groupes environnementaux. Le responsable de la campagne Greenpeace pour les forêts, Teguh Surya, exprime sa déception face à « la simple prorogation du texte par le président, sans aucun changement significatif ». Il explique que le moratoire ne concerne que les forêts primaires et les tourbières ne faisant pas l’objet de permis déjà accordés à des firmes. « Ce qui signifie que 5,8 Mha de tourbières, soit 29% des tourbières totales du pays, ainsi que 45,2 Mha de forêts secondaires, constituant plus de la moitié des forêts indonésiennes, ne sont pas protégées par le moratoire ». Une superficie équivalente à l’Allemagne et la Grèce réunies.

Il y a pire encore. Des permis d’exploitation qui incluent des forêts primaires sont toujours accordés par principe, et ne sont pas remis en question avec la publication du moratoire ; or, les opérations n’ont pas encore commencé. Il en va de même pour toutes les zones forestières dont l’exploitation est jugée vitale pour l’économie dans le cadre de projets géothermiques, de pétrole et gaz naturel, d’électricité ou autres projets agricoles.

Carte : les forêts de Kalimantan (Bornéo) et concessions d'exploitation (huile de palme, fibre de bois) accordées par le gouvernement. Malgré le moratoire de 2011, certaines concessions empiètent sur la forêt vierge (dite forêt primaire). Réalisation : Alexandre Gandil.
Carte : les forêts de Kalimantan (Bornéo) et concessions d'exploitation (huile de palme, fibre de bois) accordées par le gouvernement. Malgré le moratoire de 2011, certaines concessions empiètent sur la forêt vierge (dite forêt primaire). Réalisation : Alexandre Gandil.
Selon Greenpeace, ces problèmes s’expliquent avant tout par une trop faible application de la loi. Le parc national de Tesso Nilo, dans la province de Riau a perdu 40% de sa couverture forestière depuis 2000 en dépit de son statut de zone protégée par le gouvernement. D’où la nécessité pour Jakarta de s’attaquer aux racines du problème.

Un régime foncier chaotique

En 2013, 8000 litiges fonciers ont été enregistrés dans le pays par le Bureau National du territoire (BNP), dont plus de la moitié concernant l’industrie d’huile de palme. A l’origine de ces litiges : un système foncier précaire établi dans les années 1960.

L’affaire commence en 1965 lorsque le général Suharto prend le pouvoir et étend le contrôle de l’Etat sur les terres, mettant ainsi un terme au programme de réforme foncière lancé au lendemain de l’indépendance.
En 1967, le régime du Nouvel Ordre classe 70% des terres du pays en « forêts d’Etat ». En vertu de ce statut, ces terres appartenant initialement à des groupes indigènes ont pu être loués à des firmes privées, lesquelles ont procédé à leur défrichement pour cultiver l’huile de palme.

A la chute du régime autoritaire en 1998, le programme de décentralisation – accompagnant la transition démocratique – crée « des centaines de fiefs » gouvernés par des élus locaux. Ces chefs financent leurs campagnes électorales à l’aide de pots de vin en échange de permis de concession octroyés. L’attribution excessive des permis conduit à des situations telles qu’en 2013, pas moins de 3 254 521 hectares de concessions dans le district de Ketapan à Kalimantan, ont été approuvés, soit 3% de plus que la superficie totale du district (3 158 800 hectares). Une situation ubuesque due à la prolifération de cartes contradictoires et à la complicité des chefs locaux, qui permettent aux firmes d’échapper à toute procédure juridique.

Pour vérifier la totalité des cartes existantes, le gouvernement a mis en place l’initiative « One Map », destinée à terme à créer une carte unique de référence.

Ex-déforesteurs, nouveaux défenseurs ?

En septembre 2014, les quatre plus grandes entreprises d’huile de palme – Asie Agri, Cargill, Golden Agri Resources et Wilmar, rejoints cette année par Musim Mas – se sont accordées sur l’Engagement pour l’Huile de Palme Indonésienne (IPOP). Cet engagement « zéro déforestation » dépasse l’action gouvernementale en incitant les firmes à circonscrire leurs activités forestières en dehors des zones dites sensibles écologiquement, ce qui inclut les forêts secondaires et l’ensemble des tourbières. Les firmes mettraient donc l’accent sur l’accroissement des rendements dans les plantations existantes pour réduire la déforestation.

Le gouvernement a toutefois rejeté l’initiative, étant préoccupé par son impact sur les petits exploitants agricoles. De leur côté, les militants environnementaux exhortent les autorités à renforcer l’IPOP dans la législation nationale et à aider les agriculteurs dans leur transition vers une production durable à l’aide des subventions existantes. Ils soulignent également le risque de laisser la lutte pour la protection environnementale aux mains du secteur privé. Sans réelles réformes, des firmes plus opaques, non soumises aux pressions internationales, pourront poursuivre leurs activités en toute impunité.

Vrai dilemme ou fausse question ?

A moins de deux mois de la COP21, l’Indonésie est partagée entre obligations environnementales et ambitions économiques. Un dilemme à relativiser néanmoins selon l’étude récente du World Resources Institute. Compte tenu de l’impact du moratoire, l’institut estime qu’une protection totale des tourbières et des forêts primaires comme secondaires réduirait les émissions de GES de 35 % et ne diminuerait les profits que de 4% à Kalimantan.

Cette démarche pourrait alors profiter à tous. Pour l’Indonésie, il ne s’agit pas d’un dilemme cornélien, mais d’un choix clair pour son avenir : un modèle de croissance insoutenable au prix d’une forte dégradation environnementale, ou bien une gestion responsable de ses ressources naturelles, au bénéfice de tous.

Par Sarah Margono Samsudin et Razali Samsudin

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A propos de l'auteur
Experte en relations internationales et spécialiste des enjeux de développement (particulièrement en Asie du Sud-Est). Elle a été formée dans les instituts de la School of Oriental and African Studies (SOAS) à Londres et de l’INALCO à Paris. Engagée dans la problématique de développement humain, elle a notamment travaillé pour le think-tank Center for Strategic and International Studies et le Programme des Nations Unies pour le Développement à Jakarta.
Expert en développement durable et environnement avec une prédilection pour la question de l’eau. Il a été formé dans les instituts de Dauphine à Paris et Imperial Collège à Londres. Animé par la recherche de solutions durables nouvelles, il aborde les questions d’économie circulaire, de technologies environnementales et d’éco-tourisme. Il a notamment travaillé au Forum for the Future à Londres et à Greenpeace à Jakarta.