Mer de Chine du Sud : le secret des routes sous-marines

Contexte
La « langue de bœuf » désigne la zone revendiquée par Pékin en mer de Chine du Sud, qui correspond à la quasi-totalité de la zone. C’est l’autre nom de la « ligne en onze traits » sur la carte chinoise de 1947. Elle est connue aujourd’hui sous le nom de « ligne à neuf traits » après que l’ancien Premier ministre Zhou Enlai a enlevé deux traits dans le Golfe du Tonkin.
La « langue de boeuf » chinoise a été remise en cause récemment par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye le 12 juillet dernier. Saisi par les Philippines, le tribunal a jugé qu’il n’y a « aucun fondement juridique pour que la Chine revendique des droits historiques sur des ressources dans les zones maritimes à l’intérieur de la ligne en neuf traits » (lire notre article sur l’arbitrage pour mieux comprendre). Aujourd’hui, les Philippines de Rodrigo Duterte ont fait volte-face et décidé d’ignorer cet arrêt de la Cour de La Haye. En témoigne le premier voyage officiel en Chine du président philippin du 18 au 21 octobre.
Cette grille offre ainsi une lecture alternative des conflits territoriaux en mer de Chine méridionale, et plus particulièrement des revendications et autres opérations de remblaiement considérables menées ici et là par la Chine en un rien de temps. Elle contredit en effet l’idée largement répandue selon laquelle l’enjeu principal de ces « bisbilles » animant le pourtour de cette mer serait le contrôle de la pêche ou l’appropriation d’hypothétiques hydrocarbures, qu’on a d’ailleurs jamais trouvés en quantités.
Ambitions militaires chinoises
Le général Daniel Schaeffer est un ancien attaché de défense en Thaïlande, au Vietnam et en Chine, conseiller en stratégie d’entreprise sur la Chine et le Vietnam et membre de plusieurs cercles de réflexion sur l’Asie. François-Xavier Bonnet est un géographe basé à Manille, chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).
Les deux présentent des lectures complémentaires géographiquement. Leur conclusion est la même : la politique menée par Pékin dans les eaux méridionales vise à faire de la Chine, non seulement le gestionnaire des droits de passage, mais surtout la seule puissance en capacité de promener librement sur place des navires de guerre, et plus précisément des sous-marins lanceurs d’engins (SNLE), l’arme de dissuasion nucléaire ultime.
Pékin « veut que seule sa marine puisse évoluer en sécurité en surface et sous l’eau, sans qu’aucun navire de guerre étranger n’y vienne évoluer sans son consentement et hors de l’application de ses propres lois maritimes. C’est la raison pour laquelle, si un jour la Chine devait être contrainte sous la pression internationale d’abandonner la « ligne en neuf traits », elle s’est ménagée une solution de repli en créant des lignes de base droites autour des archipels de la mer de Chine du Sud », écrivait ainsi Daniel Schaeffer dès 2010 dans un texte qui n’a pas pris une ride.
Routes sous-marines « secrètes » au cœur des îles Spratleys
Les faisceaux de présomptions respectifs de ces deux chercheurs obstinés reposent notamment sur un postulat : au beau milieu de la mer de Chine méridionale, il y a des eaux profondes connues de longue date. Or, la profondeur reste la condition sine qua non de la discrétion des sous-marins, lesquels redoutent par-dessus tout les avions de patrouille maritime avec leurs batteries d’outils de détection.
Surtout, ces eaux profondes se trouvent jusqu’au cœur des îles Spratleys, contrairement à une idée très largement répandue selon laquelle l’étendue de mer entourant cet endroit serait peu profonde. Mieux : des routes sous-marines permettent en fait d’entrer et de ressortir en toute discrétion des quatre coins de l’explosif archipel. François-Xavier Bonnet a en effet découvert que des corridors traversent tout bonnement les Spratleys, permettant de se promener en profondeur sous l’eau, entre ces récifs tous réputés si périlleux pour la navigation.
Contrôler les points stratégiques
Ces hauts-fonds, situés au sud-est des Paracels, constituent un « ensemble de récifs en permanence recouverts par la mer », note le général Schaeffer. Et de conclure que la Chine dissimule ses vraies intentions : « En regard du droit de la mer, ces hauts-fonds ne sont en aucun cas des îles. Par voie de conséquence, ils ne peuvent jouir d’un quelconque statut de territoire sur lequel une souveraineté peut être exercée. Mais, recourant à un artifice, la Chine tente de justifier ses prétentions dessus. »
Cet « artifice », c’est le soit-disant archipel des Zhongsha, le troisième « Sha » sur lesquels la Chine a auto-proclamé sa souveraineté avec les Paracels et les Spratleys, établissant même une préfecture pour les administrer. Fondamentalement, il reste difficile de comprendre ce que sont les Zhongsha, un groupe de positions distinctes en mer, très éloignées les unes des autres, et dont le seul élément visible à marée basse est l’atoll immergé de Scarborough. Mais l’intérêt d’en faire une entité unique chinoise est ailleurs : il faut assurer la sortie des sous-marins de Sanya vers le Sud, et donc contrôler les points les plus stratégiques de cette route.
Recherche du pétrole au second plan
« L’étude de la bathymétrie montre comment le plateau continental entoure le bassin, s’étend vers le milieu de la mer à partir des côtes des différents pays concernés. Elle montre que l’extension la plus favorable pour les riverains se situe au Sud, entre la côte sud du Vietnam et la côte nord-ouest de l’État malaisien de Sarawak, sur l’île de Bornéo », remarque ainsi le général Schaeffer. Et d’ajouter, un brin malicieux : « Quant à la haute mer, sur une aire en vague forme d’ellipse qui se dessine selon un axe focal de 900 milles et un petit axe de 400 au milieu du bassin, sa profondeur mesure entre 2 000 et 4 000 mètres. Elle constitue de ce fait une zone tout à fait propice à l’activité de sous-marins. »
Il est vrai qu’avec une carte sommaire sous les yeux, cette différence entre haute mer et mer peu profonde ressort immédiatement, et l’on devine plus aisément par où il convient d’aller chercher du pétrole, et où il convient de passer pour rester furtif en sous-marin. Les Spratleys sont les positions les plus disputées, mais elles sont bien dans la deuxième catégorie.

Les découvertes sous-marines britanniques et américaines
Mais déjà durant la Seconde Guerre mondiale, écrit François-Xavier Bonnet dans un article récent, les sous-marins américains « patrouillaient la mer de Chine méridionale et traversaient régulièrement » les Spratleys. Car au total, selon ses recherches, au moins deux axes sous-marins navigables étaient alors déjà connus, traversant l’archipel d’Ouest en Est (découverte américaine), et du Nord au Sud (découverte britannique).
Malgré l’imprécision des écrits américains, François-Xavier Bonnet est par exemple en mesure d’avancer que la route traversant les Spratleys d’Est en Ouest, au départ des rivages de l’île philippine de Palawan, se termine par une fourche dans l’ouest de l’archipel, peu avant Fiery Cross. Elle permet ainsi à un sous-marin de contourner le récif par le Nord ou le Sud pour déboucher sur la partie ouest de la mer de Chine, près du Vietnam ou de la Malaisie. A noter que Fiery Cross est actuellement une place forte du dispositif chinois dans les Spratleys.
De quoi s’ouvrir de nouvelles perspectives analytiques sur les positions arrachées dans un passé lointain ou récent par le Vietnam, les Philippines puis la Chine : à la fin des années 1980, en s’installant sur Fiery Cross, « les troupes chinoises peuvent dorénavant contrôler les mouvements dans la partie ouest de la route Est-Ouest. En prenant le contrôle de Mischief Reef en 1995, au cœur de la Zone économique exclusive des Philippines, les Chinois peuvent observer, voire interférer avec les mouvements des Philippins le long de la route Nord-Sud. »
De nouvelles voies d’accès jusqu’à l’Océan indien ?
Et quand bien même ces routes seraient bloquées ou trop compliquées à pérenniser, n’y a-t-il pas un enjeu encore plus évident ? A savoir cacher des engins stationnés bien à l’abri dans les routes secrètes des Spratleys, profondes et de surcroît regorgeant de couches salines, ce qui est d’autant plus propices à la dissimulation ? En 1982, un ange passait ainsi au-dessus du ministère philippin de la Défense au sujet des Spratleys : « La région n’a jamais été suffisamment cartographiée mais il est connu qu’elle contient de nombreux îlots, récifs, atolls séparés par de profonds passages », remarquait-on à Manille, avant de poser la question qui fâche :
« Si une nation hostile peut cartographier cette région avec un degré tel qu’elle peut faire naviguer un sous-marin porteur de missiles balistiques, cette nation peut stationner des sous-marins de type Polaris et pourrait être capable de contrôler ou menacer une région dans un rayon de 4 000 km contenant un tiers de la population mondiale dont l’ensemble de l’ASEAN. La bathymétrie de la région est telle qu’il n’est pas possible de détecter un sous-marin, donc il est impossible de contre-attaquer. »
Même crainte exprimée par le général Schaeffer en 2010 : « Depuis 2002, la Chine accroît la vocation du port naval de Sanya, au sud de l’île de Hainan, en y créant une base de SNLE. Les analyses des photos satellitaires permettent d’y observer des installations spécifiques telles que les bouches de 11 tunnels humides percés au pied de la colline qui surplombe la base, une cale de démagnétisation et l’amarrage à quai d’un sous-marin de la classe Jin ou 094, un submersible capable de lancer le missile balistique Julang II. La portée de ce dernier, de 8 000 kilomètres, lui permettrait d’atteindre tout le sous-continent indien, tous les pays environnant la Chine et, en Océan pacifique, Guam et la chaîne des îles Mariannes. »
« Neutraliser la région »
Et le géographe de conclure : « Il est donc nécessaire de neutraliser cette région et cela nécessite d’une part de s’assurer de la liberté de navigation au sein de ce territoire et d’autre part, de faire signer un traité de dénucléarisation de cet espace (à défaut de le faire pour l’ensemble de la mer de Chine). Toute l’histoire des Spratleys depuis le XXe siècle a été d’éviter qu’une seule puissance puisse la contrôler. L’ASEAN, entre autres, devrait s’assurer que ce principe est respecté. » Nulle doute que de telles discussions régionales stimuleront les officiels chinois, enclins d’ordinaire à privilégier le cadre bilatéral avec leurs voisins pour discuter des contentieux.
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don