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Analyse

Mer de Chine du Sud : le secret des routes sous-marines

Ce cliché datant d'août 2014 montre un sous-marin de la flotte de Nanhai de l'Armée de libération populaire chinoise, en plein exercice naval en mer de Chine du Sud. (Crédits : AFP PHOTO / STR)
Ce cliché datant d'août 2014 montre un sous-marin de la flotte de Nanhai de l'Armée de libération populaire chinoise, en plein exercice naval en mer de Chine du Sud. (Crédits : AFP PHOTO / STR)
C’est une histoire « sous-marine » des conflits territoriaux en mer de Chine méridionale, au sens propre comme au figuré. Au sens figuré, car la situation manque cruellement de transparence, les acteurs concernés se montrant globalement peu enclins à communiquer la moindre information sensible en la matière. Au sens propre, car cette affaire se passe sous l’eau et concerne les engins militaires qui s’y cachent, c’est-à-dire les sous-marins.

Contexte

La « langue de bœuf » désigne la zone revendiquée par Pékin en mer de Chine du Sud, qui correspond à la quasi-totalité de la zone. C’est l’autre nom de la « ligne en onze traits » sur la carte chinoise de 1947. Elle est connue aujourd’hui sous le nom de « ligne à neuf traits » après que l’ancien Premier ministre Zhou Enlai a enlevé deux traits dans le Golfe du Tonkin.

La « langue de boeuf » chinoise a été remise en cause récemment par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye le 12 juillet dernier. Saisi par les Philippines, le tribunal a jugé qu’il n’y a « aucun fondement juridique pour que la Chine revendique des droits historiques sur des ressources dans les zones maritimes à l’intérieur de la ligne en neuf traits » (lire notre article sur l’arbitrage pour mieux comprendre). Aujourd’hui, les Philippines de Rodrigo Duterte ont fait volte-face et décidé d’ignorer cet arrêt de la Cour de La Haye. En témoigne le premier voyage officiel en Chine du président philippin du 18 au 21 octobre.

Traditionnel ou nucléaire, le sous-marin constitue l’arme de discrétion par excellence. Tous les pays ou presque essaient d’ailleurs de s’en munir dans la région, quand ils ne sont pas déjà bien pourvus en arsenaux et autres infrastructures. La Chine, par exemple, est membre du « top 3 » des forces navales actuelles, en progression constante, avec sa base pour sous-marins longtemps restée secrète à Sanya, sur l’île de Hainan, en mer de Chine méridionale précisément.
Cette histoire sous-marine s’écrit donc encore aujourd’hui, et sans doute même bien plus qu’hier. Elle est par conséquent forcément parcellaire, basée sur des témoignages « off » glanés auprès d’officiels dans la région par des chercheurs convaincus, et sur quelques documents historiques parfois remplis de trous et d’imprécisions. Elle n’en demeure pas moins plutôt étayée, rigoureusement rapportée, et surtout très largement plausible pour qui étudie au jour le jour ces litiges complexes.
Cette grille offre ainsi une lecture alternative des conflits territoriaux en mer de Chine méridionale, et plus particulièrement des revendications et autres opérations de remblaiement considérables menées ici et là par la Chine en un rien de temps. Elle contredit en effet l’idée largement répandue selon laquelle l’enjeu principal de ces « bisbilles » animant le pourtour de cette mer serait le contrôle de la pêche ou l’appropriation d’hypothétiques hydrocarbures, qu’on a d’ailleurs jamais trouvés en quantités.
L'enchevêtrement des revendications en mer de Chine du Sud.
L'enchevêtrement des revendications en mer de Chine du Sud.

Ambitions militaires chinoises

Cette analyse se retrouve dans les travaux récents de deux chercheurs français, Daniel Schaeffer et François-Xavier Bonnet. Tous deux considèrent, chacun de leur côté, avoir amassé suffisamment de matière pour conclure haut et fort que l’enjeu majeur des ambitions et avancées concrètes opérées par la Chine dans les Paracels, dans les Spratleys, autour de l’atoll Scarborough ou des mystérieux hauts-fonds de Macclesfield, est d’ordre purement militaire.
Le général Daniel Schaeffer est un ancien attaché de défense en Thaïlande, au Vietnam et en Chine, conseiller en stratégie d’entreprise sur la Chine et le Vietnam et membre de plusieurs cercles de réflexion sur l’Asie. François-Xavier Bonnet est un géographe basé à Manille, chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC).
Les deux présentent des lectures complémentaires géographiquement. Leur conclusion est la même : la politique menée par Pékin dans les eaux méridionales vise à faire de la Chine, non seulement le gestionnaire des droits de passage, mais surtout la seule puissance en capacité de promener librement sur place des navires de guerre, et plus précisément des sous-marins lanceurs d’engins (SNLE), l’arme de dissuasion nucléaire ultime.
Pékin « veut que seule sa marine puisse évoluer en sécurité en surface et sous l’eau, sans qu’aucun navire de guerre étranger n’y vienne évoluer sans son consentement et hors de l’application de ses propres lois maritimes. C’est la raison pour laquelle, si un jour la Chine devait être contrainte sous la pression internationale d’abandonner la « ligne en neuf traits », elle s’est ménagée une solution de repli en créant des lignes de base droites autour des archipels de la mer de Chine du Sud », écrivait ainsi Daniel Schaeffer dès 2010 dans un texte qui n’a pas pris une ride.

Routes sous-marines « secrètes » au cœur des îles Spratleys

C’est à l’aune de ce constat qu’il conviendrait peut-être aussi d’interpréter, six ans et de nombreux développements chinois plus tard, certaines réponses musclées venues d’autres Etats : les Philippines de l’ancien président Aquino, avec leur procédure d’arbitrage gonflée ; l’Amérique d’Obama, avec sa liberté de navigation et ses missions de reconnaissance dans les Spratleys ; le Vietnam de Nguyễn Phú Trọng, et son rapprochement détonnant avec Washington ; ou encore le Japon de Shinzo Abe, qui a lancé un retour « sous-marin » dans la région.
Les faisceaux de présomptions respectifs de ces deux chercheurs obstinés reposent notamment sur un postulat : au beau milieu de la mer de Chine méridionale, il y a des eaux profondes connues de longue date. Or, la profondeur reste la condition sine qua non de la discrétion des sous-marins, lesquels redoutent par-dessus tout les avions de patrouille maritime avec leurs batteries d’outils de détection.
Surtout, ces eaux profondes se trouvent jusqu’au cœur des îles Spratleys, contrairement à une idée très largement répandue selon laquelle l’étendue de mer entourant cet endroit serait peu profonde. Mieux : des routes sous-marines permettent en fait d’entrer et de ressortir en toute discrétion des quatre coins de l’explosif archipel. François-Xavier Bonnet a en effet découvert que des corridors traversent tout bonnement les Spratleys, permettant de se promener en profondeur sous l’eau, entre ces récifs tous réputés si périlleux pour la navigation.
Carte des îles Spratleys.
Carte des îles Spratleys. (Source : Australian National University ; College of Asia & the Pacific)

Contrôler les points stratégiques

Contrairement à M. Bonnet, qui se penche spécifiquement sur les routes secrètes des Spratleys, Daniel Schaeffer développe une vision plus large de la situation en mer de Chine, se concentrant sur la stratégie pékinoise en haute mer. A ce titre, ce dernier émet en filigrane des hypothèses très intéressantes, par exemple lorsqu’il se penche sur des situations comme le banc de Macclesfield, si cher aux Chinois pour une raison peu évidente de prime abord.
Ces hauts-fonds, situés au sud-est des Paracels, constituent un « ensemble de récifs en permanence recouverts par la mer », note le général Schaeffer. Et de conclure que la Chine dissimule ses vraies intentions : « En regard du droit de la mer, ces hauts-fonds ne sont en aucun cas des îles. Par voie de conséquence, ils ne peuvent jouir d’un quelconque statut de territoire sur lequel une souveraineté peut être exercée. Mais, recourant à un artifice, la Chine tente de justifier ses prétentions dessus. »
Cet « artifice », c’est le soit-disant archipel des Zhongsha, le troisième « Sha » sur lesquels la Chine a auto-proclamé sa souveraineté avec les Paracels et les Spratleys, établissant même une préfecture pour les administrer. Fondamentalement, il reste difficile de comprendre ce que sont les Zhongsha, un groupe de positions distinctes en mer, très éloignées les unes des autres, et dont le seul élément visible à marée basse est l’atoll immergé de Scarborough. Mais l’intérêt d’en faire une entité unique chinoise est ailleurs : il faut assurer la sortie des sous-marins de Sanya vers le Sud, et donc contrôler les points les plus stratégiques de cette route.

Recherche du pétrole au second plan

Pour qui rechercherait réellement des hydrocarbures, fait par ailleurs remarquer en substance Daniel Schaeffer dans sa tribune de 2010, intitulée « Mer de Chine méridionale : une sanctuarisation chinoise », il serait plus commode d’aller voir bien plus au Sud-Ouest, dans des secteurs plus propices à la prospection et à l’exploitation, car moins profonds. Des endroits eux aussi revendiqués par la Chine avec sa « ligne en neuf traits », mais qui font pourtant l’objet de bien moins de contentieux que les Spratleys.
« L’étude de la bathymétrie montre comment le plateau continental entoure le bassin, s’étend vers le milieu de la mer à partir des côtes des différents pays concernés. Elle montre que l’extension la plus favorable pour les riverains se situe au Sud, entre la côte sud du Vietnam et la côte nord-ouest de l’État malaisien de Sarawak, sur l’île de Bornéo », remarque ainsi le général Schaeffer. Et d’ajouter, un brin malicieux : « Quant à la haute mer, sur une aire en vague forme d’ellipse qui se dessine selon un axe focal de 900 milles et un petit axe de 400 au milieu du bassin, sa profondeur mesure entre 2 000 et 4 000 mètres. Elle constitue de ce fait une zone tout à fait propice à l’activité de sous-marins. »
Il est vrai qu’avec une carte sommaire sous les yeux, cette différence entre haute mer et mer peu profonde ressort immédiatement, et l’on devine plus aisément par où il convient d’aller chercher du pétrole, et où il convient de passer pour rester furtif en sous-marin. Les Spratleys sont les positions les plus disputées, mais elles sont bien dans la deuxième catégorie.
Cette carte du relief en mer de Chine du Sud montre bien la localisation des eaux profondes (en bleu foncé au cœur de l'archipel des îles Spratleys).
Cette carte du relief en mer de Chine du Sud montre bien la localisation des eaux profondes (en bleu foncé au cœur de l'archipel des îles Spratleys). (Source : Wikicommons)
Elle sert toujours de référence aujourd'hui : la carte de la mer de Chine du Sud dessinée par la Chine en 1947 avec la "ligne en onze traits" montre les revendications chinoises sur la quasi-totalité de la zone.
Elle sert toujours de référence aujourd'hui : la carte de la mer de Chine du Sud dessinée par la Chine en 1947 avec la "ligne en onze traits" montre les revendications chinoises sur la quasi-totalité de la zone. A noter qu'on parle aujourd'hui de "ligne en neuf traits" après que l'ancien Premier ministre Zhou Enlai a effacé deux traits dans le Golfe du Tonkin. (Source : Wikipedia)

Les découvertes sous-marines britanniques et américaines

Ces dernières années, François-Xavier Bonnet a traqué les archives relatives aux études hydrographiques et bathymétriques menées par les Britanniques entre 1925 et 1938. Il s’intéresse aussi aux études menées par le Japon, et surtout par les Etats-Unis des années 1930 aux années 1970. Un exemple parmi d’autres : le témoignage du commandant Harry Mathis, qui pourrait avoir été le premier à traverser les Spratleys dans un engin nucléaire en avril 1972 pendant la guerre du Vietnam.
Mais déjà durant la Seconde Guerre mondiale, écrit François-Xavier Bonnet dans un article récent, les sous-marins américains « patrouillaient la mer de Chine méridionale et traversaient régulièrement » les Spratleys. Car au total, selon ses recherches, au moins deux axes sous-marins navigables étaient alors déjà connus, traversant l’archipel d’Ouest en Est (découverte américaine), et du Nord au Sud (découverte britannique).
Malgré l’imprécision des écrits américains, François-Xavier Bonnet est par exemple en mesure d’avancer que la route traversant les Spratleys d’Est en Ouest, au départ des rivages de l’île philippine de Palawan, se termine par une fourche dans l’ouest de l’archipel, peu avant Fiery Cross. Elle permet ainsi à un sous-marin de contourner le récif par le Nord ou le Sud pour déboucher sur la partie ouest de la mer de Chine, près du Vietnam ou de la Malaisie. A noter que Fiery Cross est actuellement une place forte du dispositif chinois dans les Spratleys.
De quoi s’ouvrir de nouvelles perspectives analytiques sur les positions arrachées dans un passé lointain ou récent par le Vietnam, les Philippines puis la Chine : à la fin des années 1980, en s’installant sur Fiery Cross, « les troupes chinoises peuvent dorénavant contrôler les mouvements dans la partie ouest de la route Est-Ouest. En prenant le contrôle de Mischief Reef en 1995, au cœur de la Zone économique exclusive des Philippines, les Chinois peuvent observer, voire interférer avec les mouvements des Philippins le long de la route Nord-Sud. »
Cette carte conçue par le chercheur français François-Xavier montre les routes sous-marines secrètes découvertes par les Britanniques et les Américains des années 1920 à 1940.
Cette carte conçue par le chercheur français François-Xavier montre les routes sous-marines secrètes découvertes par les Britanniques et les Américains des années 1920 à 1940.

De nouvelles voies d’accès jusqu’à l’Océan indien ?

D’un point de vue strictement chinois, on imagine déjà les projections : les profondeurs des Spratleys peuvent-elles ouvrir, par le sud de la mer de Chine méridionale, de nouvelles voies d’accès vers le Pacifique, ce vaste océan de la dissuasion cadenassé par la domination constante des Etats-Unis avec l’appui de leurs alliés ? Offrent-elles par ailleurs des perspectives pour contre-balancer la puissance de New Delhi dans l’océan Indien, et sécuriser l’acheminement des ressources en provenance de Port-Saïd ?
Et quand bien même ces routes seraient bloquées ou trop compliquées à pérenniser, n’y a-t-il pas un enjeu encore plus évident ? A savoir cacher des engins stationnés bien à l’abri dans les routes secrètes des Spratleys, profondes et de surcroît regorgeant de couches salines, ce qui est d’autant plus propices à la dissimulation ? En 1982, un ange passait ainsi au-dessus du ministère philippin de la Défense au sujet des Spratleys : « La région n’a jamais été suffisamment cartographiée mais il est connu qu’elle contient de nombreux îlots, récifs, atolls séparés par de profonds passages », remarquait-on à Manille, avant de poser la question qui fâche :
« Si une nation hostile peut cartographier cette région avec un degré tel qu’elle peut faire naviguer un sous-marin porteur de missiles balistiques, cette nation peut stationner des sous-marins de type Polaris et pourrait être capable de contrôler ou menacer une région dans un rayon de 4 000 km contenant un tiers de la population mondiale dont l’ensemble de l’ASEAN. La bathymétrie de la région est telle qu’il n’est pas possible de détecter un sous-marin, donc il est impossible de contre-attaquer. »
Même crainte exprimée par le général Schaeffer en 2010 : « Depuis 2002, la Chine accroît la vocation du port naval de Sanya, au sud de l’île de Hainan, en y créant une base de SNLE. Les analyses des photos satellitaires permettent d’y observer des installations spécifiques telles que les bouches de 11 tunnels humides percés au pied de la colline qui surplombe la base, une cale de démagnétisation et l’amarrage à quai d’un sous-marin de la classe Jin ou 094, un submersible capable de lancer le missile balistique Julang II. La portée de ce dernier, de 8 000 kilomètres, lui permettrait d’atteindre tout le sous-continent indien, tous les pays environnant la Chine et, en Océan pacifique, Guam et la chaîne des îles Mariannes. »

« Neutraliser la région »

Nul doute, la question est plus que jamais d’actualité en 2016 : « Depuis le mois d’avril 2012, écrit François-Xavier Bonnet, la situation en mer de Chine s’est profondément dégradée. La demande d’arbitrage des Philippines a eu pour conséquence l’accélération des programmes de poldérisation des récifs tenus par les Chinois. Cette accélération des activités chinoises a aussi mis en valeur le rôle du contrôle des routes maritimes internes dans les Spratleys. Ces routes internes ont longtemps été tenues secrètes et structurent cet espace maritime. Leur contrôle permettrait à une puissance de menacer directement une partie du monde. »
Et le géographe de conclure : « Il est donc nécessaire de neutraliser cette région et cela nécessite d’une part de s’assurer de la liberté de navigation au sein de ce territoire et d’autre part, de faire signer un traité de dénucléarisation de cet espace (à défaut de le faire pour l’ensemble de la mer de Chine). Toute l’histoire des Spratleys depuis le XXe siècle a été d’éviter qu’une seule puissance puisse la contrôler. L’ASEAN, entre autres, devrait s’assurer que ce principe est respecté. » Nulle doute que de telles discussions régionales stimuleront les officiels chinois, enclins d’ordinaire à privilégier le cadre bilatéral avec leurs voisins pour discuter des contentieux.
Par Igor Gauquelin

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A propos de l'auteur
Journaliste et responsable d'édition multimédia pour le site internet de Radio France internationale, en charge de la rubrique Chine maritime et navale à Asialyst.