Mer de Chine : ce que Duterte veut (et peut) faire avec Pékin
Contexte
Sur le plan militaire, les Philippins sont étroitement alliés avec Washington depuis la signature d’un traité de défense mutuelle en 1951. Et cet accord bilatéral a été réaffirmé à plusieurs reprises, comme cette année à l’occasion des traditionnels exercices annuels « Balikatan » organisés sur la rive ouest de l’archipel des Philippines, en mer de Chine méridionale, avec les Américains et d’autres puissances régionales.
La Chine revendique une souveraineté sans partage sur la quasi totalité de la mer de Chine méridionale. En 1995, au grand dam de Manille, les Chinois ont pris le contrôle du récif de Mischief, dans l’est des îles Spratleys, à moins de 200 milles marins de la grande île philippine de Palawan. A l’heure actuelle, Pékin transforme cet atoll en île artificielle, comme six autres récifs. Les observateurs suspectent notamment la construction d’une piste d’atterrissage sur Mischief.
Plus au nord en mer de Chine du Sud, en dehors des Spratleys, Pékin a par la suite pris le contrôle des hauts-fonds de Scarborough, au large de la grande île philippine de Luçon. C’était en 2012. Dès lors, les relations sont devenues exécrables, le président philippin dénonçant sans retenue un expansionnisme chinois qui menacerait la paix dans le monde, comme le régime nazi. Des déclarations qui exaspèrent Pékin.
Face à la Chine, les Philippins ont franchi le Rubicon en 2013, en saisissant la justice internationale au nom de la Convention des Nations unies pour le droit de la mer (CNUDM). Manille demande que le statut juridique présent et futur d’éléments disputés, dont Scarborough et Mischief, ainsi que le statut des eaux qui les entourent, soient clarifiés. La Cour permanente d’arbitrage de La Haye s’est déclarée compétente et une décision est attendue incessamment. La Chine rejette la procédure.
Pour nombre d’observateurs, Pékin agit souvent par réaction. Ainsi, ce serait à cause de la saisine philippine de 2013 que la Chine aurait lancé ses nouveaux travaux dans les Spratleys. Mais les Chinois savent aussi brandir le bâton. Alors que l’on attend une décision de La Haye, et qu’une coalition d’intérêts entre leurs voisins, derrière les Etats-Unis, a pu sembler franchir un cap ces derniers mois, il semblerait que les Chinois aient laissé fuiter les plans d’une possible poldérisation future des hauts-fonds de Scarborough.
Dialogue de sourds
Pourtant, durant les deux premières années de son mandat, Benigno Aquino tentera, à son tour, de faire preuve d’esprit d’ouverture. Le président philippin décidera par exemple de ne pas se rendre à la remise du prix Nobel de la paix au dissident chinois Liu Xiaobo, et effectuera une visite d’Etat à Pékin en 2011. Mais l’affaire des hauts-fonds de Scarborough, au printemps 2012, puis la démarche de l’administration Aquino à La Haye l’année suivante, dégraderont la relation de manière critique. En 2013, Benigno Aquino tentera d’ouvrir des canaux pour dialoguer avec la nouvelle administration Xi Jinping. Sans succès. Un dialogue de sourds s’installera peu à peu entre les deux pays. Jusqu’à nos jours, le président philippin et son homologue chinois n’engageront plus la moindre démarche constructive sur leurs contentieux en mer. Et les investissements chinois aux Philippines seront revus à la baisse.
Duterte, le lion et le renard
C’est notamment là que réside l’originalité du personnage qui incarnera bientôt l’Etat des Philippines. Loin d’être un anti-chinois, Rodrigo Duterte semble plutôt considérer que Manille doit parler avec Pékin. Y compris en tête-à-tête, format qui fait peur, mais que privilégie la République populaire de Chine dans la sous-région, craignant les coalitions d’intérêt entre ses interlocuteurs. Message reçu cinq sur cinq à Pékin, où l’auteur de cet article du site de la télévision CCTV retient que pour M. Duterte, « multilatéral ou bilatéral, c’est pareil ». Et de reprendre cette citation : « Nous devons parler et ce dont j’ai besoin, ce n’est pas de la colère chinoise. Ce dont j’ai besoin, c’est que la Chine aide mon pays à se développer. »
« Au départ, Duterte n’avait pas de conviction sur la question maritime, nous rappelle François-Xavier Bonnet, géographe basé à Manille, chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il expliquait que des cailloux ne valaient pas le coup d’entrer en guerre. Il ne voyait que l’aspect économique. Il a dû changer de cap par la suite, parce qu’un certain nombre de personnalités politiques commençaient à le menacer de haute trahison et de destitution en cas de renoncement à la question des Spratleys une fois au pouvoir. Désormais, Jose Almendras, l’actuel ministre des Affaires étrangères, qui a des liens de famille avec Duterte, est chargé de le briefer, de lui expliquer qu’il ne faut pas renoncer aux Spratleys, et d’assurer la transition avec Perfecto Yasay. »
Quid de l’arbitrage de la Cour internationale de La Haye ?
Depuis sa victoire à la présidentielle, Rodrigo Duterte s’entoure d’ailleurs peu à peu d’un certain nombre d’anciens ministres de Gloria Macapagal-Arroyo, jugés assez flexibles dans leur relation avec Pékin. Quid de la procédure en cours à La Haye, qui menace de pencher en faveur des Philippines et de provoquer le courroux de la Chine ? Au départ, le nouveau président a carrément semblé prêt à brader cette procédure, dont il semblait n’avoir cure, pour ne pas se mettre Pékin à dos. Mais ses déclarations ont provoqué un tel tollé chez les nationalistes, qu’il a là aussi changé son fusil d’épaule. Il privilégie désormais l’idée de s’appuyer sur une possible décision favorable de la Cour permanente d’arbitrage comme un jeton dans la négociation, pour son dialogue en tête-à-tête avec les autorités chinoises. C’est ce que nous confiait récemment François-Xavier Bonnet dans un entretien antérieur accordé à Asialyst.
Rééquilibrer la relation avec Washington
Après le 9 mai dernier, les autorités chinoises ont salué la victoire de Duterte. La presse chinoise aussi se montre enthousiaste à sa manière. « A l’ère grandissante du populisme, il semblerait qu’une « grande gueule » peut toujours être populaire quelle qu’elle soit. Mais s’il est une chose qui puisse être changée par Duterte, c’est la diplomatie », considère par exemple le média d’Etat chinois Global Times. Et d’ajouter : « Si le nouveau leader veut marquer sa différence vis-à-vis du président précédent, ainsi qu’accomplir des choses, renforcer les liens avec Pékin est le chemin le plus court. La Chine ne sera pas assez naïve pour croire qu’un nouveau président apportera une solution miracle aux querelles entre Pékin et Manille en mer de Chine méridionale. Néanmoins, il semble clair que les liens des Philippines avec la Chine auront été au plus bas pendant toute la présidence d’Aquino. »
Rodrigo Duterte peut-il ménager la chèvre et le chou sans perdre l’un ou l’autre, voire les deux ? « Compte tenu du fort soutien dont bénéficient les Etats-Unis au sein de l’establishment sécuritaire philippin, mais aussi dans les médias et la population, aucun leader ne peut se permettre de s’aliéner Washington sans subir de graves contrecoups politiques », considère le politologue Richard Javad Heydarian, auteur de ce texte sur la question.
La main tendue jusqu’à quand ?
Aussi favorable au développement de nouvelles relations qu’il puisse être, le futur président Duterte sait que des projets de « poldérisation » existent concernant les hauts-fonds de Scarborough. « Les détails d’un plan de militarisation (…) ont été obtenus par les agences américaines de renseignement au cours des derniers mois, selon des officiels américains de la Défense, écrivait en avril The Washington Free Beacon. Ces plans ont été confirmés le mois dernier lorsqu’un site Internet dédié aux amateurs de l’armée chinoise a publié un plan détaillé de dragage pour Scarborough, incluant une piste d’atterrissage, des systèmes d’alimentation électrique, des résidences et un port susceptible d’accueillir des navires de guerre. »
Rodrigo Duterte pourra-t-il garder sa main tendue, s’il apprend un jour que des bateaux dragueurs s’activent au large des côtes philippines, là où se déroule chaque année la démonstration de force des Marines américains et philippins ? La question reste ouverte.
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