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Entretien

Philippines : Duterte, président paralysé ou "dictateur éclairé" ?

Rodrigo Duterte, vainqueur de l'élection présidentielle aux Philippines, ici photographié juste après le vote, dans un hôtel de Davao dont il est maire, lundi 9 mai 2016.
Rodrigo Duterte, vainqueur de l'élection présidentielle aux Philippines, ici photographié juste après le vote, dans un hôtel de Davao dont il est maire, lundi 9 mai 2016. (Crédits : NOEL CELIS / AFP)
C’est l’un des coups de tonnerre de l’année 2016 en Asie du Sud-Est. Ce lundi 9 mai, les Philippins ont voté pour renouveler leur classe dirigeante, et notamment leur président de la République. Rodrigo Duterte l’a emporté dans un raz-de-marée électoral, qui a forcé ses deux concurrents Grace Poe et Mar Roxas a concédé leur défaite avant la proclamation des résultats définitifs. Que doit-on attendre d’une présidence Duterte pour les Philippines ? L’homme fait peur. Il n’y a qu’à lister ses surnoms. A l’étranger, on l’appelle le « Trump philippin » – mais certains disent de lui qu’il est pire que « le Donald ». A Davao, principale ville de Mindanao, dont il est maire depuis 22 ans, Duterte est aussi connu comme « The Punisher » ou « Dirty Harry of Davao », du nom du célèbre inspecteur incarné par Clint Eastwood. Il veut appliquer à l’échelle nationale ses « méthodes » pour lutter contre le crime – lui qui a mis en place des « escadrons de la mort » dans sa ville.
Durant toute la campagne électorale, « Rody » a dévoilé une vision de sa présidence qui pourrait conduire au blocage du pays à tous les niveaux. En diplomatie, l’homme veut réorienter le curseur des Etats-Unis vers la Chine. En politique intérieure, il a menacé les parlementaires de fermer le Congrès s’ils l’empêchaient de mettre en oeuvre sa politique anti-criminalité. Elu, Duterte fera-t-il basculer les Philippines dans la paralysie ou sera-t-il le « dictateur éclairé » à la singapourienne que ses supporters promettent ? Entretien avec le chercheur François-Xavier Bonnet.

Entretien

François-Xavier Bonnet est géographe et chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il travaille sur les interconnexions entre les conflits claniques et les insurrections musulmanes sur l’île de Mindanao. Il est l’auteur de trois chapitres dans la monographie nationale Philippines contemporaines (William Guéraiche (dir.), Les Indes Savantes, 2013), et contribue chaque année à l’ouvrage L’Asie du Sud-Est, bilan, enjeux et perspectives, publié par l’Irasec.

François-Xavier Bonnet est par ailleurs consultant pour différentes agences des Nations Unies (notamment l’UNESCO) et pour certaines municipalités de Mindanao ayant des conflits locaux à régler. Il réside aux Philippines.

François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l'Institut de Recherches sur l'Asie du Sud-Est (IRASEC).
François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l'Institut de Recherches sur l'Asie du Sud-Est (IRASEC). (Crédit : DR)
Rodrigo Duterte est souvent présenté comme le « Trump philippin ». La comparaison est-elle justifiée ?
C’est une personnalité très complexe. Il est comparé à Donald Trump car il a un style très direct, il manie une gouaille souvent extrême. Ainsi, il a quasiment insulté le pape après sa visite en janvier 2015. Pour la dernière messe de François, près de 8 millions de personnes sont descendues dans les rues de Manille. Les transports en ont été considérablement perturbés. Quand Duterte a présenté officiellement sa candidature à la présidence fin novembre 2015, il a accusé le pape d’avoir créé un embouteillage monstrueux avec une grande vulgarité. Les Philippins, qui sont très religieux, ont été très choqués par ses propos. Il y a un petit semblant de Trump. Mais dans le fonds, il n’y a aucune comparaison.

Certains détracteurs de Duterte l’appellent même le « futur Poutine » des Philippines parce qu’il pousse le nationalisme à son extrême. S’il est élu, toute la diplomatie du pays risque d’être remise en cause. D’abord, il menace de rompre avec les Etats-Unis et l’Australie. Depuis janvier 2016, dans le cadre de l’accord de défense EDCA (Enhanced Defense Cooperation Agreement) entre les Philippines et les Américains, ces derniers avaient proposé que Davao deviennent une base militaire pour leurs drones. Maire de Davao, Duterte a refusé. Par la suite, il a expliqué ne plus vouloir les mêmes relations diplomatiques avec Washington et Canberra, et souhaiter un rapprochement avec la Chine.

Pourquoi une volonté de se rapprocher avec la Chine ?
Son point de vue est simple : la Chine est juste à côté des Philippines ; il faudra un jour ou l’autre avoir des relations avec elle, en dépit de la question de la mer de Chine du Sud. Pour Duterte, les Américains ne sont pas prêts de toute façon à la confrontation avec la Chine. Donc, il vaut mieux obtenir des investissements chinois pour développer les infrastructures philippines et en échange, sceller un accord sur le partage des ressources en mer de Chine du Sud. Duterte a même proposé de revenir sur une éventuelle décision de la Cour internationale de Justice de la Haye sur l’atoll Scarborough et d’autres îlots [Les Philippines ont déposé un recours à La Haye contre les revendications chinoises sur 90% de la zone]. Ses déclarations ont provoqué un tollé des nationalistes philippins. Depuis, Duterte a changé d’avis : il a déclaré que les îlots appartenaient bien aux Philippines et qu’il irait même négocier en personne avec les Chinois, plutôt que d’envoyer la marine !…
Quel est le parcours de Rodrigo Duterte ?
A l’origine, c’est un journaliste de télévision et de radio à Davao. Dans les années 1980, il animait une émission en direct avec les auditeurs, qui lui posaient toutes sortes de questions sur l’amélioration de la vie dans cette ville de Mindanao. Il faut savoir que Davao était appelé le « Petit Nicaragua des Philippines ». A l’époque, on ne savait pas si l’on allait survivre à la violence, d’un jour à l’autre. La National People’s Army (NPA), le bras armé du parti communiste, avait formé des « escadrons de la mort » qui assassinaient les politiciens et les hommes d’affaires locaux. Le trafic de drogue était très développé avec les Iles Célèbes et la Malaisie. Sans oublier bien sûr les activités des mouvements rebelles musulmans, du Moro National Liberation Front (MNLF), le mouvement originel ou Moro Islamic Liberation Front (MILF), né d’une scission avec le MNLF.

Davao est l’une des plus grandes villes du monde en superficie – elle s’étend sur 2 500 km2 – le centre-ville est relativement petit mais se trouve entouré de montagnes, de versants de volcans et de forêts. C’est dans cette zone rurale que les différents groupes armés se sont implantés. Dans les années 1990, le « génie » de Duterte est d’avoir passé des accords secrets avec chacun de ces groupes. Le « deal » était le suivant en substance : les groupes étaient autorisés à venir dans la zone urbaine de Davao à condition de déposer leurs armes avant, sous peine d’être arrêtés par la police qui n’hésiterait pas à leur faire la guerre. Ainsi, à chaque Noël par exemple, les communistes du NPA peuvent venir faire leurs emplettes, acheter des jouets pour leurs enfants, et rester en ville sans être inquiétés. Ce système a permis d’avoir la paix.

Pourquoi et comment Duterte a-t-il créé ses « escadrons de la mort » ?
C’était pour réduire à néant les trafiquants de drogue et autres criminels. Officiellement, il n’était pas lié aux « escadrons de la mort », mais on a su par la suite qu’il était derrière, en coulisses. Dans un premier temps, il a demandé aux responsables locaux de dresser une liste des trafiquants de drogue et autres criminels résidant dans leur juridiction. La liste devait être régulièrement réactualisée. Puis, la police s’est rendue chez chacun des criminels et leur a lancé un ultimatum, les sommant de quitter la ville dans les deux à trois semaines, sous peine d’avoir de gros problèmes. Certains se sont exécutés et d’autres ont décidé de rester. Au bout de deux ou trois semaines, le maire Duterte est passé à l’antenne de la radio locale pour lire la liste des différents criminels demeurés en ville, les menaçant de « disparition » s’ils ne se « réformaient » pas dans les 24-48h. Dès le lendemain, généralement, les personnes qui étaient sur la liste disparaissaient, ou étaient assassinées par des hommes armés se déplaçant en moto. Ainsi, de 1998 à 2014, on compte pas moins de 1 424 personnes disparues ou assassinées dont 132 enfants à Davao. Amnesty International et Human Rights Watch sont régulièrement venus enquêter à Davao mais n’ont jamais trouvé qui était derrière ce système. Il n’y avait pas de preuve directe, même si l’on savait que les membres de ces escadrons sont des anciens de la police municipale.
Récemment, dans une interview donnée au magazine Rappler, Duterte a reconnu qu’il était derrière ces escadrons. Et il a promis qu’il ferait la même chose au niveau national s’il était élu président de la République. C’est aussi une des raisons de son anti-américanisme : le département d’Etat a envoyé une délégation à Davao et a accusé Duterte d’avoir organisé les disparitions et les meurtres. Le maire s’est empressé de se poser en victime, en dénonçant les Américaine tout à tour chantres des droits de l’homme et capables d’assassiner des milliers de personnes en Irak ou en Afghanistan avec des drones. Lui, Duterte, n’était qu’un pauvre petit maire de Davao. Il reste que ce système de lutte contre la criminalité repose sur la délation et la confection de listes de noms et pourrait donc être étendu au niveau national. Dans ce cas, les Philippins auront intérêt à ne pas trop s’opposer aux hommes politiques locaux, sous peine de voir leurs noms sur la liste qui les condamne à mort.
Est-ce que Rodrigo Duterte pourra vraiment mettre sa vision à exécution ?
C’est là toute la rhétorique de Duterte. Mais il n’a jamais eu de position nationale. Président, il va devoir revenir à certaines réalités diplomatiques. Le problème, c’est que quand on lui demande quel est son modèle de dirigeant, il répond de but en blanc : le président Marcos ! Le dictateur qui a dominé les Philippines de 1972 à 1986, voilà pour lui le modèle à suivre. Si les parlementaires commencent à le bloquer sur son programme contre la criminalité, il s’est dit prêt à fermer le Congrès, et à gouverner avec la police et l’armée. Par ailleurs, il a expliqué que son autre modèle était Lee Kwan Yew, le père fondateur et ancien Premier ministre de Singapour. C’est ainsi que ses supporters le présentent plus volontiers. Il pourrait fermer les institutions démocratiques mais développer le pays pour en faire un Singapour philippin.

Pour beaucoup d’analystes, en revanche, il ne pourra jamais gouverner. D’abord parce qu’il aura l’église catholique contre lui. Primo, il vaut faire appliquer la loi sur planning familial, qui a été votée, mais qui est restée lettre morte faute de financement. Duterte, lui, a promis de financer le planning familial au plan national comme à Davao, une des premières villes à l’appliquer, notamment en distribuant gratuitement des préservatifs et autres moyens contraceptifs.

Secundo, Rodrigo Duterte se dit en faveur d’une loi pro-mariage gay. Il a dit qu’il se fichait pas mal de l’église catholique. « Je suis élu par le peuple et non par l’église ; je vais faire appliquer des lois qui n’auront rien à voir avec l’idéologie catholique », a-t-il souvent affirmé. Il est prêt à affronter les institutions du pays, un peu comme Marcos qui avait développé le planning familial dans le monde rural (un des pionniers en la matière en Asie du Sud-Est), et avait donc dû se confronter à l’église.

Peut-il mener le pays à une paralysie totale ?
C’est bien le problème avec Duterte : il s’oppose à tous. Il sera très rapidement paralysé, bloqué de toute part : côté église, côté américain, mais aussi avec l’Union européenne car la question des droits de l’homme pourrait conditionner l’aide économique, de même avec la Banque asiatique de développement. La bourse de Manille est actuellement en chute libre, les hommes d’affaires sont très inquiets. Duterte n’a de plus pas hésité à se déclarer « socialiste », un mot qui fait frémir aux Philippines.
Actuellement, le parti communiste est illégal. Certains groupes qui en sont issus ont droit de présenter des candidats aux élections, tandis que les grands chefs sont en exil en Europe.
Il était en communication avec Jose Maria Sison, le chef du parti communiste philippin exilé aux Pays-Bas. C’est un ancien professeur de droit et de sciences politiques dont Duterte a été l’élève. Le maire de Davao a promis que s’il était élu, il engagerait des pourparlers de paix avec la guérilla communiste pour permettre la légalisation du PC philippin. Il autoriserait alors la libération de prisonniers politiques. Plus encore : Duterte a dit souhaiter une réforme agraire appliquée plus précisément que celle initiée en 1988-1989 par l’ancienne présidente Corazon Aquino. Sa loi n’avait pas été totalement appliquée. C’est l’un des programmes du Parti communiste qui veut démanteler les grandes propriétés. Mais les dirigeants communistes philippins ont aussi exprimé leur préoccupation sur les violations des droits de l’homme du genre des « escadrons de la mort » de Davao. Ils ne veulent pas soutenir un « kidnappeur ». Il faut souligner que ces escadrons de la mort ne se sont jamais attaqués aux différents groupes rebelles.
Quant à l’armée philippine, qui a passé son temps à combattre le PC et à bloquer le processus de paix, elle voit d’un très mauvais œil la politique d’ouverture souhaitée par Duterte. Il risque donc d’être aussi bloqué par l’establishment militaire. Si l’on ajoute le blocage par les hommes d’affaires contre la réforme agraire, celui des ONG et des journalistes qui risquent d’être entravés, la fronde des députés qui risquent de se retrouver son parlement, cela fait beaucoup de monde ! Un grand nombre de Philippins craignent que la belle croissance économique du pays ne disparaisse.
Alors comment expliquer le succès de Duterte ?
Parce que 37% électeurs sont des jeunes de moins de 35 ans. Ils disent que leur 1er critère de choix pour le président est d’être un leader charismatique capable de lutter efficacement contre la corruption et la criminalité, et de discipliner la population philippine. Ils veulent à la fois la démocratie et une forte discipline, afin de développer l’économie à la manière de Singapour. Les jeunes sont de plus en plus attirés par Duterte et aussi par le fils Marcos [candidat favori à la vice-présidence, voir notre article) qui représente la poigne et la discipline. Et ce alors même que les parents de ces jeunes sont contre tout retour en arrière par l’élection d’un Marcos, car ils ont lutté durement pour le retour de la démocratie. Voilà ce qui est inquiétant aujourd’hui aux Philippines : la vision romantique de la dictature.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).