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Entretien

Elections aux Philippines : la démocratie en danger ?

Des électeurs philippins cherchent leur nom sur les listes d'émargement avant d'aller voter aux élections présidentielles, parlementaires et locales, à Manille le 9 mai 2016.
Des électeurs philippins cherchent leur nom sur les listes d'émargement avant d'aller voter aux élections présidentielles, parlementaires et locales, à Manille le 9 mai 2016. (Crédits : MOHD RASFAN / AFP)
Ce lundi 9 mai est la principale journée électorale dans la vie politique aux Philippines. Les 54 millions de votants inscrits auront un bulletin de vote très long. La liste est impressionnante : ils devront élire le président de la République, le vice-président, la moitié des 24 sénateurs, les députés, les gouverneurs de province, les conseillers provinciaux, les maires et les conseillers municipaux…
Quels sont les enjeux de ces élections multiples ? Comment comprendre la personnalité du favori, le très provocateur et autoritaire Rodrigo Duterte ? Que penser de la persistance de la famille Marcos dans la vie politique philippine ? Entretien avec le chercheur François-Xavier Bonnet.

Entretien

François-Xavier Bonnet est géographe et chercheur associé à l’Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il travaille sur les interconnexions entre les conflits claniques et les insurrections musulmanes sur l’île de Mindanao. Il est l’auteur de trois chapitres dans la monographie nationale Philippines contemporaines (William Guéraiche (dir.), Les Indes Savantes, 2013), et contribue chaque année à l’ouvrage L’Asie du Sud-Est, bilan, enjeux et perspectives, publié par l’Irasec.

François-Xavier Bonnet est par ailleurs consultant pour différentes agences des Nations Unies (notamment l’UNESCO) et pour certaines municipalités de Mindanao ayant des conflits locaux à régler. Il réside aux Philippines.

François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l'Institut de Recherches sur l'Asie du Sud-Est (IRASEC).
François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l'Institut de Recherches sur l'Asie du Sud-Est (IRASEC). (Crédit : DR)

Quels sont les enjeux principaux des élections de ce lundi 9 mai aux Philippines ?
François-Xavier Bonnet : Les Philippines comptent 54 millions de votants enregistrés. Parmi eux, 37% sont des jeunes de moins de 35 ans. Or les jeunes Philippins sont essentiellement actifs sur les réseaux sociaux comme Facebook, qui compte 46 millions de comptes dans le pays, ce qui est gigantesque. Les élections vont donc se jouer sur les réseaux sociaux, et non pas sur les campagnes classiques avec tracts et colleurs d’affiches. Tous les candidats philippins ont une équipe dédiée uniquement à Facebook, Twitter ou autre. C’est la première fois. En 2010, les candidats les plus modernes avaient déjà des équipes pour gérer leur présence sur les réseaux sociaux, mais c’était surtout pour distiller des attaques contre l’adversaire. Aujourd’hui, pas moins de 80% des frais de campagne des candidats sont concentrés sur les réseaux sociaux et les publicités de campagne à la télévision.
Y a-t-il des candidats présents seulement sur les réseaux sociaux ?
Oui, c’est le cas de la sénatrice Miriam Defensor Santiago [candidate à l’élection présidentielle] qui n’a quasiment aucune équipe sur le terrain. Première raison : ancien professeur de droit à l’université des Philippines, elle est la coqueluche de nombreux jeunes, dont elle a compris les usages sur Internet. Deuxième raison : elle a un cancer du poumon et peut donc difficiliement se déplacer pour faire des meetings électoraux. Miriam est candidate à présidentielle pour la seconde fois. En 1992, elle a perdu de justesse contre Fidel Ramos. Aujourd’hui, elle n’a que 2% d’intentions de vote dans les sondages, car on dit qu’elle a peu de chance de survivre pour ses 6 ans de mandats, à cause de sa maladie. Elle s’est dite guérie, mais durant les débats télévisés entre les candidats, on voyait bien qu’elle était très affaiblie. Elle peinait à se déplacer seule et devait se faire aider pour aller à la tribune.
Il semble difficile de définir l’idéologie des candidats philippins. Par exmple, à quel camp appartient Miriam Defensor Santiago ?
Elle n’est pas vraiment d’un bord politique ou d’un autre. Elle est perçue comme une indépendante. Son parti s’est disloqué et soutient aujourd’hui différents candidats. Il faut préciser qu’aux Philippines, les partis sont souvent des coquilles vides au service des candidats. Il n’y en effet pas de clivage idéologique. Les candidats ont souvent tous le même programme : combattre la pauvreté et la corruption. Les partis sont très faibles. D’une élection à l’autre, on assiste à la formation de coalitions de plusieurs partis qui aux élections suivantes s’allient avec d’autres partis contre lesquels ils s’étaient présentés auparavant.
Si les candidats n’ont pas de « couleur » idéologique bien définie, avec la montée en puissance de Rodrigo Duterte, n’y a-t-il pas au moins des différences de vision ?
En effet, depuis le mois d’avril, il existe un enjeu peu mis en valeur jusque-là mais qui monte : les Philippins veulent-ils continuer avec la démocratie aussi imparfaite qu’elle puisse être, ou bien veulent-ils une dictature ? Voire un dictature éclairée, ce que propose Duterte, le maire de Davao city, la principale ville de Mindanao. Ce dernier mène dans les sondages – de 32% à 33%. L’écart est de 11% avec sa principale concurrente : Grace Poe.

Pour comprendre Grace Poe, il faut savoir que son père, acteur de cinéma très populaire, était un ancien candidat à présidence. Il est aujourd’hui décédé et elle prend en quelque sorte sa revanche au nom du père. C’est ainsi qu’elle a lancé sa campagne. Pendant un certain temps, elle était première dans les sondages, jusqu’à ce qu’elle passe en deuxième position.

La vision de Grace Poe est assez générale : continuer ce que fait le président sortant Benigno Aquino. Au début de sa carrière politique, elle fut la directrice de l’agence qui contrôle la production cinématographique et télévisuelle, la MTRCB (Movie and Television Review and Classification Board). Par la suite, elle s’est présentée aux élections sénatoriales et en 2013, elle devenue la sénatrice la « mieux élue ». C’est une particularité du système politique philippin : les sénateurs sont élus au niveau national et ne sont pas attachés à un disctrict. Les futurs candidats aux élections présidentielles viennent du Sénat. Le sénateur le mieux élu a le plus de chance à la présidentielle.

Juste après Grace Poe dans les sondages, se trouve Mar Roxas, candidat du parti libéral du président Aquino. La vision de Grace Poe n’est presque pas différente de la sienne mais Roxas est davantage le réprésentant de l’élite politique et du monde des affaires. C’est un grand technocrate. Parmi les candidats actuels, c’est lui qui a le plus d’expérience car il a été ministre sous trois présidents différents : Joseph Estrada (1998-2001), Gloria Macapal-Arroyo (2001-2010), puis Benigno Aquino. Roxas est issu d’une grande famille de politiciens : son grand-père Manuel Roxas fut le premier président des Philippines de 1946 à 1948 ; et son père était le président du Sénat dans les années 1960 et 70. Mar Roxas a ses faiblesses : il a l’image d’un responsable peu proche du peuple, arrogant, froid, hautain, calculteur ; ce que les Philippins n’aiment pas.

Que pensez-vous du regroupement de toutes les élections le même jour ? Qu’est-ce que cela dit de la démocratie philippine ?
Ce regroupement est une question de financement. Comme les élections sont automatisées, les machines absorbent et comptabilisent les votes automatiquement. C’est relativement rapide et économique. Seules sont séparées les élections des Barangay, qui sont la plus petite unité politique équivalente au comité villageois en zone rural et au comité de quartier dans les villes. Ces élections vont se dérouler au mois d’octobre prochain. Elles sont séparées des autres car ce sont les élections les plus violentes [22 morts aux élections de 2013]. En les isolant, le gouvernement élimine un peu de violence dans la vie politique.

Autrefois aux Philippines, les élections étaient étalées. Mais le processus se heurtait au climat. Il faut en effet éviter la saison des pluies de juin à novembre. Soit six mois de l’année où il est quasiment impossible ou aléatoire d’organiser des élections sérieuses. Par ailleurs, en rassemblant l’essentiel des scrutins sur une journée, le gouvernement a voulu éviter un risque de lassitude de la part de l’électorat. Une perte de motivation qui aboutirait à une abstention massive. Aujourd’hui, la participation se situe en général de 70 à 75%. Ce lundi 9 mai est férié : personne ne va à la pêche ou à la chasse ; c’est un jour de fête avec des défilés et des animations. Pour éviter la chaleur, les Philippins vont voter très tôt ou en fin de journée. Il y a un esprit civique remarquable.

Ce regroupement ne risque-t-il pas de nuire à l’efficacité démocratique des élections, et de conduire à une confusion pour les électeurs ?
En effet, les Philippins connaissent bien les candidats nationaux, mais très très peu les candidats locaux, en dehors de quelques visites locales et de quelques affiches collées. Cela reste essentiellement des élections nationales. Certaines municipalités sont complètement verrouillées par de grandes familles dynastiques. Par exemple, dans la ville de Cainta, en banlieue de Manille, c’est la famille Felix qui a controlé la ville de 1945 jusqu’en 2003. Les dirigeants n’était que des Felix, de père en fils, de mère en fille, d’oncle en tante. En 2003, les habitants de Cainta se sont apercus qu’aucun progrès n’avait été réalisé dans leur ville. Aux élections de cette année-là, un journaliste très connu s’est présenté face aux Felix et les gens ont donc voté pour lui.

Mais ce genre de cas est plutôt rare. Les candidats locaux étant très peu connus, le maire sortant a toutes les chances d’être réélu s’il fait un bon travail de communication. Il existe différents techniques. Par exemple, certains maires font inscrire leur nom sur les voitures de police municipale. Parfois, sous le nom est inscrit « ma police ». Dans d’autres cas, les banderoles avec le nom du candidat sortant restent après les élections pendant des années. Au niveau provincial, des familles financent de grands projets comme un terrain de basket qui porte le nom du gouverneur de la province. Il faut savoir aussi que la durée de la campagne électorale n’est pas la même. Cette année, pour les élus locaux, elle a commencé officiellement fin mars-début avril. Pour les candidats nationaux, elle a commencé depuis février. En théorie, c’est donc 3 mois. Mais en général, les candidats nationaux démarrent bien avant. Grace Poe, qui est très liée au monde du show business, a pu compter sur le soutien de nombreux acteurs via de petits clips non comptabilisés par la commission électorale, mais présentés dès le mois de décembre à la télévision.

Que pensez-vous du maintien dans la classe politique philippine de la famille de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos ?
Aucun inventaire n’a été fait. Il n’y a pas eu de reconaissance des méfaits du père. En 1986, Marcos et les siens étaient exilés à Hawaï ; le dictateur est mort en 1989 ; et en 1990, sa famille a été autorisée à revenir au pays. Tous ont vite repris la politique locale dans leur province de l’Ilocos Norte, où vivaient encore des membres de leur famille jamais exilés. Ils ont donc partagé le pouvoir local avec des cousins et cousines. C’est la fille du président Marcos, Imee, très populaire, qui a resurgit le plus vite en politique. Les habitants de la province ont un particularisme régionaliste : ils considèrent que Marcos a été victime de la grande bourgeoisie de Manille. Dans la famille, c’est à leurs yeux davantage son épouse Imelda qui a causé du tort au pays, plutôt que son mari. Par la suite, la famille Marcos s’est présentée au niveau national dans les années 2000. En 2013, le fils Bongbong, qui était aussi député, a été élu sénateur. C’est alors qu’il a décidé de se présenter à la vice-présidence de la République. Aujourd’hui, les sondages le donnent au coude à coude, soit en tête, soit en seconde position.
Quelle est la personnalité de Bongbong Marcos ? Veut-il marcher sur les traces de son père ?
Bongbong ne reconnaît pas que son père a fait des erreurs. Cependant, il a une personnalité différente de lui, d’après ce qu’il affirme, et il se dit prêt à diriger le pays sans tomber dans la corruption et en respectant les institutions démocratiques. Mais il y a peu de chance qu’il les respecte. Selon certains journalistes, son père serait bel et bien son modèle.
D’où vient la popularité de Bongbong ?
Il est devenu très populaire à la fin 2015. Dans le courant de l’année dernière, il devait y avoir la signature d’un accord de paix entre le gouvernement central et le Front Moro islamique de Libération. Mais en fevrier 2015, 44 policiers des forces spéciales ont été massacrés par les rebelles musulmans dans le centre de Mindanao. Les policiers étaient à la recherche de terroristes malaisiens, mais l’expédition a mal tourné et il ont été tués par des rebelles théoriquement en paix avec le gouvernement. Cela a créé un énorme scandale, un choc considérable et le processus de paix a été bloqué. Des enquêtes parlementaires ont été ouvertes, dont Bongbong fut le leader au Sénat. Après avoir enquêté, il a expliqué que le processus de paix était en défaveur du gouvernement, des populations chrétiennes et des autres mouvements rebelles. Il a donc contribué au blocage du processus. Ainsi, beaucoup de gens d’abord favorables au processus ont suivi Marcos. Il a ensuite surfé sur cette vague pour se positionner comme candidat à la vice-présidence.
Quel est le pouvoir du vice-président aux Philippines ?
En théorie, le vice-président est seulement le remplaçant du président en cas de coup dur, d’impossibilité à gouverner pour cause de maladie ou de décès. Mais de coutume, il a aussi un portefeuille ministériel. Il est généralement aussi ministre des affaires étrangères, s’il a déjà une réputation internationale. Le cas échéant, il peut occuper un autre poste. Par exemple, le vice-président sortant Jejomar Binay (qui est aussi candidat à la présidence) n’était pas à l’aise dans la diplomatie. Il a donc préféré s’occuper du ministère du logement social pour être plus proche des populations pauvres.

(Retrouvez très prochainement sur Asialyst la suite de l’entretien avec François-Xavier Bonnet, notamment sur la personnalité de Rodrigo Duterte et sur les conséquences pour les Philippines s’il devient président.)

Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).