Philippines : misère sexuelle dans les bidonvilles de Manille
Quelques chiffres sur la démographie aux Philippines
Espérance de vie : 63-72 ans dans tout le pays ; on l’estime à 40-45 ans dans les bidonvilles.
Densité : 336 habitants au kilomètre carré.
Dépense d’éducation au niveau national : 2,8% du PIB du pays.
Pourcentage des personnes habitant en bidonville dans les populations urbaines : 40%.
Nombre moyen d’enfants par femme sur l’ensemble de la population : 3,54.
Nombre moyen d’enfants par femme dans les quartiers pauvres : 5.
Promiscuité et tabou de la sexualité
Pour Matthieu Dauchez, prêtre et responsable de la fondation Anak TNK qui vient en aide aux enfants des rues de Manille et aux populations vivant en bidonville, « la promiscuité est un problème de fond qui entraîne la banalisation de la sexualité ou une séparation de sa signification. » Aux Philippines, 80% de la population est catholique, une foi qui a son importance dans la façon d’aborder la sexualité et sa législation. « C’est un sujet qui est tabou dans les familles ! Une fille pourra parler de ses règles avec sa mère, parce que c’est quelque chose de naturel. Mais tout ce qui touche à l’acte sexuel en lui-même est proscrit. Voilà pourquoi, dès 2001, nous avons souhaité faire partie du groupe de rédaction et de sensibilisation à la loi sur la reproduction (RH bill). »
Junice travaille pour la fondation Likhaan, spécialisée dans la santé des femmes. La fondation a des cliniques dans six grandes collectivités pauvres de l’agglomération de Manille et deux programmes d’organisation communautaire dans le centre des Philippines. Les femmes qui y travaillent assurent la prestation de soins de santé primaire et mettent l’accent sur la santé physiologique et sexuelle. Entre l’Église et les organismes militants, la rupture est forte. Elle est avant tout philosophique et s’est cristallisée au moment de l’adoption de la loi sur la reproduction et la santé.
Le poids de la foi
« L’Église a tout de même réussi à faire sauter la possibilité de donner aux mineurs un accès aux contraceptifs sans le consentement des parents et la possibilité de sanctions pour les soignants refusant de distribuer des informations sur la contraception ! Il faut savoir qu’aux Philippines, il n’est par exemple pas possible pour une femme de choisir de se faire ligaturer les trompes sans avoir l’assentiment de son mari », explique Junice, qui cache mal son agacement.
La position de l’Église sur les questions de sexualité est ferme, mais a l’avantage d’être prévisible. Pour autant, il semble que, l’institution commence à prendre cette question avec gravité. Monseigneur Luis Chito Tagle, archevêque de Manille, encourage à aborder ces questions avec prudence et pragmatisme. Les populations des bidonvilles sont sensibilisées par quelques opiniâtres membres de différentes congrégations. D’autres ONG travaillent à l’éducation sexuelle abordée d’un point de vue différent, technique et militant.
La pauvreté est au cœur de la problématique sociale qui frappe ces bidonvilles. Les parents tentent de joindre les deux bouts en gagnant péniblement plus de 4 euros par jour pour nourrir une dizaine de personnes. Quand le père prend ses responsabilités, la mère essaie de gagner un complément de salaire en ouvrant un petit commerce. Néanmoins, il n’est pas rare que les hommes chôment, par fatalité ou par paresse, et les femmes sont donc dans l’obligation de travailler. La pratique d’actes sexuels tarifés est envisagée comme une source de revenus rapide et efficace. À Manille, il devient de plus en plus courant de rétribuer une fellation avec plusieurs paquets de nouilles chinoises ou quelques minutes de crédit téléphonique. On se prostitue pour 50 pesos (à peu près 1 euro) la passe, alors que le salaire moyen dans les bidonvilles est de 400 à 450 pesos par jour. Et puisqu’une prostituée professionnelle peut gagner entre 1 000 et 5 000 pesos par jour, quand elle n’est pas occasionnelle, la pratique sexuelle tarifée peut être organisée.
Christina fait partie de ces femmes. Elle nous reçoit dans sa misérable maison au cœur du bidonville de Baseco. Son pantalon aux motifs léopard est moulant et son maquillage prononcé. Elle a 28 ans et se prostitue depuis sept ans pour faire vivre ses deux garçons et sa sœur. L’entretien doit être rapide, un homme doit venir la chercher pour l’emmener en pirogue sur les navires qui stationnent à quelques encablures de là. La jeune femme embarquera avec une trentaine de ses voisines sur un bateau battant pavillon malaisien, indonésien ou d’un pays européen. Elle passera 48 heures à bord, avec un client qui lui donnera 60 dollars, à peu près 5 000 pesos. Une fois les 800 pesos reversés au conducteur de la pirogue, le reste servira à faire vivre ses enfants et sa famille.
La liberté, c’est choisir…
« Scolariser les enfants, bien sûr, éduquer les populations, évidemment, mais cela commence par arrêter de tenir un discours loufoque qui dit par exemple que si tu prends la pilule, le diable entre en toi. Les Philippins sont très superstitieux. Combien de femmes qui ont des enfants dans des relations suivies sont quittées par leur compagnon du jour au lendemain ? »
Le fléau de la drogue
Jusqu’au début des années 2000, l’alcool était un problème dramatique. Il est aujourd’hui remplacé par les stupéfiants. Avec la démocratisation du shabu, crack local, la malédiction frappe encore plus fort. Cette drogue très bon marché est consommée par les parents et de plus en plus d’enfants qui chassent toutes les barrières psychologiques. Elle est de surcroît très addictive et rend extrêmement violent. Une dose coûte 50 pesos, et il n’est pas rare de l’accompagner de quelques bouteilles de bière.
« Certains hommes sont dans un tel état qu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Nous recevons régulièrement dans nos centres médicalisés des jeunes filles de 13 ans qui sont enceintes pour la seconde fois. Certaines ont neuf ou dix ans ! Vous avez vu la promiscuité dans certains quartiers ? interroge encore Junice. Même si la loi est passée, les femmes ne sont pas autorisées à faire leur propre choix sur leur sexualité. Et comme l’avortement est interdit, on fait ça clandestinement. »
Sur les 500 à 750 000 avortements clandestins annuels, mille femmes meurent de complications. Bien souvent, elles sont pauvres et n’ont pas eu la possibilité de se faire avorter dans des conditions médicales décentes. Malgré une grossesse non désirée, beaucoup de femmes font le choix de garder leur enfant. Pour s’en débarrasser parfois après leur naissance. « Je connais des femmes qui ont vendu leur bébé 1 000 pesos pour permettre à leurs enfants aînés d’aller à l’école, témoigne Dominique Lemay, catégorique. Si vous êtes riche, vous avez accès au planning familial sans problème ! Si vous êtes pauvre, c’est impossible. Certains membres de l’Église disent vouloir défendre les plus pauvres et éviter que ce soient les pays riches qui imposent leurs vues par différentes méthodes. Mais l’Église aux Philippines maintient une confusion entre planning familial et avortement. C’est lamentable ! »
Il y a quelques années, l’évêque de Bacolod, capitale de la province du Negros au centre des Philippines, s’était particulièrement illustré. Au moment des élections sénatoriales, il avait affiché au fronton de sa cathédrale le nom des sénateurs pour lesquels il ne fallait pas voter parce qu’ils s’étaient prononcés favorablement pour la RH bill, la loi sur la reproduction.
Vers une hausse du Sida ?
Dans un pays où la culture de la pudeur voire du secret est reine, où l’impact de la religion est encore très fort, et où la démographie et la pauvreté s’entrechoquent, comment trouver un modus operandi efficace et respectueux des traditions ? Pour le Père Dauchez, concilier le message de l’Église avec une contraception artificielle est un manque de cohérence : « Mélanger les concepts ne peut pas porter de fruits. À partir du moment où la personne ne choisit pas la cohérence, on peut user de moyens, de techniques de contraception. Mais je reste persuadé que le contrôle de la démographie peut se faire de façon naturelle. »
Si l’ecclésiastique connaît parfaitement les enjeux qui frappent les bidonvilles, beaucoup de voix s’élèvent contre les discours de ce type :
« J’ai quarante ans, et dix enfants. Si j’avais écouté le curé de ma paroisse, ce n’est pas dix, mais quinze ou seize enfants que j’aurais eus ! Les moyens techniques fournis par les organisations communautaires en expliquant leur fonctionnement améliorent la vie des femmes ici, c’est incontestable ! »
Au cœur de Parola Tondo, des religieuses donnent toutes les semaines des cours de sensibilisation à l’affectivité et à la sexualité. Pendant cette demi-journée ouverte à tous, on partage, on apprend, on écoute, on comprend. Dans la salle, seuls deux jeunes garçons de treize ans sont présents. Le reste de l’assistance est entièrement composé de très jeunes filles et femmes. Comment imaginer régler ces drames humains si la moitié de la population concernée par ce fléau préfère être ailleurs ? Il faut donc souhaiter que dans une société matriarcale comme celle des Philippines, le salut puisse enfin venir des femmes.
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