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Philippines : Trente ans après, les victimes de la loi martiale témoignent de la torture

Rassemblement de victimes de tortures et de détentions arbitraires sous la dictature de Fredinand Marcos, à Manille, le 22 février 2016
Rassemblement de victimes de tortures et de détentions arbitraires sous la dictature de Fredinand Marcos (1965-1986), et qui protestent devant le palais présidentiel à Manille, le 22 février 2016, contre le retour de ses descendants aux élections du 9 mai 2016. Le fils de Marcos, Bongbong, est notamment un candidat sérieux à la vice-présidence de la République. (Crédits : NOEL CELIS / AFP)
Cette année, en même temps que l’élection présidentielle du 9 mai, les Philippines commémorent les trente ans de la révolution du People power, série de manifestations pacifiques ayant entraîné la chute de la dictature de Ferdinand Marcos (1965-1986). A Manille, Marianne Dardard a recueilli le témoignage de plusieurs victimes de la loi martiale (1972-1981), lors d’un rassemblement national organisé à l’université des Philippines, haut-lieu de la mobilisation étudiante au moment des faits.

Contexte

*Les Philippines, archipel asiatique et catholique, éditions Lessius, 2015.
« Les Philippines ont longtemps été identifiées avec la famille Marcos, pour une raison simple : la longévité hors du commun du président Ferdinand Marcos au pouvoir pendant vingt ans, un tiers de la période d’indépendance du pays », écrit Pierre de Charentenay*, ancien professeur invité de sciences politiques à l’université jésuite d’Ateneo de Manila.

Il y a trente ans, deux millions de personnes manifestaient à Manille, sur le boulevard périphérique EDSA, en soutien à Cory Aquino, veuve de l’opposant Benigno « Ninoy » Aquino abattu à son retour au pays. C’est également la mère du président sortant, Benigno « Nonoy » Aquino. Sans la moindre effusion de sang cette fois-ci, le mouvement populaire du 22 au 25 février 1986 aboutit dès le lendemain à l’exil du dictateur à Hawaï. Il fut remplacé par Cory Aquino, élue présidente.

Ferdinand Marcos a accédé au pouvoir par les urnes, en 1965, avec l’image – fausse – d’un héros de guerre, après avoir dénoncé les malversations passées. Durant la loi martiale (1972-1981), plus de 30 000 personnes auraient subi des exactions, selon le groupe de victimes CARMMA (Campaign Against the Return of the Marcoses to Malacañang). Le régime Marcos est également accusé d’être à l’origine du meurtre d’au moins 3 000 personnes. L’ONG Amnesty International avance des chiffres comparables : 34 000 personnes torturées, 3 240 personnes tuées et, au total, au moins 70 000 personnes emprisonnées.

2016 : retour du passé ?

L’année 2016 est doublement importante pour les Philippines : en plus de la commémoration des trente ans de la chute de la dictature Marcos, l’archipel s’apprête à élire le mois prochain son futur président et vice-président. Ce second poste est brigué par le fils unique de l’ex-dictateur, Bongbong Marcos. Jusqu’à présent, le sénateur figure parmi les favoris dans les sondages, tandis qu’Imelda, l’épouse du dictateur, convoite un troisième mandat de députée dans la province d’Ilocos Nord, devenue fief familial. La fille aînée, Imee, en est déjà la gouverneure.

Bongbong Marcos est accusé d’avoir pris part au régime de son père et de s’être en particulier enrichi : nommé en 1985 président du conseil de l’opérateur Philcomsat, Bongbong Marcos aurait, dès ses 26 ans, bénéficié d’un salaire mensuel estimé entre 9 700 et 97 000 dollars américains (entre 8 500 et 85 000 euros environ). A la chute de la dictature, un audit des autorités révélait que Philcomsat comptait parmi les nombreuses organisations utilisées par les Marcos pour détourner des fonds publics.

En tout, la fortune amassée par les Marcos est évaluée à 10 milliards de pesos, soit plus de 190 millions d’euros. Seuls 4 milliards de pesos (plus de 76 millions d’euros) ont été récupérés à ce jour par la « Commission présidentielle pour un bon gouvernement » (PCGG). A l’origine, cet argent avait été placé auprès de banques suisses et de nombreuses autres compagnies philippines. A son départ, Ferdinand Marcos aurait laissé une dette extérieure de presque 24 millions d’euros. La proportion de Philippins vivant sous le seuil de pauvreté aurait doublé sous sa présidence, de 18 à 35 millions de personnes. Le magazine américain Forbes a élu Marcos deuxième dirigeant le plus corrompu de la planète.

Bonifacio Ilagan, 64 ans : la torture militaire fréquente

Bonifacio Ilagan est le porte-parole du groupe de victimes CARMMA (Campaign Against the Return of the Marcoses to Malacañang). Ancien activiste étudiant, il a été victime de viol pendant la loi martiale, décrétée le 21 septembre 1972.
« Pendant deux ans, j’ai été détenu par les militaires qui m’ont fait subir toutes sortes de torture. Quand on m’a relâché, ce fût au tour de ma soeur de disparaître en 1977, soit quarante ans aujourd’hui. On ne l’a jamais revue. »
La torture militaire était monnaie courante, avec des techniques plus ou moins sophistiquées. De la cure par l’eau, en obligeant à en avaler une grande quantité, à la roulette russe. Une autre technique fut baptisée le « pont San Juanico », du nom du plus long des Philippines construit par Ferdinand Marcos en cadeau à Imelda, et reliant l’île de Samar à Leyte, sa province ancestrale. Les pieds et les poings liés, le corps du détenu était placé en équilibre entre deux lits, avec un passage à tabac à la moindre chute.

Aujourd’hui, comme les autres victimes de la loi martiale, Bonifacio Ilagan craint l’oubli. A propos d’EDSA, l’équivalent du « périph’ parisien », théâtre de la révolution du People power, Bonifacio Ilagan déplore : « On associe désormais davantage EDSA aux embouteillages qu’à cette révolution pour la démocratie. »

Bonifacio Ilagan redoute également le retour des Marcos au pouvoir, avec l’élection possible de Bongbong, le fils du dictateur. Ce dernier a toujours refusé de s’excuser pour les actes commis par son père : « Les Philippins pardonnent facilement et c’est mal, déplore Bonifacio. Car quand vous pardonnez à ceux qui ont commis de telles injustices, comment faire la paix et réconcilier un pays ? »

Joanna Cariño, ancienne militante étudiante philippine et victime de la torture sous le régime de Ferdinand Marcos.
Joanna Cariño, ancienne militante étudiante philippine et victime de la torture sous le régime de Ferdinand Marcos. (Copyright : Marianne Dardard)

Joanna Cariño, 65 ans : « Des arrestations de masse visant aussi les indigènes »

Originaire de Baguio, dans la cordillère, Joanna Cariño se souvient :
« J’ai été arrêtée en 1974, en même temps que l’une de mes jeunes soeurs, à peine sortie du lycée, raconte l’ancienne militante étudiante. Plusieurs jours durant, les militaires nous ont infligé des chocs électriques à tour de rôle, l’une face à l’autre, tout en nous empêchant de dormir. Au QG régional de la police, j’ai découvert enfermés ces gens vêtus d’un simple pagne, une centaine de membres de la tribu Ibaloi. Leur tort ? Avoir manifesté contre un projet de barrage qui allait inonder leurs terres ancestrales. »
Joanna Cariño poursuit : « De plus en plus de gens protestaient pour divers griefs et c’est à ce moment-là que les libertés civiles ont été suspendues. » A partir du moment où Marcos a décrété la loi martiale en 1972, il y a eu des « centaines d’arrestations dans la ville ». Du jour au lendemain, un couvre-feu est instauré et tout rassemblement devient interdit. « Même en province, parler à quelqu’un dans la rue devenait suspect. »

Pour cette victime de la loi martiale aujourd’hui âgée de 65 ans, « Bongbong Marcos ne s’excusera jamais pour les actes de son père. Même s’il le fait, il ne peut s’abriter derrière : il a pris part au régime, il était en poste à l’époque. Aujourd’hui, il finance sa propre campagne électorale pour devenir vice-président avec les fonds mal-acquis par ses parents. Et jusqu’ici les Philippines n’ont toujours pas réussi à en récupérer l’intégralité. »

Jimmy Padilla*, 58 ans, agriculteur : des exactions bien après la levée de la loi martiale

*Le nom a été modifié.
Jimmy Padilla*, 58 ans, est un agriculteur originaire de Salcedo, dans la province d’Ilocos Sud, voisine du fief des Marcos. La loi martiale a été levée en 1981, mais les exactions ont continué bien après, témoigne cette autre victime. « En 1984, des militaires m’ont séquestré deux jours durant pour savoir où se trouvait mon frère, parti rejoindre la Nouvelle armée du peuple (NPA). Ils m’ont roué de coups et m’ont accusé de fournir des provisions à la rébellion communiste. Trois ans après la révolution du People power, on a appris que mon frère avait été exécuté sommairement en 1989, alors qu’il avait quitté les rangs du NPA cinq ans auparavant ».
Par Marianne Dardard, à Manille

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A propos de l'auteur
Marianne Dardard est correspondante à Manille pour La Croix, TV5 Monde et RFI. Hormis traquer les typhons, elle tente de comprendre l’exception philippine, avec de l’enthousiasme pour le fait interreligieux et les dernières plages secrètes de l’archipel.