Histoire

Vie et mort de la République des États-Unis d'Indonésie (1949-1950)

Carte de l'éphémère République des Etats-Unis d'Indonésie (1949-1950).
Carte de l'éphémère République des Etats-Unis d'Indonésie (1949-1950). (Alexandre Gandil)
La courte histoire de la République des États-Unis d’Indonésie a marqué l’indépendance de l’archipel. Elle fut créée lors d’une conférence qui réunit en juillet 1949 la République d’Indonésie proprement dite, dont le territoire consistait en une partie de Java et la plus grande partie de l’île de Sumatra, et une quinzaines d’États et territoires créés en 1946 par les Néerlandais dans le reste de leur ancienne colonie. La disparition de cette République éphémère fut entérinée le 17 août 1950 après que les différents États et territoires eurent intégré la République d’Indonésie. Dans l’intervalle, les Pays-Bas ont tenté, en vain, de maintenir une emprise sur leur ancienne colonie en noyant l’influence de la toute jeune République indonésienne.

Contexte

Tout l’été – élargi maintenant à l’été indien -, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.

Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.

Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.

Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte de la République des États-Unis d'Indonésie (1949-1950).
Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte de la République des États-Unis d'Indonésie (1949-1950).

Une décolonisation heurtée

(1) Le royaume de Surakarta, le sultanat de Yogyakarta, et les principautés du Mangkunegaran et du Pakualaman. (2) En dehors des quatre principautés susnommées, qu’ils appelaient les Vorstenlanden (« terres princières »), Java était divisée en regentschappen ou « régences » administrées par des regenten, préfets que le gouvernement colonial nommait dans les familles des descendants des tumenggung ou gouverneurs que les rois javanais avaient mis à la tête de leurs territoires aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans les autres îles, les Néerlandais avaient maintenu les princes et chefs locaux, qui reconnaissaient leur souveraineté. (3) La conquête de Bali par les Néerlandais s’était achevé de manière sanglante en 1908. Les différents royaumes et principautés bugis et makassar avaient également été soumis militairement, du XVIIe au début du XXe siècles.
C’est le 17 août 1945 que Soekarno et Hatta proclament l’indépendance de la République d’Indonésie, alors que l’archipel est encore occupé par les Japonais depuis la reddition des troupes néerlandaises en 1942.. Début septembre, les quatre principautés du centre de Java (1) déclarent leur soutien à la République. Mais dans les autres îles (2), de nombreux princes, qui avaient été maintenus sur le trône par le pouvoir colonial et s’étaient enrichis sous sa protection, ne sont guère pressés de se rallier. Toutefois, plusieurs princes balinais, ainsi que la plupart des princes bugis et makassar du sud de Célèbes (3), reconnaissent la souveraineté de la République. Alors que ces princes de Célèbes du Sud, musulmans, acceptent l’autorité du gouverneur Sam Ratulangi, un protestant du nord de Célèbes, l’antipathie des Toraja, christianisés, du sud de l’île envers les Bugis et les Makassar permettra aux Néerlandais de se réinstaller dans la région.
Les Néerlandais avaient en effet pu restaurer leur administration dans des enclaves alliées : Balikpapan et Tarakan dans l’est de Bornéo, Morotai dans le nord des Moluques, Biak, Hollandia (aujourd’hui Jayapura) et Merauke en Nouvelle-Guinée occidentale, créées par l’avancée des troupes américaines dans le Pacifique. Ils n’avaient néanmoins pas les moyens de récupérer ce qu’ils considéraient toujours comme leur colonie, mais sur laquelle leur autorité avait pris fin avec la reddition de leurs troupes aux Japonais en 1942. Depuis la capitulation du Japon le 15 août 1945, il fallait désarmer les troupes nippones. Dans l’est de l’archipel, ce sont les Australiens qui sont chargés de cette tâche. En octobre, ils occupent les grandes villes, alors que la jeune République n’a pu installer de gouverneur qu’à Makassar dans le sud de Célèbes. Les Néerlandais y rétablissent leur administration, civile et militaire.
(4) La British Indian Army, ou plus simplement Indian Army, était une organisation distincte de l’armée britannique. Ses soldats étaient des Indiens volontaires et ses officiers des Britanniques. Durant la Seconde Guerre mondiale, la 5ème division avait combattu contre les Allemands et les Italiens en Afrique du Nord, puis les Japonais en Birmanie, et la 23ème division, également les Japonais en Birmanie.
Dans l’ouest de l’archipel, c’était le rôle des troupes britanniques. Pour leur commandant, Lord Mountbatten, il était toutefois hors de question de reconquérir l’Indonésie pour le compte des Néerlandais. Les Britanniques débarquent ainsi à Java et Sumatra en septembre et octobre. Pour éviter des affrontements avec les Indonésiens, ils font transférer vers l’est de l’archipel les soldats de la KNIL (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger ou « armée royale des Indes néerlandaises », l’ancienne armée coloniale), et des troupes néerlandaises sous commandement allié sur le retour. La mission des Britanniques se limitait à libérer les Européens détenus dans les camps établis par les Japonais et à désarmer ces derniers. Mais dès octobre, des affrontements ont lieu avec la jeune armée indonésienne et des milices, dont le point culminant est la bataille de Surabaya qui oppose dix à vingt mille soldats indonésiens mal équipés et une centaine de milliers de miliciens à l’armement rudimentaire à trente mille hommes aguerris des 5ème et 23ème divisions d’infanterie de la British Indian Army (4) appuyés par vingt-quatre chars, autant d’avions et cinq navires de guerre. Les Indonésiens doivent se retirer de Surabaya avec de lourdes pertes, mais cette bataille convainc les Britanniques de rester neutres dans le conflit qui s’annonce entre la jeune république et l’ancien colonisateur.

Un projet nourri par l’ancien colonisateur

Début 1946, le gouvernement indonésien décide de s’installer à Yogyakarta dans le centre de Java, où il est accueilli par le sultan. Les Néerlandais se sont en effet réinstallés à Jakarta. Ils projettent de créer une entité fédérale dans laquelle la République d’Indonésie ne serait qu’un « État » parmi d’autres. Solidement installés dans l’est de l’archipel, ils organisent en juillet une conférence à Malino dans le sud de Célèbes et obtiennent le soutien des représentants de Bornéo et de l’est de l’archipel. Fin 1946 est signé l’accord de Linggajati par lequel les Néerlandais reconnaissent l’autorité de facto de la République sur Java, l’île voisine de Madura et Sumatra, et les deux parties s’engagent à créer début 1949 des « États-Unis d’Indonésie » dans lesquels la République serait un des « États fédéraux ». Les Néerlandais forment alors un « État d’Indonésie orientale » constitué de Bali et les Petites îles de la Sonde, Célèbes et les Moluques. Début 1947, ils mettent en place un « État de Bornéo occidental » avec à sa tête le sultan Hamid II de Pontianak.
(5) Jakarta, Semarang et Surabaya à Java, Medan et Palembang à Sumatra.
Cependant, l’entretien d’un corps expéditionnaire de plus de cent mille soldats acheminé depuis les Pays-Bas était un lourd poids financier pour le royaume, dévasté par la Seconde Guerre mondiale. En juillet de cette année, les Néerlandais lancent l’opération « Product » destinée à s’emparer des plantations de Java et Sumatra, des champs pétroliers et des mines de Sumatra, ainsi que des principaux ports des deux îles (5). Les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie font alors pression sur les Pays-Bas pour qu’ils assouplissent leur position. Sous la pression des Nations Unies, un deuxième accord est signé début 1948 en baie de Jakarta à bord du navire de guerre américain USS Renville.
Timbre de l'éphémère République des Etats-Unis d'Indonésie (1949-1950).
Timbre de l'éphémère République des Etats-Unis d'Indonésie (1949-1950). (Réalisation : Alexandre Gandil / Asialyst.com)
(6) A la conférence de Malino, le représentant de la Nouvelle-Guinée occidentale, Frans Kaisiepo, avait pourtant déclaré que « la Nouvelle-Guinée occidentale ne [devait] pas être séparée du Grand Est ». (7) Il s’agit du Plan Marshall destiné à la reconstruction de l’Europe. (8) M. C. Ricklefs, A History of Modern Indonesia since c. 1200 (2008). (9) « Kalimantan » est le nom indonésien de l’île de Bornéo.
Entre-temps, les Néerlandais poursuivent leur projet fédéral. Ils créent de nouveaux « États » et aussi des « territoires » de différents niveaux d’autonomie, pour arriver à un total de quinze – chacun avec son dirigeant, son gouvernement et son parlement. Toutefois, la Nouvelle-Guinée occidentale n’en fait pas partie (6). Fin 1948, les Néerlandais lancent l’opération « Kraai » (« corbeau »), occupent Yogyakarta et arrêtent le gouvernement indonésien. Cette action suscite l’indignation aux Nations Unies. Le Congrès américain réclame l’arrêt de toute aide pour la reconstruction des Pays-Bas (7). Grâce à cette pression, le gouvernement indonésien est libéré en juillet 1949. Une conférence est organisée à Yogyakarta, puis à Jakarta, au cours de laquelle la République d’Indonésie et les États fédéraux conviennent de la création d’une « République des États-Unis d’Indonésie ». Déçus par le peu de pouvoir que leur ont conféré les Néerlandais, les États fédéraux expriment des intérêts souvent semblables à ceux de la République d’Indonésie, qu’ils respectent pour sa résistance à l’ancienne puissance coloniale (8). Il est convenu que l’armée de la République d’Indonésie constituera le noyau de celle de la république fédérale. Toutefois à Java occidental, Sumatra oriental, Kalimantan (9) du Sud et dans le sud de Célèbes, cette armée rencontre une résistance de la part de milices locales.

D’août à novembre une « Conférence de la Table Ronde » se tient à La Haye. Les Indonésiens et les Néerlandais y conviennent d’une « union » entre les Pays-Bas et la République des États-Unis d’Indonésie avec à sa tête la reine des Pays-Bas. Soekarno sera le président de la République fédérale et Hatta le vice-président et Premier ministre. Les Indonésiens acceptent de donner des garanties pour les avoirs des entreprises néerlandaises en Indonésie. Mais surtout, ils acceptent de remettre à plus tard les discussions sur le statut de la Nouvelle-Guinée occidentale, et d’endosser une dette néerlandaise dont l’essentiel est en fait constitué par les dépenses de l’intervention militaire contre l’Indonésie. Le 27 décembre 1949, le royaume des Pays-Bas transfère formellement à la République des États-Unis d’Indonésie la souveraineté sur le territoire des anciennes Indes néerlandaises à l’exclusion de la Nouvelle-Guinée occidentale.

La Reine Juliana des Pays-Bas signe le transfert de souveraineté sur l'Indonésie, en présence du premier ministre indonésien Mohammad Hatta, au palais royal Place du Dam à Amsterdam, le 27 décembre 1949.
La Reine Juliana des Pays-Bas signe le transfert de souveraineté sur l'Indonésie, en présence du premier ministre indonésien Mohammad Hatta, au palais royal Place du Dam à Amsterdam, le 27 décembre 1949. (Source : Wikicommons Media)

Une République éphémère

(10) A l’époque, le qualificatif « républicain » s’appliquait aux partisans de la République d’Indonésie. (11) M. C. Ricklefs.
En réalité, le sentiment pro-républicain (10) était très présent dans les États fédéraux (11), créations des Néerlandais auxquelles leurs dirigeants n’avaient pas eu les moyens de s’opposer. Un événement va précipiter le cours des choses. En janvier 1950, moins d’un mois après la signature de l’accord de La Haye, un officier néerlandais, le capitaine Raymond Westerling, qui en 1946-47 avait commis des exactions dans le sud de Célèbes en y éliminant les républicains, investit avec huit cents de ses hommes la ville de Bandung, capitale de l’État du Pasundan dans l’ouest de Java. Les autorités civiles et militaires néerlandaises le persuadent de se retirer. Westerling et ses troupes se replient sur Jakarta. On apprend qu’il projette d’assassiner le gouvernement fédéral. Il est finalement chassé et fuit clandestinement le pays. Plusieurs dirigeants du Pasundan sont suspectés de complicité. Le parlement de cet État décide sa dissolution. Le mouvement est alors suivi par la plupart des autres États fédéraux.
(12) Habitants d’Ambon, une île dans le sud des Moluques.
Fin mars, deux États refusent encore la dissolution, Sumatra oriental et l’Indonésie orientale. En avril 1950, le sultan Hamid II, chef de l’État de Kalimantan occidental, est arrêté comme principal instigateur du complot de Westerling. Ce même mois, des affrontements ont lieu entre des soldats amboinais (12) de la KNIL (l’ancienne armée coloniale) et des unités républicaines à Makassar dans le sud de Célèbes, capitale de l’Indonésie orientale, ce qui compromet le gouvernement de cet État. Un nouveau cabinet est formé, dont la mission est de dissoudre l’État. Sumatra oriental se dissout à son tour. A Ambon, qui fait partie de l’Indonésie orientale, l’ancien ministre de la Justice de cet État, le Dr Soumokil, proclame une « République des Moluques du Sud », mouvement qui sera finalement réprimé par l’armée républicaine en novembre 1950.
(13) Sans être l’appellation officielle du pays, cette formule est souvent utilisée, notamment sous son sigle « NKRI », dans les dénonciations de ceux qui menacent l’unité du pays, aujourd’hui essentiellement ceux qui voudraient faire de l’Indonésie un Etat islamique.
Le 17 août 1950, à l’occasion du cinquième anniversaire de la proclamation de l’indépendance, Soekarno proclame « l’État unitaire de la République d’Indonésie » (« Negara Kesatuan Republik Indonesia » – NKRI (13)). La République des États-Unis d’Indonésie aura vécu à peine huit mois.

Le rêve solennellement exprimé en 1928 par les associations de jeunesse de différentes régions des Indes néerlandaises réunies en congrès à Batavia, d’avoir « pour unique terre de naissance la terre indonésienne, pour unique nation la nation indonésienne et comme langue de l’unité, la langue indonésienne », était pratiquement réalisé.

Par Anda Djoehana Wiradikarta

Pour aller plus loin

Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.

M. C. Ricklefs, A History of Modern Indonesia since c. 1200, Stanford : Stanford University Press, 2008, 492 p.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.