Histoire

Vie et mort du Tibet autonome (1912-1951)

Carte chinoise du Tibet en 1904 distinguant les trois régions principales de l'Ü-Tsang (à l'Ouest), de l'Amdo (au Nord) et du Kham (à l'Est)
Carte chinoise du Tibet en 1904 distinguant les trois régions principales de l'Ü-Tsang (à l'Ouest), de l'Amdo (au Nord) et du Kham (à l'Est). (Crédit : Kartograficheskoe zavedenīe A. Il'ina, domaine public, via Wikimedia Commons)
Chaque prise de position à son sujet déclenche une pluie de récriminations. Épineux dossier que celui du Tibet, et particulièrement de son statut entre 1912 et 1951 – soit entre la chute de l’Empire mandchou des Qing et l’entrée des troupes chinoises de l’Armée populaire de libération sur son sol. La plupart des experts occidentaux s’accordent néanmoins à dire que le Tibet fonctionnait à l’époque comme un État indépendant, sans oser trancher la question en termes de droit international. Mais que s’est-il passé pendant ces 39 ans pour que l’évocation de cette séquence historique devienne si explosive ? Retour sur la vie et la mort du Tibet autonome (1912-1951).

Contexte

Depuis le début de l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.

Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.

Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.

Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Tibet autonome (1912-1951).
Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Tibet autonome (1912-1951).

L’émancipation tibétaine du début du XXe siècle

(1) Katia Buffetrille, « Le Tibet au tournant du XXIe siècle « , Monde chinois, n° 29, 2012, p. 111. (2) La déclaration dans son quatrième point : « Nous sommes une nation petite, religieuse et indépendante » et le traité dans son article premier : « Après s’être séparés de la Chine, le Tibet et la Mongolie se sont constitués en nations indépendantes. » Voir Elliot Sperling, « Le Tibet et la Chine : l’interprétation de l’histoire depuis 1950 », Perspectives chinoises, 2009/3, 2009, p. 35.
C’est en 1912 que le Tibet s’extrait du giron de Pékin. Thubten Gyatso, le XIIIe dalaï-lama (détenteur du pouvoir temporel), fait alors expulser les 3 000 Chinois installés à Lhassa et réduit à néant toute forme d’autorité chinoise sur la région (1). L’année suivante, le discours du dalaï-lama et le traité tibéto-mongol évoquent tous deux le Tibet comme une « nation indépendante » (2). Comment expliquer ce coup de canif dans les liens particuliers qu’avaient tissé le Tibet et la Chine depuis plusieurs siècles ? Par le résultat de trois phénomènes imbriqués, qui se sont nourris les uns les autres pendant des années : le « Grand jeu » russo-britannique, qui a attisé les convoitises du Royaume-Uni sur le Tibet face à la pénétration tsariste au Xinjiang ; la déstabilisation interne de l’Empire mandchou, ayant abouti à la chute du régime puis à la proclamation de la République de Chine en 1912 ; les frustrations des Tibétains, caractérisées par les manœuvres de Thubten Gyatso, liées d’abord à l’infiltration britannique puis à l’affirmation chinoise de souveraineté sur leur sol.
Les troupes chinoises quittant Lhassa en 1912.
Les troupes chinoises quittant Lhassa en 1912. (Crédit : domaine public, via Wikimedia Commons)
(3) Tiphaine Ferry, « Révolution et indépendance : la Révolution républicaine au Tibet », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 109-110, p. 33. (4) Melvyn Goldstein, The Snow Lion and the Dragon : China, Tibet, and the Dalai Lama, Oakland : University of California Press, 1997, p. 24.
Parce que les autorités de Pékin et de Lhassa refusent obstinément d’ouvrir le Tibet au commerce avec l’Occident, le Royaume-Uni envoie des troupes à la frontière via le Sikkim en 1902. Profitant que la Russie soit empêtrée dans une guerre contre le Japon, les soldats la franchissent finalement deux ans plus tard, en 1904, et envahissent la capitale tibétaine. Britanniques et Tibétains signent alors le Traité de Lhassa, tenant à l’écart la Chine – dont la protection politique et militaire sur le territoire himalayen, établie sous Kubilai Khan (fondateur de la dynastie Yuan, 1271-1368), est pourtant reconnue par Londres (3). Le texte faisant alors du Tibet un protectorat britannique qui ne dit pas son nom (4). Désemparé et réticent à l’idée de se soumettre, le dalaï-lama s’enfuit en Mongolie.
(5) Melvyn Goldstein, « Tibet and China in the Twentieth Century », in Morris Rossabi (Ed.), Governing China’s Multiethnic Frontiers, Seattle : University of Washington Press, 2014, pp. 186-227.
Les Britanniques réalisent néanmoins rapidement la nécessité de voir la Chine reconnaître le Traité de Lhassa. Ce qui les conduit à signer avec les Chinois le Traité de Pékin en 1906. Si le texte consacre bien le premier traité, de nouvelles clauses y sont intégrées. Le Royaume-Uni s’engage ainsi à ne pas envahir le Tibet et à ne pas s’ingérer dans son administration, mais peut conserver les trois comptoirs commerciaux qu’il a installés ainsi que ses concessions de minerai et ses marchés – sous réserve d’interdire à tout autre État que la Chine d’y accéder. De son côté, Pékin s’engage à « ne permettre à aucune autre puissance étrangère de s’infiltrer sur le territoire ou dans l’administration interne du Tibet » – une allusion à peine voilée à l’Empire tsariste. Les intérêts britanniques sont donc protégés dans le cadre du « Grand jeu », tandis que la Chine voit « réaffirmée » son « autorité légitime » (5) sur le Tibet.
(6) Wangchuk Deden Shakabpa, Tibet: A Political History, New Heaven : Yale University Press, 1967, p. 225. (7) Tiphaine Ferry, op. cit., p. 34. (8) Édit impérial du 3 novembre 1908, cité dans Melvyn Goldstein, A History of Modern Tibet, 1913-1951: The Demise of the Lamaist State, Oakland : University of California Press, 1991, pp. 49-50. (9) Elliot Sperling, op. cit, p. 31.
La signature du traité permet également à Pékin de légitimer une politique d’affirmation de souveraineté sur le Tibet. Une politique qu’elle avait déjà engagée l’année précédente (en 1905) : colonisation violente de l’Est (Kham) qui fait régner un climat de terreur « sans précédent » (6) (massacre de moines, substitutions d’écoles tibétaines par des écoles chinoises), et programme de réformes au Tibet central. Objectif : stabiliser sa frontière avec l’Empire britannique à une époque où son territoire national fait l’objet de multiples pénétrations étrangères.

Cinq ans plus tard, la Chine s’installe militairement au Tibet et l’administration locale semble entièrement soumise à Pékin (7). Parallèlement, en 1908, le dalaï-lama est convoqué dans la capitale chinoise où il lui est demandé de « se plier aux règles de la Chine, son État souverain » et « d’exhorter les Tibétains » à faire de même (8) – lui faisant comprendre qu’il se trouve désormais subordonné à l’Empereur. Voilà qui remet en cause la conception traditionnelle des rapports entre Pékin et Lhassa, des relations politico-religieuses dites de « prêtre-protecteur », caractérisées depuis la dynastie Yuan par une sorte d’échange de bons procédés : le dalaï-lama enseigne à l’Empereur les principes bouddhiques en échange d’une protection politique et militaire – ce qui n’implique aucune soumission du premier au second (9).

(10) Tiphaine Ferry, op. cit., p. 34.
C’est pourquoi, à peine de retour sur ses terres, le dalaï-lama s’exile en Inde dès 1910, où il s’imprègne de la culture politico-administrative britannique – tout en prenant du recul sur les événements des dernières années. Désireux de réformer le Tibet et de clarifier son statut international, Thubten Gyatso saisit l’occasion de la Révolution chinoise de 1911 pour mener à bien ses projets. Car la résistance tibétaine s’active véritablement au contact des premières mutineries chinoises qui débutent à Lhassa le 13 novembre 1911, un mois après les événements de Wuchang (déclencheurs de la Révolution républicaine) (10). Le chaos ambiant permet aux Tibétains de se retourner contre les individus chinois ou considérés comme prochinois, récupérant les territoires aux mains de l’armée impériale et chassant ses troupes hors du Tibet. L’Empire mandchou tombe début 1912 et, lorsqu’il retourne sur ses terres la même année, Thubten Gyatso est accueilli en héros.
Thubten Gyatso, le XIIIe dalaï-lama, autour de 1910.
Thubten Gyatso, le XIIIe dalaï-lama, autour de 1910. (Crédit : domaine public, via Wikimedia Commons)
(11) Alfred P. Rubin, « The Position of Tibet in International Law », The China Quarterly, n° 35, juillet-septembre 1968, p. 120.
Soucieux de préserver leurs intérêts économiques et commerciaux au Tibet, les Britanniques organisent des pourparlers tripartites avec les gouvernements de Pékin et de Lhassa, qui devaient aboutir à la Convention de Simla en 1914. Le texte, que les représentants chinois n’ont pas signé, devait reconnaître la « suzeraineté chinoise » sur le Tibet – un terme volontairement flou ne garantissant ni indépendance de la région himalayenne ni intégration au territoire national chinois (11) – tout en opérant une distinction entre un « Tibet intérieur » (Amdo et Kham) politiquement absorbé par la République de Chine et un « Tibet extérieur » (Ü-tsang) autonome. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de Nankin ne cessera de revendiquer la souveraineté sur l’ensemble du Tibet et la nécessité de le provincialiser au sein de la République.

Une indépendance de fait dans l’étau sino-britannique

(12) Alice Travers, « Chronologie de l’histoire du Tibet », Outre-Terre, n° 21, 2009, p. 117-118.
L’émancipation tibétaine vis-à-vis du pouvoir central chinois ne marque pas de rupture totale entre les deux gouvernements. Certes, à la suite de la convention de Simla, les autorités de Lhassa basculent dans l’orbite britannique et les troupes du Tibet et de la Chine s’affrontent pendant quatre ans. La victoire des premières sur les secondes, en 1918, aboutit à l’accord de Rongbatsa qui délimite la frontière tibétaine au niveau du Yangtsé. Certains observateurs y voient d’ailleurs la reconnaissance implicite par Nankin de l’indépendance du Tibet qui a déjà adopté monnaie, drapeau et timbres nationaux (12).
Timbre tibétain et cachet postal en 1934.
Timbre tibétain et cachet postal en 1934. (Crédit : domaine public, via Wikimedia Commons)
(13) Matthew T. Kapstein, The Tibetans, Hoboken : John Wiley & Sons, 2013.
Mais les prétentions chinoises de souveraineté sont intarissables, d’autant plus que les rapports tibéto-britanniques s’effrite au cours des années 1920. Si en 1920-21, la mission de Charles Bell en tant qu’ambassadeur des Indes britanniques au Tibet marque l’apogée du rapprochement entre Londres et Lhassa, le dalaï-lama porte un coup aux relations entre les deux pays quelques années plus tard seulement. La modernisation de l’armée tibétaine, permise par le soutien britannique, fait bruisser les rumeurs d’un complot militaire contre Thubten Gyatso (13). Il décide alors de prendre un tournant conservateur et d’embrasser une politique isolationniste, initiée en 1926 avec la fermeture de l’école anglaise de Gyantsé. Les éléments de la faction progressiste, pro-britannique, sont écartés des positions dirigeantes.
(14) Alfred P. Rubin, op. cit., p. 132.
De son côté, le gouvernement de Nankin trouve un levier d’action vis-à-vis du Tibet en la personne du panchen-lama – deuxième plus haut chef spirituel du bouddhisme tibétain, derrière le dalaï-lama. Refusant que ses terres ne soient soumises à l’impôt et craignant que son pouvoir ne soit trop réduit, Thubten Chökyi Nyima, le IXe panchen-lama, s’enfuit en Mongolie puis en Chine en 1923. Ainsi, après avoir essuyé une défaite militaire au début des années 1930 et envoyé une première mission à Lhassa l’année suivant la mort du dalaï-lama en 1933, les autorités de Nankin tentent de négocier le retour du panchen-lama au Tibet, accompagné de 500 Chinois. Mais le projet avorte avec le décès de Thubten Chökyi Nyima fin 1937. En revanche, le gouvernement central chinois continuera de jouer un rôle de choix concernant la figure du panchen-lama, puisqu’il a eu la « haute main » dans la sélection du Xe du nom jusqu’en 1944 – au détriment des autorités tibétaines (14). Rôle dont Nankin n’a pas joui pour la nomination du XIVe (et actuel) dalaï-lama, Tenzin Gyatso, entre 1937 et 1940.
Tenzin Gyatso, XIVe et actuel dalaï-lama, lors de sa cérémonie d'intronisation en 1940. Il est alors âgé de cinq ans.
Tenzin Gyatso, XIVe et actuel dalaï-lama, lors de sa cérémonie d'intronisation en 1940. Il est alors âgé de cinq ans. (Crédit : domaine public, via Wikimedia Commons)
Malgré ce levier d’action, le Tibet aura continué à brandir l’étendard de son indépendance au cours des années 1940. En atteste sa neutralité lors de la Seconde Guerre mondiale, incarnée par son refus de percer une route sur son territoire permettant d’alimenter la Chine nationaliste depuis l’Inde, en 1942. Un ministère tibétain des Affaires étrangères est d’ailleurs établi la même année. Néanmoins, même s’ils respectent la position de Lhassa au détriment de celle des Chinois, ni les Américains, ni les Anglais ne reconnaissent le Tibet comme un État indépendant de jure, se pliant au dogme de la « suzeraineté » chinoise.
(15) Alfred P. Rubin, op. cit., p. 138.
C’est finalement le dénouement de la guerre civile chinoise qui entraîne la chute du Tibet autonome. Car les ultimes velléités d’intégration du Tibet au territoire national de la République de Chine, défaite en 1949, n’ont pas conduit aux effets espérés – notamment l’envoi d’une délégation tibétaine à l’Assemblée constituante de 1946 et l’affirmation de souveraineté du gouvernement de Nankin sur le Tibet consacrée dans la Constitution de 1947. La République populaire de Chine qui lui succède fait néanmoins savoir dès janvier 1950 qu’elle compte « libérer le Tibet » – ce qui, en l’absence de soutien étranger, ne laisse que peu de marge de manœuvre aux autorités de Lhassa (15). Objectif de Mao Zedong : laver l’honneur de la nation, en replaçant sous le joug de Pékin l’ensemble des territoires (considérés comme) chinois ayant subi une influence étrangère depuis la Première Guerre de l’Opium (1839-1842) puis le contrôle des Seigneurs de la guerre après l’établissement de la République de Chine.
Les troupes de l'APL entrant dans Lhassa, en 1951.
Les troupes de l'APL entrant dans Lhassa, en 1951. (Crédit : domaine public, via Wikimedia Commons)
(16) Hugues-Jean de Dianous, « Le Tibet et ses relations avec la Chine », dans Politique étrangère, n° 1, vol. 27, 1962, p. 48.
Face à la réaffirmation de l’indépendance tibétaine, l’Armée populaire de libération lance une offensive himalayenne en octobre 1950. Le peu d’informations disponibles à l’époque sur l’offensive communiste entraîne le refus de l’ONU d’inscrire la question à son ordre du jour, malgré l’appel du gouvernement tibétain (16). Le XIVe dalaï-lama prend le pouvoir et se rend à Pékin pour signer « l’Accord en 17 points » en 1951, qui ne s’applique qu’au territoire correspondant au Tibet dit « extérieur ». La région « retourne » ainsi « au sein de la famille de la mère patrie – la République populaire de Chine » (article 1), en échange de quoi le gouvernement communiste s’engage à « à ne pas modifier les systèmes politiques en vigueur au Tibet, le statut, les fonctions et les pouvoirs du dalaï-lama » (article 4) et à respecter « les convictions religieuses, les coutumes, les usages du peuple tibétain ainsi que les monastères des lamas » (article 7). De vastes promesses d’autonomie interne qui resteront lettre morte.

Lhassa versus Dharamsala : le Tibet dédoublé

Comment se fait-il aujourd’hui que le dalaï-lama se retrouve exilé à Dharamsala, en Inde, où il a renoncé à son pouvoir temporel au profit d’un Premier ministre élu par la diaspora ? Et pourquoi la Chine refuse-t-elle obstinément de le rencontrer, qualifiant l’homme de « loup déguisé en agneau » entouré de sa « clique » ? En somme, comment a-t-on abouti à la situation que l’on connaît à l’heure actuelle ?
(17) Jonathan Mirsky, « Tibet: The CIA’s Cancelled War », dans The New York Review of Books, 9 avril 2013 (en ligne).
Les réponses sont à puiser dès les premières années qui ont suivi l’intégration du Tibet au territoire de la République populaire. La collectivisation forcée, ordonnée par Pékin en 1955, provoque des soulèvements dans le Kham et l’Amdo oriental tout en causant des mouvements de population vers Lhassa. La résistance anti-chinoise s’organise alors autour de l’Armée nationale volontaire de défense, qui planifie des actions de guérilla à l’Est du Tibet. Parallèlement, les autorités centrales mettent sur pied le Comité préparatoire de la région autonome du Tibet (CPRAT) afin de remplacer le gouvernement de Lhassa. Les groupes rebelles tibétains se multiplient, et la CIA commence à apporter son soutien à certains d’entre eux à partir de 1957 avec son projet « Circus » – qui s’essoufflera dans les années 1960 avant de s’éteindre en 1971, à la faveur du rapprochement sino-américain (17).
(18) Barry Sautman, June Teufel Dreyer, Contemporary Tibet: Politics, Development, and Society in a Disputed Region, Armonk : M. E. Sharpe, 2006, p. 245.
L’année 1959 marque un tournant. Un an après le lancement du « Grand bond en avant », la rumeur d’un prochain enlèvement du dalaï-lama par les Chinois court dans Lhassa et provoque le soulèvement de sa population le 10 mars. Tenzin Gyatso venait alors de recevoir une invitation pour une pièce de théâtre, motif déjà invoqué par les autorités communistes afin d’interpeller des officiels tibétains. 300 000 personnes encerclent donc son palais pour l’empêcher de se rendre à la représentation. Les bombardements sur Lhassa poussent finalement le dalaï-lama à se réfugier en Inde le 17 mars, où il arrive quelques jours plus tard. 80 000 à 100 000 Tibétains l’auraient suivi dans sa fuite, tandis que 87 000 seraient morts sous le joug de la répression chinoise d’après les leaders tibétains émigrés (18).

Dénonçant le fameux « Accord en 17 points », Tenzin Gyatso fonde alors un gouvernement en exil qui s’installera à Dharamsala en 1960. Dans le même temps, Pékin dissout le gouvernement de Lhassa le 28 mars 1959 et lui substitue le CPRAT, désormais présidé par le panchen-lama. La région autonome du Tibet est officiellement créée six ans plus tard, le 1er septembre 1965. Elle parachève l’intégration totale de l’ensemble du Tibet historique sous la coupe du Parti communiste chinois.

Selon le sens auquel on l'entend, le Tibet ne recouvre pas le même territoire.
Selon le sens auquel on l'entend, le Tibet ne recouvre pas le même territoire.
Lhassa versus Dharamsala, région autonome chinoise versus État en exil. Les deux visions du Tibet continuent de s’affronter aujourd’hui sans que la perspective d’une conciliation ne se dessine. Les autorités de Pékin campent sur leurs positions : elles refusent catégoriquement de négocier avec le dalaï-lama, qu’elles accusent de fomenter des révoltes anti-chinoises, et poursuivent leur politique de sinisation du Tibet – que Tenzin Gyatso, Prix Nobel de la Paix 1989, qualifie de « génocide culturel ». Il faut dire que la Révolution culturelle (1966-1976) a conduit au saccage de la quasi-totalité des monastères bouddhistes de la région. Si l’heure n’est plus à la destruction du patrimoine, la liberté de culte reste fortement entravée au Tibet, comme le souligne le rapport 2016 de l’ONG Freedom House sur la région. Et si les dernières protestations de masse remontent à 2008, à l’occasion des Jeux Olympiques à Pékin, les immolations de moines continuent de se multiplier – en atteste cette carte édifiante réalisée par l’ONG International Campaign for Tibet.

De son côté, le dalaï-lama a officiellement renoncé à son pouvoir temporel en 2011, acmé d’une transition politique entamée depuis une dizaine d’années par son gouvernement. Depuis 2001, les Tibétains en exil peuvent en effet élire leur Premier ministre. Celui-ci – Lobsang Sangay, dont la réélection remonte à avril 2016 (voir notre article sur le sujet) – partage avec le dalaï-lama la vision d’une « voie médiane » : ni indépendance, ni assimilation totale à la République populaire de Chine, mais garantie d’une autonomie réelle pour le Tibet. Hors de question pour Pékin, dont la politique dans la région se fait, d’après le discours officiel, au service de son propre « développement ». La richesse de ses ressources naturelles (chrome, or, cuivre, eau) y est certainement pour quelque chose.

(19) Elliot Sperling, op. cit., p. 38.
D’ailleurs, afin d’appuyer son propos, l’historiographie chinoise nie toute indépendance passée, même de facto, du Tibet. Ayant d’abord mis en avant le rattachement de la région à l’Empire dès la dynastie Yuan (à force de preuves historiques présentées sporadiquement), les autorités communistes insistent plutôt désormais sur la théorie du professeur de géographie historique Tan Qixiang (1911-1992). D’après lui, « les frontières de la dynastie Qing à son apogée représentent la Chine historique, et dans cette zone n’existe que l’histoire chinoise » (19). Dans ce cadre, l’appartenance du Tibet à la Chine devient incontestée – et incontestable.

Aujourd’hui, la Chine veut étendre son influence jusqu’à la nomination du XVe dalaï-lama – dont elle s’est unilatéralement accordé le droit dès 2009. Voilà pourquoi fin 2014, Tenzin Gyatso annonçait que la lignée des dalaï-lamas pourrait très bien s’éteindre après lui, causant un séisme dans la communauté bouddhiste. Un pied-de-nez à Pékin ? Peut-être. Mais force est de constater que la Chine continue peu à peu à apposer son empreinte irréversible sur le patrimoine matériel et immatériel tibétain.

Par la Rédaction d’Asialyst

Pour aller plus loin

Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.

Melvyn Goldstein, A History of Modern Tibet, 1913-1951: The Demise of the Lamaist State, Oakland : University of California Press, 1991, 936 p.

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