Histoire

Vie et mort du Baloutchistan indépendant (1947-1948)

Carte du Baloutchistan sous la colonisation britannique (à gauche) et de l'Empire britannique des Indes (à droite). En rose, les territoires sous administration directe de la couronne britannique, et en jaune, les Etats princiers. (Crédits : Edinburgh Geographical Institute et John G. Bartholomew, via Wikimedia Commons)
Carte du Baloutchistan sous la colonisation britannique (à gauche) et de l'Empire britannique des Indes (à droite). En rose, les territoires sous administration directe de la couronne britannique, et en jaune, les Etats princiers. (Crédits : Edinburgh Geographical Institute et John G. Bartholomew, via Wikimedia Commons)
Les Baloutches vivent dans la zone montagneuse située à l’ouest du sous-continent indien, où ils constituent l’un des principaux groupes tribaux. Sunnites, ils parlent le baloutche et le brahoui, deux langues iraniennes. La population baloutche est aujourd’hui répartie entre le Pakistan, l’Iran et l’Afghanistan, une séparation héritée de la colonisation britannique. Le terme « Baloutches » désigne également les habitants de la province pakistanaise du Baloutchistan. En 1947, une partie de ce territoire a connu un destin que l’on pourrait comparer à celui d’Hyderabad. Retour sur la vie et la mort du Baloutchistan indépendant (1947-1948).

Contexte

Tout l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.

Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.

Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.

Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Baloutchistan indépendant (1947-1948).
Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Baloutchistan indépendant (1947-1948).

Une construction coloniale britannique

La première unité politique significative des Baloutches est réalisée en 1666, avec l’établissement d’une confédération de plusieurs tribus autour de la ville de Kalat. Au XVIIIe siècle, le Khanat de Kalat devient tributaire du Royaume d’Afghanistan créé par Ahmad Shah Durrani, lequel lui accorde la souveraineté en 1758. Le sixième khan de Kalat (Nasir Khan 1749-1794) fonde alors le premier État baloutche unifié, doté d’une structure politique et administrative, et d’une armée de 25 000 hommes.

Les relations entre le Khanat de Kalat et les Britanniques débutent au siècle suivant, lors de la Première guerre anglo-afghane (1839-1842), lorsque les Britanniques prennent le contrôle de la route menant à Kandahar. Du fait de sa position stratégique entre le Raj britannique et l’Afghanistan, le Baloutchistan devient l’objet d’une politique britannique définie selon le Grand Jeu en cours en Asie centrale. En 1876, la souveraineté du Khanat prend fin avec la reconnaissance de la suzeraineté britannique. Le khan reste un chef indépendant mais il est subordonné aux Britanniques pour ce qui a trait aux affaires extérieures. Un Political Agent et une garnison militaire permanente sont installés à Quetta.

La Balochistan Agency est créée en 1877. Deux ans plus tard, à l’issue de la Seconde guerre anglo-afghane (1878-1879), elle est divisée en deux avec, au sud, le Khanat et ses dépendances (Makran, Kharan, Las Bela) sous administration indirecte, et au nord, un territoire sous administration directe, le British Balochistan (composé des territoires loués par le khan aux Britanniques et des territoires acquis à la faveur de la Seconde guerre anglo-afghane). Le Baloutchistan en tant que territoire des Baloutches est donc une construction coloniale britannique.

*Jinnah a cherché à obtenir la reconnaissance du Khanat en tant qu’État souverain indépendant car il voulait que le gouvernement du Pakistan hérite du bail perpétuel conclu entre les Britanniques et le khan de Kalat pour Quetta et sa région. Selon l’Indian Independence Act, avec la fin de la paramountcy, les traités conclus entre les Britanniques et les États princiers cessaient d’avoir effet tandis que les traités conclus avec des États souverains étaient transférés à l’Inde ou au Pakistan indépendants. Ainsi, si le Khanat de Kalat devenait un État souverain, le Pakistan héritait de ce bail. Cependant, si Kalat restait un État princier, le bail aurait alors pris fin, Quetta aurait été rendue à Kalat, et la revendication pakistanaise sur Quetta aurait été suspendue à l’accession du Khanat de Kalat au Pakistan.
En 1947, à la veille de la Partition, le Baloutchistan est composé de quatre États princiers (Kalat, Makran, Kharan, Las Bela). Makran est un district sous contrôle administratif de Kalat tandis que Kharan et Las Bela sont des États feudataires placés sous l’autorité du khan par les Britanniques. Ces derniers considèrent alors Kalat comme tous les autres États princiers. Muhammed Ali Jinnah va pourtant obtenir sa reconnaissance en tant qu’État souverain indépendant*. Et le 15 juillet 1947, soit un mois avant l’indépendance des deux dominions, le Political Agent en place à Quetta notifie aux dirigeants de Kharan et Las Bela que le contrôle administratif de leurs États respectifs est rendu à Kalat.

Le revirement de Jinnah

*Un Standstill Agreement a été conclu entre le Khanat de Kalat et le Pakistan. Ce mécanisme permettait à un État princier d’assurer le maintien de ses anciens accords avec le Raj britannique, après la fin de la paramountcy. Il consistait en une prolongation des traités instituant la tutelle sur les États princiers, jusqu’à la décision d’accession à un des deux dominions, si celle-ci tardait.
Le 11 août 1947, le gouvernement du Pakistan reconnaît officiellement le Khanat de Kalat comme un État souverain indépendant, avec un statut différent de celui des autres États princiers de l’Inde britannique*. Le lendemain, le 12 août, le khan proclame l’indépendance du Khanat. Un corps législatif est constitué et une ambassade est ouverte à Karachi.

Pourtant, quelques mois plus tard, en octobre 1947, les autorités du nouvel État pakistanais remettent en question cette reconnaissance du Khanat de Kalat en tant qu’État souverain indépendant. Jinnah veut désormais que le khan signe le même Instrument of accession que les dirigeants des États princiers ayant rejoint le Pakistan. Le khan, qui n’est pas disposé à abandonner son indépendance désormais acquise, se dit alors prêt à négocier avec le gouvernement pakistanais pour ce qui concerne la défense, les affaires étrangères et les communications.

Dans le même temps, le gouvernement pakistanais traite directement avec les dirigeants de Kharan et Las Bela. Il accepte leur accession de facto, s’appuyant sur le fait que, avant le 15 juillet 1947, les Britanniques les avaient reconnus comme des États distincts de Kalat. Kharan et Las Bela rejoignent officiellement le Pakistan le 17 mars 1948 avec la signature d’un Instrument of accession ; idem pour Makran qui cesse ainsi d’être un vassal de Kalat. Le khan conteste ces trois accessions, considérant que Makran est son vassal, et que le gouvernement britannique a placé la politique étrangère de Kharan et Las Bela sous son contrôle le 15 juillet 1947.

Le Khanat de Kalat, qui a désormais perdu sa façade maritime, est envahi par l’armée pakistanaise le 27 mars 1948. Le lendemain, le khan signe les documents qui officialisent l’accession de l’État indépendant du Kalat au Pakistan. Jinnah signe à son tour l’Autonomy Pact le 31 mars. L’État baloutche aura duré 228 jours

Démarcations frontalières et nationalisme baloutche

Intégrés au Pakistan en 1948, Kalat, Kharan, Makran et Las Bela vont demeurer des États princiers jusqu’en 1955 et ainsi jouir d’une certaine autonomie. En 1952, ils sont réunis en une seule division administrative, la Balochistan States Union, avec Kalat pour capitale. Le khan est placé à sa tête, avec le titre de Khan-e-Azam. Au nord de cet ensemble, à partir des zones anciennement sous administration directe britannique, le gouvernement pakistanais a formé dès 1947 la Chief Commissioner’s Province of Balochistan avec Quetta pour capitale.
*Le 20 juin 1958, soutenu par des leaders tribaux, le khan de Kalat a déclaré une nouvelle fois l’indépendance du Baloutchistan, en réponse à ce qu’il considérait comme la domination des Punjabis sur le nouvel état pakistanais. Le territoire a été rapidement repris par l’armée pakistanaise et, le 6 octobre, le khan a été arrêté pour sédition.
En 1955, dans le cadre du One Unit Scheme, les quatre États princiers sont dissouts et intégrés à la nouvelle province du Pakistan occidental. La Balochistan States Union et la Chief Commissioner’s Province of Balochistan fusionnent avec les autres provinces de l’aile occidentale pour former une seule entité, comparable à la province du Pakistan oriental*. Après la fin du One Unit Scheme en 1970, les territoires de l’ancienne Balochistan States Union et de l’ancienne Chief Commissioner’s Province of Balochistan, ainsi que l’enclave de Gwadar (qui a été une possession d’Oman jusqu’en 1958), sont réunis pour former la Province du Baloutchistan, celle que l’on connaît aujourd’hui, avec Quetta comme capitale.
Le Baloutchistan pakistanais : une construction coloniale britannique.
Le Baloutchistan pakistanais : une construction coloniale britannique.
*Harrison Selig S., « Un nouvel enjeu international : le Baloutchistan », dans Politique étrangère, n°4, 1980, pp. 891-903.
Après cette nouvelle démarcation frontalière en 1970, et les premières élections de l’assemblée provinciale en 1972, les désaccords se multiplient entre les Baloutches et les autorités centrales. Entre 1973 et 1977, sous Zulfikar Ali Bhutto, l’insurrection et le mouvement de répression du mouvement nationaliste baloutche font 8 600 morts dont 5 300 Baloutches*.

Les Baloutches revendiquent plus d’autonomie pour leur province, qui est la plus vaste et la moins peuplée du Pakistan (44% de la superficie et 4% de la population), ainsi qu’une plus juste répartition des richesses de leur territoire. Le Baloutchistan est en effet la province la plus pauvre du pays alors que c’est la plus riche en ressources (le gisement gazier du district de Dera Bugti représenterait plus d’un tiers de la production nationale).

Le nationalisme baloutche, qui se réclame du Khanat de Kalat et qui a émergé avec la création du Pakistan, se fonde sur des représentations religieuses et ethniques, plutôt que sur des appartenances linguistiques, en raison de l’existence de deux groupes linguistiques distincts. L’idée que le Baloutchistan peut exister en tant qu’État indépendant pour la population baloutche est ainsi marquée par des ramifications de long terme, avec des références aux périodes où l’autorité a été commune, et une définition moderne, avec un sentiment identitaire baloutche qui s’est développé dans un État pakistanais déterminé à fondre les diverses appartenances ethniques dans une seule et même identité pakistanaise.

En 2006, l’assassinat du chef de tribu et leader nationaliste Akber Bugti par l’armée pakistanaise a conduit à un renouveau du sentiment nationaliste baloutche. Une Loya Jirga (tribunal traditionnel) a été organisée à Kalat sous la direction du khan, une première depuis 1878. Cette assemblée tribale composée de 70 sardars (chefs tribaux) baloutches en provenance d’Iran et du Pakistan (Baloutchistan, Sindh et Punjab) en a alors appelé à la Cour internationale de Justice pour clarifier la violation de l’Autonomy Pact du 31 mars 1948.

En 2015, un plan d’amnistie a été mis en place par le gouvernement pakistanais. Islamabad a désormais besoin de stabilité au Baloutchistan car la Chine construit un corridor (routes, pipelines, communications) qui traverse le territoire pakistanais et débouche à Gwadar, sur la mer d’Arabie. Ce projet de Couloir économique sino-pakistanais (CPEC), lancé officiellement en avril 2015, doit donner à la Chine un accès au Moyen-Orient et à l’Afrique. Gwadar pourrait épouser le destin de Dubaï.

Par Delphine Leclercq

Pour aller plus loin

Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.

T. A. Heathcote, Balochistan, the British and the Great Game: The Struggle for the Bolan Pass, Gateway to India, Londres : Hurst, 2016, 288 p.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Delphine Leclercq est Docteur en géographie politique, culturelle et historique de l’Université Paris-Sorbonne, spécialisée sur la question du Cachemire et la géopolitique de l’Asie du Sud. Chercheuse au Lépac depuis janvier 2010, elle y collabore activement aux recherches préparatoires et au contrôle scientifique de l’émission Le Dessous des Cartes, diffusée sur Arte. En 2011, elle est également chargée de diriger la participation du Lépac au projet européen Pyrosudoe portant sur la prévention et la lutte contre les incendies. Spécialisée sur la région de l’Asie du Sud, elle participe en 2010 à la publication du numéro "Afghanistan/Pakistan" de la revue de géopolitique Outre-Terre (n°24).