Vie et mort du Mandchoukouo (1932-1945)
Contexte
Tout l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.
Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.
Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.
La Mandchourie, colonie idéale
Quelques mois plus tard, le 18 février 1932, l’État de Mandchoukouo est officiellement proclamé par l’Armée du Kwantung – division de l’armée japonaise stationnée dans la péninsule du Liaodong. La capitale est installée à Changchun, rebaptisée Hsinking (新京, littéralement : « nouvelle capitale »). Le nouvel Empereur n’est autre que l’ultime héritier de la dynastie Qing : Puyi, le dernier Empereur de Chine, qui avait disparu depuis deux mois. Il revient alors, renonçant à régner sur toute la Chine. On découvre qu’il a troqué sa robe dragon contre un costume militaire à l’occidentale. Son nom de règne est « Datong » (大同, la grande unité), avant de devenir « Kangde » (康德, tranquillité et vertu) en 1935. En 1940, Hirohito l’adopte et Puyi devient le « demi petit frère » de l’Empereur du Japon. Aussi factice que cela puisse paraitre, cette renaissance incarne les liens familiaux du Mandchoukouo avec l’Empire du Japon. Conformément à l’idéologie confucéenne, le terme de « petit frère » confirme notamment la subordination du nouvel État à l’Empire nippon.
Aux yeux du Japon, la Mandchourie constitue par ailleurs un tremplin idéal pour étendre son influence sur le reste de la Chine. Depuis le XVIIème siècle, la région a toujours été en proie aux luttes d’influence. D’abord entre les différentes ethnies chinoises puis, au XIXème siècle, entre l’Empire tsariste et l’Empire du Japon. Dès 1912, la guerre civile chinoise laissait place aux luttes de territoire entre seigneurs de la guerre. De son côté, le Japon cherchait à étendre son Empire. De fait, il étendait déjà progressivement son contrôle sur la Mandchourie, en s’alliant notamment avec le seigneur de la région Zhang Zuolin. Pour l’Empire nippon, le chaos qui régnait dans le pays voisin représentait sans aucun doute la parfaite occasion de satisfaire ses ambitions coloniales. Mais surtout, proche de l’archipel japonais, la région est riche de nombreuses ressources minières. A l’inverse de Taïwan et de la Corée qui sont densément peuplés, la Mandchourie représente une vaste terre vierge que l’Empire du Japon pense pouvoir exploiter à sa guise.
Un État moderne
Dès 1931, l’Empire nippon initie un mouvement d’exode massif vers le Mandchoukouo. Dans les zones rurales japonaises, certains villages perdent un tiers de leurs habitants : leur économie basée sur la production de soie (sériculture) ne leur permet plus de survenir à leurs besoins. L’industrie naissante de l’État « fantoche » représente alors une aubaine pour se reconvertir. Ainsi, en 1945, on comptait plus d’un million de Japonais au Mandchoukouo.
La relation qu’entretient l’Empire du Japon avec le Mandchoukouo témoigne donc d’un type de « colonialisme moderne ». Plutôt que d’établir une stratégie d’homogénéisation et d’assimilation des populations autochtones, les Japonais préfèrent établir leur contrôle en multipliant les alliances avec un pays (prétendument) indépendant. Pour le sinologue Prasenjit Duara, la relation Mandchoukouo-Japon est même comparable à la relation des États d’Europe de l’Est avec l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Les japonais ont ainsi pu tenir un discours de type anti-imperialiste en appuyant sur les similarités culturelles des Japonais et des Mandchous. Cette idéologie pan-asiatique permettait de se présenter comme les victimes de l’impérialisme occidental.
Et pourtant. Le Mandchoukouo ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté internationale. En 1932, à la demande du gouvernement chinois, une commission d’enquête de la Société des Nations (SDN) est lancée en Mandchourie. Il en ressort que l’occupation de la région ne peut être considérée comme une « mesure d’auto-défense légitime ». L’organisation demande le retrait du Japon. La réaction de ce dernier sera sans équivoque : le 27 mars 1933, le gouvernement nippon annonce son retrait de la SDN.
En conséquence, les États-Unis évoqueront un embargo sur les armes contre le Japon – mais celui-ci ne sera pas validé par le Congrès. Incapable de régler le conflit, rien ne sera mis en place pour protéger la Chine de l’envahisseur japonais. Sur le terrain, des armées volontaires chinoises s’unissent quand même pour tenter de combattre l’occupant. Mais, l’Armée impériale japonaise les aura toutes éradiquées en 1941. Afin de mieux prévenir les mouvements de résistance, l’association cinématographique de Mandchoukouo produit des court-métrages de propagande pour légitimer l’occupation japonaise.
Ce n’est qu’avec la capitulation du Japon, le 15 août 1945, que l’Empereur Hirohito signe la mort du « Grand État Mandchou ». Il sera dissout trois jours plus tard. Des milliers de Japonais retournent alors dans l’archipel ; certains mourront de faim et de froid au cours de leur périple. Enfin, près de 5000 enfants seront laissés en Chine pour être adoptés par des couples chinois. La région sera remise aux troupes soviétiques qui l’occuperont jusqu’à ce que les troupes communistes chinoises en reprennent le contrôle en 1949.
Un héritage à double tranchant
Il est vrai que l’épisode du Mandchoukouo reste une gigantesque source de tensions entre Pékin et Tokyo. Une réelle controverse historique, qui a peu de chances d’être résolue dans les prochaines années, semble-t-il. D’un côté, les Japonais semblent las de devoir présenter des excuses sur cette période de l’histoire, et Shinzo Abe entend restaurer l’honneur du Japon. De l’autre, le père de Xi Jinping était un leader communiste qui a combattu les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. L’épisode continue donc d’entraver les relations diplomatiques, et la réconciliation semble improbable à court et moyen termes. Pour la Chine c’est un souvenir douloureux. Pour le Japon, l’épisode du Mandchoukouo a permis de développer l’économie de la région.
Ces différences d’interprétation entre le Japon et la Chine se ressentent jusque dans les langues chinoise et japonaise. Ainsi, le terme Mandchourie (Manzhou 滿洲) n’existe pas officiellement en Chine, car l’utiliser pourrait sous-entendre la reconnaissance de l’héritage de l’impérialisme japonais – le terme étant lui-même considéré comme un produit du même impérialisme. On lui préfère donc l’appellation « Dongbei 東北 » (traduction littérale : Nord-Est). De façon plus politique, les officiels chinois emploient même le terme de « Weiman 未滿 » (Fausse Mandchourie) pour invalider l’existence réelle de l’État du Mandchoukouo. De leur côté, les japonais font toujours référence à cette période de l’histoire sous le terme « Mandchukouo » (« Manshûkoku » 満州国) et désignent la région sous le terme de « Mandchourie-Mongolie » (« Man-Mô 満蒙 » ou à l’inverse « Mô-Man 蒙満 »).
Pour aller plus loin
Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.
Rana Mitter, The Mandchurian myth: Nationalism, Resistance and collaboration in Northern China, Oakland : University of California Press, 2000, 306 p.
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