Histoire

Vie et mort du Royaume de Sarawak (1841-1946)

Carte du Nord de l'île de Bornéo en 1881. A l'époque, le Royaume de Sarawak (à l'Ouest) ne connaît pas encore son expansion maximale.
Carte du Nord de l'île de Bornéo en 1881. A l'époque, le Royaume de Sarawak (à l'Ouest) ne connaît pas encore son expansion maximale. (Crédit : W. M. Crocker / via Wikimedia Commons)
Le royaume des « Rajah Blancs » de Sarawak est un épisode unique, autant dans l’histoire de l’Asie du Sud-Est que dans l’histoire coloniale européenne. Fondé par un Anglais, James Brooke, dans la première moitié du XIXe siècle, il se développa d’une manière originale et indépendante jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Retour sur la vie et la mort du Royaume de Sarawak (1841-1946).

Contexte

Tout l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.

Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.

Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.

Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Royaume de Sarawak (1841-1946).
Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Royaume de Sarawak (1841-1946).

Le Sarawak avant l’arrivée de James Brooke

*Elément chimique proche de l’arsenic, l’antimoine est aussi un corps simple métalloïde. Naguère utilisé comme composant médical et pour la cosmétique, il est aujourd’hui un sous-produit du raffinage ou de la métallurgie du plomb, du cuivre et de l’argent. Mais une partie non négligeable de l’antimoine peut être aussi récupérée au cours du traitement des ordures. La Chine produit actuellement 87 % de cette ressource non renouvelable.
Au XIXe siècle, le Sarawak était nominalement sous la juridiction du sultan de Brunei. C’est par l’intermédiaire de notables malais locaux – les perabangan – que Brunei contrôlait cette région. La découverte de dépôts d’antimoine* en 1823 dans la région excita les convoitises des cours de Bornéo. Dès 1826, afin de se rendre maître absolu des dépôts, les mettre en exploitation et en tirer profit, le Sultan Omar Ali II de Brunei renforça sa domination sur le Sarawak.
La mainmise de Brunei sur le Sarawak froissa les susceptibilités des élites malaises locales et excita la jalousie du sultanat de Sambas (alors sous contrôle hollandais). En effet, ce dernier comptait racheter à Brunei le Sarawak et des négociations – menées par Usop, l’un des oncles du sultan de Brunei – avaient déjà été entamées. Furieux de la tournure que prenait les événements, Usop incita les Malais de Sarawak à la révolte en 1836. Les insurgés reçurent aide et munitions de Sambas et des Hollandais. Le Sultan de Brunei dépêcha à Kuching le Raja Muda Hassim et ses frères pour écraser la rébellion, mais sans succès. Plus de trois ans après l’embrasement de la révolte, la région était toujours aux mains des insurgés. C’est vers un Anglais fraîchement débarqué sur l’île – James Brooke – que se tourna le Raja Muda afin d’écraser les rebelles. Cette alliance changea le destin du Sarawak.

James Brooke, le « Rajah blanc »

James Brooke naquit en 1803 à Bénarès, en Inde. Fasciné par les récits anglais sur Bornéo, il résolut d’y effectuer une expédition et de découvrir par lui-même cette île mythique. Avant de s’embarquer pour l’Asie du Sud-Est en 1834, James Brooke publia un document, Expédition à Bornéo, dans lequel il démontrait que son voyage avait une vocation scientifique. Cependant, bien que lui-même à l’origine peu intéressé par le commerce, Brooke espérait que les informations recueillies seraient utiles aux Anglais dans leurs activités commerciales. Pour autant, il pensait que si le commerce se développait dans cette région, il devait aider avant tout les populations locales à se développer, et non simplement servir à enrichir l’Angleterre.
James Brooke en 1847.
James Brooke en 1847. (Crédit : Francis Grant, via Wikimedia Commons)
Brooke s’embarqua pour Singapour le 16 décembre 1836. Une fois sur place, la Chambre de Commerce le chargea de porter une lettre ainsi que des cadeaux au Raja Muda Hassim afin de remercier ce dernier de son aide à des marins rescapés d’un naufrage sur les côtes de Bornéo. Brooke, accompagné des dix-sept membres de son équipage, fut reçu par le Raja Muda en amont de la rivière Sarawak. L’Anglais rencontra également le responsable de l’administration locale – Mahkota. Pour Mahkota comme pour le Raja Muda, Brooke était un homme respectueux, digne de confiance et également puissant. Tout en vantant les richesses du Sarawak, tous deux cherchèrent à amener Brooke à épouser leur cause, à les aider à écraser une révolte qui durait depuis trop longtemps, et en même temps, à tenir tête aux appétits territoriaux des Hollandais. Brooke accepta d’apporter son aide en octobre 1840. Grâce à son intervention, la révolte fut écrasée.

Le rôle de James Brooke ne s’arrêta pas là. Par la suite, le Raja Muda Hassim souhaita le conserver dans sa clientèle et lui conféra un titre lui permettant de s’établir au Sarawak et de mener des activités commerciales. Le 24 septembre 1841, il fut nommé Rajah du Sarawak par Hassim. Sa nomination fut par la suite entérinée par le Sultan Omar Ali.

Brooke de son côté maintint des rapports étroits avec les élites malaises du Sarawak afin de s’attirer le plus de partisans possibles. Il réorganisa l’administration, et en bon raja, distribua titres et apanages à ses sympathisants. Il utilisa à bon escient la culture politique malaise et instaura quatre datu à qui il donna titres, entourage et revenus.

Brooke avait un comportement situé radicalement à l’opposé de celui de la plupart des Européens. Il n’était ni brutal, ni méprisant, et était soucieux de respecter le décorum et l’étiquette chers à la culture politique malaise. Il mit un point d’honneur à cultiver les vertus « raffinées » (halus) prisées des élites malaises. Cependant, la réputation de l’Anglais ne se limitait pas aux cercles malais puisque ce dernier jouissait d’une certaine popularité auprès d’autres groupes ethniques comme les Bidayuh, Dyak et les Iban. Tout au long de son administration, Brooke se montra respectueux des coutumes locales, et pas seulement des coutumes malaises. Il abolit cependant la pratique de la réduction des têtes et de la piraterie fluviale.

Le Rajah britannique finança son expansion politique grâce aux ressources naturelles du Sarawak. Il désirait en faire une grande plaque tournante pour le commerce, à l’image de Singapour. Cependant, James Brooke fut, semble-t-il, relativement indécis sur le statut qu’il souhaitait conserver : un roitelet ou un haut fonctionnaire de l’administration coloniale britannique. Dès 1843, il envisagea une solution pour transférer ses droits à l’Angleterre et à en faire une colonie. Il envoya d’innombrables lettres à Londres dans lesquels il vantait les atouts et le potentiel du Sarawak. D’après lui, l’établissement d’une colonie à Bornéo serait une première étape dans l’extension de l’influence anglaise dans l’archipel. Il nomma Henry Wise comme ambassadeur de sa cause auprès du gouvernement. Lorsque l’Angleterre reconnut les intérêts potentiels d’une future intégration du Sarawak, James Brooke fut investi du titre de gouverneur de Labuan (1847).

Dans les années 1860, Brooke se retira en Angleterre. Un projet de cession du Sarawak à la couronne britannique fut évoqué, provoquant la fureur du neveu de Brooke – Brooke Brooke – alors à la tête de l’administration du Sarawak. Brooke Brooke annonça à son oncle qu’il s’octroyait les pleins pouvoirs et qu’il l’exclurait des affaires du pays. James s’en alarma et résolut d’écarter son neveu de la succession. Il choisit un autre de ses neveux, Charles Anthoni Johnson, comme successeur.

La succession de James Brooke et la fin du gouvernement des « Rajah Blancs »

Charles Anthoni Johnson Brooke (1868-1917) continua l’œuvre de son oncle James et s’efforça de maintenir le Sarawak dans les réseaux commerciaux. Charles Brooke augmenta la capacité de défense du Sarawak et construisit un fort. Il est fort possible que ce fort fut bâti, non pour défendre Kuching d’attaques de Malais ou d’Iban, mais bien des Européens.

Lorsque Charles Vyner Brooke (1917-1946) prit la succession de son père, les industries du pétrole et du caoutchouc avaient pris leur essor, ce qui lui permit de se lancer dans la modernisation des institutions du pays. Il institua le code pénal, selon le modèle anglais, en 1924. A l’instar de James et de Charles, il administrait le royaume d’une manière qui était appréciée de la population. Sous son gouvernement, les activités missionnaires chrétiennes furent interdites et les traditions locales protégées (à l’exception de la réduction des têtes). L’occupation japonaise (1941-1945) le fit fuir, ainsi que sa famille, à Sydney, en Australie.

Il revint au Sarawak en 1946 et abdiqua en juillet de la même année pour céder son trône à la couronne britannique qui en fit une colonie. L’autonomie du territoire fut accordée en juillet 1963 par l’Angleterre et la région rejoignit Malaya en septembre de la même année pour former la fédération malaysienne (Malaysia).

Par Nicolas Weber

Pour aller plus loin

Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.

Walker, John H., Power and Prowess: The Origins of Brooke Kingship in Sarawak, Southeast Asia Publication Series; University of Hawaii Press, 2002.

Steve Runciman, The White Rajahs. A History of Sarawak from 1841 to 1946, Cambridge University Press, 1960, 342 p.

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A propos de l'auteur
Analyste/chercheur, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, Nicolas Weber a travaillé pendant de nombreuses années sur les minorités et les diasporas en Asie du Sud-Est, et notamment sur les Chams. Il a enseigné l’histoire moderne, le développement politique en Asie du Sud-Est, la société civile et les problématiques liées à l’ASEAN, à l’Université Malaya en Malaisie de 2008 à 2014. Une de ses dernières publications : Histoire de la diaspora Cam (Les Indes Savantes, 2014).