Vie et mort du Royaume du Sikkim (1642-1975)
Contexte
Tout l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.
Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.
Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.
Britannia rules the Himalayas
Cette partie de realpolitik en haute altitude se joua sans les principaux intéressés, à savoir les gouvernements du Sikkim et du Tibet, simples pions dans des projets impériaux de grandes puissances. Cette mainmise politique achevée, les Britanniques ne furent pas plus avancés quant à leur « percée » commerciale et mercantile vers le Tibet et la Chine. La tête de pont du Sikkim se révéla en effet vite décevante en termes de volume de commerce, les hauts cols de montagnes n’étant pas les meilleures voies d’échange… Les marchandises du Raj britannique, entre tissus, opium et thé, s’exportaient en effet bien plus facilement par voie maritime, entre Bombay, Singapour et Hong Kong. Même au sein du commerce transhimalayen, le Sikkim faisait piètre figure par rapport à son voisin népalais, qui échangeait à la fin de la décennie 1890, dix fois plus en volume, via pas moins de trente-quatre comptoirs commerciaux, contre quatre seulement pour le Sikkim.
Malgré la déconvenue, New Delhi ne comptait cependant pas faire marche arrière, bien au contraire, puisque le Sikkim fut ensuite intégré formellement à l’Empire des Indes, en tant que l’un de ses 565 États princiers. Le Shangri-La himalayen avait droit à un représentant de la couronne, stationné en permanence à Gangtok, la capitale, tandis que le Chogyal pouvait siéger au sein du Conseil des États princiers. Cet état de fait allait durer jusqu’à l’accession de l’Inde à l’indépendance, le 14 août 1947.
La guerre froide fait fondre les neiges du Kangchenjunga
C’est ainsi naturellement que cette agitation réformiste et indépendantiste, menée sous la houlette du Congrès national du Sikkim par le charismatique Kazi Llendup Dorji**, fut fortement encouragée par New Delhi. Indira Gandhi abandonna les scrupules de son père, dépêchant ses espions afin de soutenir ce mouvement pro-indien. Les manifestations populaires se firent de plus en plus nombreuses, réclamant une constitution écrite et démocratique ainsi que des élections libres, se muèrent rapidement en troubles fomentés en sous-main par le Research and Analysis Wing (RAW, services de renseignements extérieurs indiens).
Malgré l’opposition du roi et de la monarchie, des élections législatives furent organisées l’année suivante, en 1974, et virent un triomphe de l’opposition démocratique, permettant dans la foulée de faire promulguer une constitution écrite, qui mentionnait la participation « aux institutions politiques indiennes ». De son côté, Indira Gandhi fit adopter un amendement au parlement indien déclarant le Sikkim « associé à l’Inde ». La partie était jouée, et les protestations du Chogyal n’y firent rien. Le 10 avril 1975, Indira Gandhi envoya la troupe encercler le palais, fit mettre le roi en détention surveillée et désarmer sa garde royale. Le jour même, l’institution monarchique était abolie par les députés sikkimais, consacrée lors d’un référendum populaire quelques jours plus tard.
En 2005, les deux géants parvinrent pourtant à trouver un terrain d’entente : la Chine reconnut le Sikkim comme partie intégrante de l’Union indienne tandis qu’en échange, celle-ci fit de même pour le Tibet comme province de la République populaire de Chine. Aujourd’hui, le Sikkim poursuit sa vie d’État indien, le Premier ministre Narendra Modi l’ayant visité en début d’année afin de le déclarer officiellement « premier État entièrement biologique du pays ». Dans les rues de Gangtok, il aura peut-être croisé Wangchuk Tenzing Namgyal, 13e Chogyal, monarque éphémère errant dans son royaume fantôme, enserré au cœur des neiges éternelles.
Pour aller plus loin
Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.
Andrew Duff, Sikkim: Requiem for an Himalayan Kingdom, Edimbourg : Birlinn Limited, 2015, 320 p
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