Histoire

Vie et mort du Royaume du Sikkim (1642-1975)

"Le Kangchenjunga depuis Darjeeling", tableau d'Edward Lear (1879). Le Kangchenjunga, qui culmine à 8 586 m, est le plus haut sommet du Sikkim et le troisième plus haut du monde. (Crédit : Wikimedia Commons)
"Le Kangchenjunga depuis Darjeeling", tableau d'Edward Lear (1879). Le Kangchenjunga, qui culmine à 8 586 m, est le plus haut sommet du Sikkim et le troisième plus haut du monde. (Crédit : Wikimedia Commons)
Situé aux confins des mondes indiens et chinois, le Sikkim a dû subir dans son histoire les vicissitudes liées à son statut d’État tampon au cœur d’une zone frontalière marquée par les rivalités entre les grandes puissances. À la marge des empires, sa situation géographique faisait en effet de ce territoire un verrou stratégique dans les corridors himalayens, voie de passage entre le Tibet au Nord et les plaines indiennes au Sud, et son indépendance précaire n’était que tributaire du bon vouloir de ses puissants voisins, aux convoitises toujours aiguisées. Retour sur la vie et la mort du Royaume du Sikkim (1642-1975).

Contexte

Tout l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.

Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.

Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.

Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Royaume du Sikkim (1642-1975).
Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte du Royaume du Sikkim (1642-1975).

Britannia rules the Himalayas

*Les Lepchas, apparentés aux Birmans et s’étant installés dès le XIIIe siècle, suivis par les Bhutias, peuple tibétain venu deux siècles plus tard. En 1641, trois moines tibétains décidèrent d’introniser le premier roi du Sikkim, sous la suzeraineté du Tibet.
Tout au long du XIXe siècle, l’Himalaya est la dernière frontière pour un empire britannique qui cherche à pérenniser sa domination du sous-continent. À l’Ouest, entre Cachemire et l’Afghanistan, il s’agit de faire pièce aux ambitions russes ; à l’Est, il convient de forcer le Tibet à s’ouvrir aux ambitions britanniques. Le Sikkim se trouve directement sur cette dernière route, d’autant plus qu’il tombe largement dans la sphère d’influence politique et culturelle tibétaine. Habité par des populations tibéto-birmanes*, adeptes du bouddhisme tibétain et dirigé par un roi, le Chogyal, répondant directement au Dalaï-Lama installé à Lhassa, le Sikkim est à bien des égards plus proche de son voisin du Nord que des dirigeants indiens au Sud. Son caractère montagneux – il abrite le mont Kangchenjunga, troisième sommet le plus haut de la planète – l’a en outre pendant longtemps tenu à l’abri des incursions étrangères, isolé dans son écrin himalayen.
*Mais non obligé, d’autres routes vers le Tibet existant en effet depuis les royaumes voisins du Népal et du Bhoutan, que les marchands de la Couronne peuvent emprunter.
L’expansionnisme européen allait mettre à mal cette tranquillité. C’est en effet la couronne britannique qui, la première, marqua un intérêt prononcé pour le Sikkim, le percevant comme un pion utile dans sa conquête commerciale du Tibet. Le plateau tibétain n’était alors qu’un premier pas, aux yeux des vice-rois siégeant à New Delhi, vers la pénétration de l’immense marché chinois. Dans cette volonté d’ouverture libre-échangiste britannique, le Sikkim faisait donc figure de passage souhaitable* pour un Raj britannique désireux de trouver de nouveaux débouchés à ses produits – thé, opium, tissus – au travers de routes plus directes que via les ports chinois, à l’accès restrictif.
*Les deux pays étant « guidés » dans leurs affaires étrangères par les souverains britanniques : le premier, à la suite du traité de Segauli de 1816 ; le second, avec le traité de Punakha de 1910.
À l’instar de ses voisins népalais et bhoutanais*, le Sikkim dut donc subir une pression politique et militaire toujours plus grande du colonisateur européen. Dès 1817, le royaume plaçait sa politique étrangère sous la direction britannique en échange d’une protection militaire ; en 1835, il devait lui céder la région de Darjeeling (où la culture du thé allait bientôt devenir florissante) ; en 1849, c’était au tour de la région montagneuse de Morung d’être annexée par les Britanniques ; enfin, en 1861, le diplomate Sir Ashley Eden prit la tête d’une expédition militaire afin de contraindre le Sikkim à se plier aux intérêts de la couronne. Celle-ci pouvait désormais se mêler des affaires intérieures du royaume, tandis que des privilèges commerciaux lui étaient accordés (construction de routes, abolition des restrictions tarifaires et ouverture aux marchands étrangers). Le Sikkim se vit ainsi transformé de facto en un protectorat de sa gracieuse majesté, vassalisation confirmée dans les textes par un nouveau traité un peu moins de trente ans plus tard, en 1890. Il fut signé à Darjeeling entre la Chine impériale et l’empire des Indes, auquel est reconnu le protectorat sur le Sikkim, ainsi que « le contrôle exclusif sur l’administration intérieure et les relations extérieures de l’État » ; en échange, les Chinois se virent reconnaître leurs droits historiques sur le Tibet.

Cette partie de realpolitik en haute altitude se joua sans les principaux intéressés, à savoir les gouvernements du Sikkim et du Tibet, simples pions dans des projets impériaux de grandes puissances. Cette mainmise politique achevée, les Britanniques ne furent pas plus avancés quant à leur « percée » commerciale et mercantile vers le Tibet et la Chine. La tête de pont du Sikkim se révéla en effet vite décevante en termes de volume de commerce, les hauts cols de montagnes n’étant pas les meilleures voies d’échange… Les marchandises du Raj britannique, entre tissus, opium et thé, s’exportaient en effet bien plus facilement par voie maritime, entre Bombay, Singapour et Hong Kong. Même au sein du commerce transhimalayen, le Sikkim faisait piètre figure par rapport à son voisin népalais, qui échangeait à la fin de la décennie 1890, dix fois plus en volume, via pas moins de trente-quatre comptoirs commerciaux, contre quatre seulement pour le Sikkim.

Malgré la déconvenue, New Delhi ne comptait cependant pas faire marche arrière, bien au contraire, puisque le Sikkim fut ensuite intégré formellement à l’Empire des Indes, en tant que l’un de ses 565 États princiers. Le Shangri-La himalayen avait droit à un représentant de la couronne, stationné en permanence à Gangtok, la capitale, tandis que le Chogyal pouvait siéger au sein du Conseil des États princiers. Cet état de fait allait durer jusqu’à l’accession de l’Inde à l’indépendance, le 14 août 1947.

*C’est notamment ce qui arriva à l’État d’Hyderabad, où le Nizam souhaitait garder son indépendance ; une situation conflictuelle se créa de ce fait également au Cachemire, qui perdure jusqu’à nos jours.
À cette date, les Britanniques abandonnèrent leur suzeraineté sur les confettis d’États princiers qu’ils contrôlaient et laissèrent au nouveau gouvernement indien le soin de décider des relations qu’il souhaitait entretenir avec eux. Techniquement indépendants, ceux-ci étaient fortement encouragés à signer leur intégration à l’Union indienne, sous peine d’intervention militaire*. C’est d’ailleurs ce qui semblait couver pour le Sikkim, mais Jawaharlal Nehru en décida autrement, arguant que « les États himalayens doivent grandir selon leur propre génie » et que « prendre le Sikkim par force serait comme tirer sur une mouche avec un fusil ». L’État devint donc un simple protectorat de l’Inde, statut en théorie plus enviable que sa précédente association forcée avec la couronne britannique, car le roi pouvait conserver la haute main sur les affaires intérieures – les relations étrangères et la défense étant sous contrôle de New Delhi.

La guerre froide fait fondre les neiges du Kangchenjunga

*Notamment au Ladakh, région à population tibétaine de l’Himalaya occidental, faisant formellement partie du Cachemire, mais également à l’Est, puisque l’armée chinoise de libération populaire s’avança jusque dans les plaines de l’Assam avant de décider d’un cessez-le-feu et d’un retrait unilatéral. **Ce fut sous le gouvernement d’Indira Gandhi que l’Inde se dota d’un service de renseignement extérieur dédié, la Research and Analysis Wing (RAW), fortement impliquée dans la lutte d’indépendance du Bangladesh.
Cette nouvelle « autonomie » se limita rapidement à une vue de l’esprit. Car le Sikkim allait bientôt se faire rattraper par la géopolitique régionale, son autonomie emportée dans le tourbillon de la guerre froide et des frictions entre grandes puissances. La situation géographique du Sikkim le rendit en effet vulnérable aux aléas des relations sino-indiennes. Alors que dans les années 1950, les deux géants asiatiques ne juraient que par des slogans tels que « l’Inde et la Chine sont frères », la décennie suivante annonçait des lendemains hostiles. En 1962, la Chine lança une campagne militaire éclaire contre l’Inde, visant à faire accepter son fait accompli territorial dans le contrôle des zones frontalières himalayennes*. Cette humiliation pour New Delhi fut l’occasion d’un revirement en politique étrangère, facilité par le passage de témoin entre le Pandit Nehru et sa fille, Indira Gandhi. La dame de fer indienne décida d’adopter une posture plus musclée, d’autant que la Chine maoïste persévérait dans son activisme anti-indien en Asie du Sud, soutenant ainsi le Pakistan dans sa guerre contre l’Inde 1965, puis quelques années plus tard appuyant les rebelles naxalites (voir notre dossier) dans leur tentative de former un gouvernement révolutionnaire au Bengale. En réponse, l’Inde se rapprocha de l’URSS et engagea une guerre par services de renseignements interposés**. Dans ce jeu à couteaux tirés au-dessus de l’Himalaya, le Sikkim était l’un des nœuds gordiens qu’il fallait couper.
*Via le Corridor de Chumbi au Tibet, qui sépare le Sikkim du Bhoutan et qui permet d’accéder directement à la capitale Gangtok puis de déboucher sur le corridor de Siliguri, bande de terre (moins de 30 kilomètres à son point le plus étroit) séparant l’Inde « continentale » du nord-est du pays. Son contrôle coupe ainsi totalement le pays en deux.
D’autant plus que la Chine attisait les braises. Elle n’avait jamais reconnu le protectorat indien et certaines cartes du Kuomintang que la Chine maoïste avait fait siennes englobaient le Sikkim comme partie intégrante du territoire chinois. Mao encouragea en outre le petit royaume à montrer des signes d’indépendance et de prise de distance vis-à-vis de l’Inde, au travers d’actes symboliques : insistance pour que les cartes indiennes représentent une frontière internationale entre le Sikkim et l’Inde, campagne pour faire entrer le Sikkim à l’ONU. En outre, le Sikkim présentait pour la Chine une route d’accès facile aux plaines indiennes*, lui permettant de couper le nord-est du pays en deux en cas de nouveau conflit.
*Les Népalais du Sikkim partageant la même origine ethnolinguistique (Gurkhas) que leurs voisins indiens de l’autre côté de la frontière, dans la région de Darjeeling. Ils sont en outre hindous et de souche indo-aryenne, à l’instar de la majorité de la population indienne et à la différence des sikkimais « indigènes », bouddhistes et de souche sino-tibétaine. **Il est intéressant de remarquer la lutte personnelle s’étant développée entre le jeune Chogyal et son épouse américaine d’une part, Kazi Dorji, et son épouse belge d’autre part. D’aucuns ont vu dans cet affrontement une querelle féminine, tirant en coulisses les ficelles de l’Histoire.
Les risques étaient donc trop grands pour l’Inde de voir le Sikkim s’émanciper de sa tutelle séculaire pour tomber dans les bras du rival chinois. En cette fin de décennie 1960, les événements allaient s’accélérer dans le royaume, aidé par l’instabilité interne. Le règne du Chogyal était en effet fortement contesté par une grande partie de la population, qui depuis les migrations de l’époque britannique, se composait désormais aux trois quarts de personnes d’origine népalaise, employées dans l’agriculture (thé, cardamome). Cette majorité déshéritée s’opposait à un système économique et politique perçu comme féodal et archaïque, tenu par une élite aristocratique minoritaire sur le plan démographique, mais tenant les rênes d’un pouvoir pluriséculaire. Elle voyait en outre son salut au travers de l’association avec le grand voisin indien, pour des raisons économiques et culturelles*.

C’est ainsi naturellement que cette agitation réformiste et indépendantiste, menée sous la houlette du Congrès national du Sikkim par le charismatique Kazi Llendup Dorji**, fut fortement encouragée par New Delhi. Indira Gandhi abandonna les scrupules de son père, dépêchant ses espions afin de soutenir ce mouvement pro-indien. Les manifestations populaires se firent de plus en plus nombreuses, réclamant une constitution écrite et démocratique ainsi que des élections libres, se muèrent rapidement en troubles fomentés en sous-main par le Research and Analysis Wing (RAW, services de renseignements extérieurs indiens).

Le Chogyal Palden Thondup Namgyal et son épouse, l'Américaine Hope Cook, à Amsterdam en 1966.
Le Chogyal Palden Thondup Namgyal et son épouse, l'Américaine Hope Cook, à Amsterdam en 1966. (Crédit : Ron Kroon / Anefo (Nationaal Archief), via Wikimedia Commons)
Au cours de l’année 1973, la situation devint assez préoccupante pour que le Chogyal sente son trône vaciller ; l’Inde allait pouvoir récolter avec brio les fruits de son ingérence. Le 8 mai 1973, après des manifestations violentes et pro-rattachement devant le palais royal, le Chogyal demanda à l’Inde de prendre en charge l’ordre public dans le royaume, signant également un accord devant conduire à une « constitution démocratique » avec des « pouvoirs législatifs et exécutifs pour le peuple et ses représentants ». Cet acte ouvrit la boîte de Pandore vers l’intégration progressive du royaume à l’Union indienne, téléguidée depuis New Delhi via le Congrès national du Sikkim.

Malgré l’opposition du roi et de la monarchie, des élections législatives furent organisées l’année suivante, en 1974, et virent un triomphe de l’opposition démocratique, permettant dans la foulée de faire promulguer une constitution écrite, qui mentionnait la participation « aux institutions politiques indiennes ». De son côté, Indira Gandhi fit adopter un amendement au parlement indien déclarant le Sikkim « associé à l’Inde ». La partie était jouée, et les protestations du Chogyal n’y firent rien. Le 10 avril 1975, Indira Gandhi envoya la troupe encercler le palais, fit mettre le roi en détention surveillée et désarmer sa garde royale. Le jour même, l’institution monarchique était abolie par les députés sikkimais, consacrée lors d’un référendum populaire quelques jours plus tard.

*Les deux États himalayens ont signé des traités « d’amitié » avec l’Inde, souvent vus comme des documents illégitimes et inégalitaires par les populations de ces petits États, se sentant bousculées par le grand frère indien.
Le 22 avril 1975, le gouvernement indien fit passer le 36e amendement de la constitution, faisant du Sikkim le 22e État de l’Union indienne, entérinant de jure la disparition d’un royaume plus que tricentenaire. Des télégrammes diplomatiques américains révélés récemment par Wikileaks montrent qu’à l’époque l’administration Kissinger voyait cette annexion comme « naturelle » : une « inéluctabilité géographique » résultant d’un « processus historique séculaire » dans lequel « le seul joueur disposant des cartes est l’Inde ». La fin du Sikkim, dernière pièce du « Grand Jeu » à tomber dans l’escarcelle indienne, pouvait ainsi être appréciée comme un message délibéré d’Indira Gandhi à ses voisins népalais et bhoutanais quant à leurs velléités d’émancipation*, tout autant qu’une forme de revanche envers une Chine jusqu’alors triomphante.

En 2005, les deux géants parvinrent pourtant à trouver un terrain d’entente : la Chine reconnut le Sikkim comme partie intégrante de l’Union indienne tandis qu’en échange, celle-ci fit de même pour le Tibet comme province de la République populaire de Chine. Aujourd’hui, le Sikkim poursuit sa vie d’État indien, le Premier ministre Narendra Modi l’ayant visité en début d’année afin de le déclarer officiellement « premier État entièrement biologique du pays ». Dans les rues de Gangtok, il aura peut-être croisé Wangchuk Tenzing Namgyal, 13e Chogyal, monarque éphémère errant dans son royaume fantôme, enserré au cœur des neiges éternelles.

Par Guillaume Gandelin

Pour aller plus loin

Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.

Andrew Duff, Sikkim: Requiem for an Himalayan Kingdom, Edimbourg : Birlinn Limited, 2015, 320 p

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A propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Guillaume Gandelin est spécialiste de l’Asie du Sud, avec une prédilection pour l’Inde où il a vécu et étudié. Chercheur au Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (Lépac) depuis 2012, il assure la préparation et le suivi scientifique de l’émission "Le Dessous des Cartes", diffusée chaque semaine sur Arte et participe au développement du projet de géopolitique prospective Les Futurs du Monde. Il est par ailleurs régulièrement sollicité pour intervenir dans le cadre de conférences, tables rondes et séminaires de formation, aussi bien en français qu’en anglais.