Histoire
Analyse

Inde : le naxalisme, aux origines du maoïsme indien

Des activistes du Parti communiste indien - maoïste (PCI-M) accomplissent une danse lors d'un rassemblement dans une rue de Calcutta le 15 décembre 2004.
Des activistes du Parti communiste indien - maoïste (PCI-M) accomplissent une danse lors d'un rassemblement dans une rue de Calcutta le 15 décembre 2004. (DESHAKALYAN CHOWDHURY / AFP)
Nous poursuivons notre dossier sur la guerre maoïste en Inde : après le point sur la situation actuelle (voir ici notre article), Guillaume Gandelin revient sur l’histoire du mouvement. Quelles sont les origines exactes du maoïsme indien ? Comment le « Petit Livre rouge » de Mao Zedong est-il parvenu dans le pays de Gandhi, alors qu’il existait déjà sur place un Parti communiste indien bien présent dans l’échiquier politique ? Comment les Naxalites se sont-ils réapproprié la pensée du Grand Timonier pour fabriquer leur identité propre ? Comment le mouvement a-t-il survécu à la mort de Mao ?

Contexte

Depuis le début 2016, pas moins de 80 personnes ont trouvé la mort dans des affrontements entre forces gouvernementales et militants maoïstes. La région est redevenue le premier foyer de violence au sein de l’Union indienne, devant le Cachemire et les marges du Nord-Est. Soit un retour à une situation insurrectionnelle proche de la fin des années 2000, lorsque le Premier ministre Manmohan Singh avait qualifié le naxalisme de « plus grave menace à la sécurité intérieure du pays« .

Le « Petit Livre rouge » franchit l’Himalaya

Coup de tonnerre dans le ciel du Bengale en ces premières journées du printemps 1967. Une insurrection maoïste vient d’éclater dans le sous-continent indien, lancée par une poignée de révolutionnaires, zélés disciples du Grand Timonier, bien décidés à en découdre une fois pour toutes avec le gouvernement « bourgeois » de New Delhi. Peu se doutent alors qu’elle allait traverser le siècle, entraîner la mort de plus de 15 000 personnes et aller jusqu’à détrôner le Cachemire comme principale menace à la sécurité de la « plus grande démocratie du monde ».

Dans cette chaude décennie 1960, l’Asie est alors marquée par les vicissitudes de la guerre froide qui ravage le continent, du Vietnam à l’Indonésie, en passant par la Chine, qui entame sa Révolution culturelle. Les combats du président Mao Zedong allaient cependant bientôt dépasser le simple cadre chinois, et le « Petit Livre rouge » faire des émules, de Calcutta à la Sorbonne, fustigeant l’impérialisme américain et le révisionnisme soviétique sur tous les campus. Les partis communistes de par le monde se retrouvèrent alors tiraillés entre allégeance à la vieille orthodoxie soviétique et adhésion à un maoïsme à la dynamique neuve et apparaissant comme véritablement révolutionnaire et guerrier. Le petit monde de l’extrême-gauche indienne n’échappa guère à ces violentes querelles de praxis marxiste-léniniste. D’autant plus que le pays se trouvait, du simple fait de sa position géographique, en première ligne dans l’affirmation du maoïsme sur la scène internationale. Une fois n’est pas coutume, l’Himalaya ne semblait pas infranchissable, laissant largement passer la diffusion de la « guerre prolétarienne » et autres « plus hautes instructions » de Mao vers le petit frère du Sud.

Le Parti communiste indien (PCI), vénérable institution fondée en exil en Union soviétique en 1920 – et à ce titre l’un des plus anciens du monde – était alors au cœur de cette crise doctrinale existentielle, en raison de sa ligne « électoraliste », c’est-à-dire favorable à la participation légale à la vie politique nationale plutôt qu’à la révolution armée pour fonder un État communiste. Ayant en effet cessé toute activité violente depuis les insurrections avortées du Tebhaga (au Bengale-Occidental) et du Telangana à la fin des années 1940, le parti s’était rapidement rallié à l’exercice du pouvoir, obtenant par exemple le contrôle de l’État du Kerala via les urnes dès 1957. Lorsque la pensée maoïste déferla sur le sous-continent, le PCI fut ainsi débordé sur sa gauche par des « maos » favorables à une vraie révolution.

D’aucuns ont cru la voir venir en 1962, lorsque les troupes chinoises décidèrent de lancer une offensive militaire le long de la frontière sino-indienne, obligeant les forces de l’Inde à battre en retraite face à une Armée de Libération populaire qui avançait jusqu’aux portes du Bengale. Elle n’était cependant pas entrée en territoire indien pour venir libérer son peuple du joug d’une « bourgeoisie compradore », mais uniquement pour régler quelques différends frontaliers à son profit. Tout au long du conflit et durant les années suivantes, qui marquaient la fin du règne de Nehru (il allait mourir en 1964), le PCI se comporta comme un docile élément patriotique et progouvernemental, au grand dam de la frange extrémiste du parti. Déçus par cette realpolitik, ceux-ci firent scission afin de créer en 1964 le Parti communiste indien – marxiste (PCI-M), seul vrai partisan déclaré d’une ligne maoïste prochinoise au sein de l’échiquier politique indien.

Les maos allaient néanmoins vite devoir déchanter, car leur nouvel outil se révéla bien loin du radicalisme qu’ils avaient imaginé pour propager la révolution. Une majorité des cadres du PCI-M décidèrent en effet d’abandonner leur soutien au grand frère chinois après que celui-ci eut soutenu le Pakistan contre l’Inde lors de la guerre de 1965. Pis encore, ils s’allièrent au tiède et bourgeois PCI pour remporter et gouverner le Bengale-Occidental dès 1967. En l’espace de quelques années le révisionnisme paraissait avoir triomphé sur les idéaux du Grand Timonier et la participation au « crétinisme parlementaire » avoir remplacé la guerre révolutionnaire comme finalité de l’action politique. Les déboires du maoïsme indiens n’avaient pas de fin.

Naxalbari, révolte des sans-terre

Les conditions étaient cependant propices dans l’Inde des années 1960 pour qu’éclate une révolution populaire. Les campagnes indiennes étaient alors les grandes oubliées d’un développement économique nehruvien fondé sur une industrialisation à marche forcée calquée sur le modèle soviétique. Les réformes agraires promises à l’indépendance étaient restées lettres mortes, et les grands propriétaires terriens – les zamindars – n’avaient de facto rien cédé de leur contrôle sur les exploitations foncières. Dans une Inde à 80 % rurale, où une majorité de la population vivait alors difficilement d’une agriculture de subsistance, il suffisait d’une étincelle pour déclencher une jacquerie paysanne. Celle-ci survint finalement au début du mois de mars 1967.

Après deux années de sécheresse ayant entraîné de mauvaises récoltes (chute d’un tiers de la production agricole), la situation dans les campagnes du nord de l’Inde était alors critique, le pays dépendant du programme d’aide alimentaire américain pour ne pas sombrer dans la famine. Au Bengale, les cadres maoïstes profitèrent de cette situation pour mettre en œuvre leur révolution prolétarienne. Celle-ci naquit à Naxalbari, le 3 mars 1967, avec l’attaque d’une grange à riz par des paysans, soutenus par le dirigeant maoïste Kanu Sanyal. Durant cinquante jours, ceux que l’on appellerait désormais les « naxalites » allaient étendre leur lutte aux villages voisins et voir tomber leurs premiers « martyrs ».

Carte historique de la présence des naxalites maoïstes en Inde, par K.C.Shah
Carte historique de la présence des naxalites maoïstes en Inde, par K.C.Shah (Source : Histoire du Naxalisme par Prakash Singh)
Naxalbari avait allumé la flamme de la révolution chez les maos indiens, et celle-ci pouvait désormais s’étendre au pays entier. Dès l’été 1967, la Chine apporta son soutien officiel au mouvement, en déclarant dans l’édition du Quotidien du Peuple du 5 juillet : « Le grondement du tonnerre de printemps a déferlé sur la terre indienne. […] Le peuple chinois applaudit joyeusement l’orage révolutionnaire déclenché par les paysans de Darjeeling. » L’extrême-gauche indienne n’ayant pas son pareil en matière de narcissisme des petites différences, il fallut pour propager la lutte armée révolutionnaire créer un nouveau mouvement : le Parti communiste indien – marxiste-léniniste (PCI-ML).

Sous l’autorité de l’idéologue et dirigeant Charu Mazumdar, les naxalites disposaient d’une organisation apte à structurer le combat. Celle-ci essaima sur deux fronts bien distincts. En milieu rural, elle se fondit dans la lutte des paysans de la région de Srikakulam, en Andhra Pradesh, pour une redistribution des terres face à une oligarchie foncière toute puissante. Ce « Yunnan indien » fit long feu, et la guerre prolétarienne se déplaça promptement vers les milieux urbains, en particulier à Calcutta. Charu Mazumdar souhaitait en effet appliquer à la lettre les enseignements de Mao Zedong concernant la « guerre du peuple » et déclencha pour se faire une campagne de terreur envers les forces « contre-révolutionnaires », déclarant sans ambages que « celui qui n’a pas trempé ses mains dans le sang des ennemis de classe ne peut être considéré comme un communiste ».

De fait, la métropole bengalie devint le théâtre d’affrontements violents entre militants naxalites d’une part et forces de l’ordre appuyées par des milices du Parti du Congrès, d’autre part. Une lutte rangée où les assassinats « d’ennemis du peuple » furent accueillis par une cinglante répression étatique. À Calcutta, où la révolte naxalite fut majoritairement celle d’une jeunesse urbaine en mal d’héroïsme et d’idéal révolutionnaire et prolétarien, l’État central alors sous le contrôle d’Indira Gandhi supprima brutalement le mouvement en lançant à l’été 1971 l’opération Steeple-Chase. En quelques mois, l’action de la « dame de fer » permit de réduire à néant les capacités organisationnelles du PCI-ML, au travers de milliers d’arrestations et d’assassinats. C’est ainsi que Charu Mazumdar dut mourir en prison au cours de l’année 1972, son rêve d’État communiste brisé sur les écueils d’un dogmatisme techniciste forcené et d’une incompréhension des spécificités indiennes. La révolution allait devoir attendre encore quelques années.

Le président Mao est mort, vive le président !

Au milieu des années 1970, le naxalisme n’existait plus en tant que force politique d’envergure. L’instauration de l’État d’urgence par Indira Gandhi en 1975 avait définitivement éliminé les capacités d’action des naxalites, La Chine avait tourné la page des années Mao et le temps semblait bien loin où les jeunes Indiens pouvaient entonner « Le président Mao est notre président, le chemin suivi par la Chine est notre chemin ».

Le PCI-ML était lui-même tombé dans le factionnalisme si cher à la gauche indienne, des cadres se prêtant au jeu électoral alors que d’autres ruminaient en silence leur poursuite intérieure de la lutte armée. Au cours des années 1980 pourtant, le maoïsme indien allait lentement réémerger grâce à son adaptation à des conditions locales favorables. Ce fut particulièrement le cas au Bihar, où les naxalites du Maoist Communist Center (MCC) allaient s’allier avec les communautés d’intouchables afin de mêler lutte armée, défense des basses castes et, qui sait, extension de la guerre populaire. Dans le nord de l’Andhra Pradesh, des dissidents naxalites décidèrent quant à eux de miser sur l’aliénation des communautés tribales, afin de porter la lutte vers de nouvelles populations. Ils fondèrent à cet effet le People’s War Group (PWG), qui allait mettre en place un véritable Etat parallèle dans les districts du nord de l’État, pouvant compter sur une armée de militants disciplinés et sur un soutien militaire des Tigres tamouls (explosifs improvisés, AK-47).

La chute de l’Union soviétique donna paradoxalement un grand coup de fouet à ces mouvements naxalites à l’ancrage régional fort, mais épars et désunis. Le changement vint du gouvernement de New Delhi, qui lança à partir de 1991 une série de réformes économiques libérales, afin de sortir d’un demi-siècle de socialisme nehruvien. Cette libéralisation de l’économie indienne eut pour effet de le placer sur la carte des grandes puissances émergentes, mais au prix d’un accroissement des inégalités internes. Les fruits de la croissance furent en effet extrêmement disparates ; si les régions côtières de l’Ouest et les grandes métropoles apparurent comme les grandes gagnantes de ce processus d’ouverture, les communautés tribales rurales de l’Inde centrale pouvaient quant à elles s’estimer à juste titre totalement délaissées.

À l’aube de ce siècle nouveau, les populations tribales sont effet celles qui connaissent les retards socio-économiques les plus importants, devant les intouchables et les musulmans. Cette aliénation économique va constituer un terreau des plus fertiles pour le mouvement naxalite. Prenant conscience de cela, ce dernier s’unifie en 2004, grâce à la fusion du MCC et du PWG sous la bannière du Parti communiste indien – maoïste (PCI-M). Disposant désormais d’une meilleure compréhension des enjeux locaux après plus de trente ans de présence auprès des populations les plus vulnérables, ce naxalisme version 3.0 va s’efforcer d’étendre sa présence dans les régions de l’Inde centrale oubliée de New Delhi, où les tribaux n’ont toujours pas vu les effets du « ruissellement » de la croissance jusqu’à eux, dans ce développement qui est tout sauf « inclusif ».

Dans les États du Chhattisgarh, du Jharkhand et de l’Orissa, où la part des populations tribales dépasse 20 %, les programmes de développement se résument en effet bien souvent à des investissements dans des industries extractives, sous forme de complexes miniers et autres projets prédateurs. État rapace, marginalisation économique : il ne restait plus aux naxalites qu’à cueillir les fruits d’années de croissance sauvage et de capitalisme de connivence pour écrire une nouvelle page de la révolution maoïste en Inde. C’est ainsi qu’à partir du milieu des années 2000, le naxalisme se hisse comme la première menace à la sécurité du pays, causant plus de victimes que les conflits du Cachemire et du Nord-Est sur la décennie 2005-2015. Que des régions entières subissent une situation d’occupation et qu’un conflit s’enlise au cœur d’une Inde à la radiance bien incertaine.

Par Guillaume Gandelin

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A propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Guillaume Gandelin est spécialiste de l’Asie du Sud, avec une prédilection pour l’Inde où il a vécu et étudié. Chercheur au Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (Lépac) depuis 2012, il assure la préparation et le suivi scientifique de l’émission "Le Dessous des Cartes", diffusée chaque semaine sur Arte et participe au développement du projet de géopolitique prospective Les Futurs du Monde. Il est par ailleurs régulièrement sollicité pour intervenir dans le cadre de conférences, tables rondes et séminaires de formation, aussi bien en français qu’en anglais.