Politique
Analyse

Inde : la guerre oubliée des maoïstes

Des soldats indiens appartenant à une milice paramilitaire se dirigent vers des villages du district de Midnapour en proie à des violences entre forces de l’ordre et insurgés maoïste, le 18 juin 2009, à l’ouest de Kolkata, au Bengale-Occidental en Inde. (Crédit : Deshakalyan Chowdhury/AFP)
Des soldats indiens appartenant à une milice paramilitaire se dirigent vers des villages du district de Midnapour en proie à des violences entre forces de l’ordre et insurgés maoïste, le 18 juin 2009, à l’ouest de Kolkata, au Bengale-Occidental en Inde. (Crédit : Deshakalyan Chowdhury/AFP)
La région de Bastar, au sud de l’État indien du Chhattisgarh, ne figure pas sur les schémas géopolitiques des décideurs mondiaux. Elle est pourtant au cœur du conflit le plus violent que connaît l’Inde actuellement, celui des naxalites, héritiers indiens de Mao Zedong, guérilleros menant une lutte vieille d’un demi-siècle contre le gouvernement indien.
Depuis le début 2016, pas moins de 80 personnes ont trouvé la mort dans des affrontements entre forces gouvernementales et militants maoïstes. La région est redevenue le premier foyer de violence au sein de l’Union indienne, devant le Cachemire et les marges du Nord-Est. Soit un retour à une situation insurrectionnelle proche de la fin des années 2000, lorsque le Premier ministre Manmohan Singh avait qualifié le naxalisme de « plus grave menace à la sécurité intérieure du pays« .

Contexte

Les naxalites, maoïstes indiens, sont nés dans les contreforts de l’Himalaya, à Naxalbari, d’où ils tirent leur nom. C’est depuis ce village qu’ils ont lancé en 1967 leur « guerre prolétarienne », afin de voir un jour le drapeau rouge flotter sur les boulevards de New Delhi. Représentant par essence une lutte des petits paysans contre l’oligarchie foncière, les naxalites ont depuis déplacé leur combat dans d’autres confins de l’Inde où les recettes du FMI n’ont pas encore prise.

C’est ainsi que cette guérilla oubliée a aujourd’hui installé ses quartiers au cœur des denses forêts du Bastar, fameuses dans la mythologie hindoue. En particulier le Ramayana, pour abriter démons et autres créatures maléfiques et être le lieu d’un exil solitaire pour le prince Ram et son épouse Sita. Si l’histoire retiendra que les deux amants purent finalement s’échapper de cette jungle inhospitalière – après treize longues années tout de même – pour remonter sur leur trône, le sort des actuels habitants de la région apparaît bien loin de ces contes.

Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur indien, issu du parti du Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra Modi, fait siens les propos de l’ancien Premier ministre Manmohan Singh, déclarant que le naxalisme est un « défi majeur pour la démocratie indienne«  et que le gouvernement central est disposé à fournir une assistance aux États affectés afin d’éradiquer cette menace. Au regard des récents événements dans le Bastar, il semblerait que cette main tendue à l’égard des États touchés – au premier rang duquel figure le Chhattisgarh, principal État affecté par le conflit – se traduise sur le terrain par une évolution stratégique donnant naissance à une violence multiforme.

L’objectif de la police : faire du chiffre

Première pierre de la nouvelle politique du pouvoir central : la nomination à la mi-2014 d’un nouvel inspecteur général de police pour le district de Bastar, SRP Kalluri, un homme aux méthodes originales. Son objectif, dans un premier temps : faire du chiffre, afin de montrer que la région était sous contrôle. Pour cela, quoi de mieux que des redditions massives de prétendus militants, peu importe qu’il s’agisse pour la plupart de simples villageois forcés à collaborer à ces pratiques, ou bien d’informateurs de la police souhaitant se dégager du conflit et retourner à la vie civile.

C’est ainsi que pendant les deux années et demie précédant l’arrivée de l’inspecteur Kalluri dans le district de Bastar, moins de 30 « militants » avaient déposé les armes volontairement, un nombre subitement passé à 377 durant les six premiers mois de son entrée en fonction. Or il s’est avéré que 270 de ces 377 « militants » n’étaient en fait que de simples paysans ou petits voyous désarmés ! L’année 2015 a également été prometteuse même si sur 327 cas de reddition, seuls 36 ont finalement été approuvés, les autres ayant été rejetés ou étant « toujours en attente ».

Les foyers de l’insurrection naxalite en Inde.
Les foyers de l’insurrection naxalite en Inde.
Cette politique symbolique permet de faire bonne figure auprès du gouvernement fédéral, justifiant les crédits et les troupes supplémentaires régulièrement déployées dans la région. Il ne se passe en effet guère de semaine sans qu’un plan d’investissement ne détaille de nouvelles infrastructures à construire au Bastar – routes, écoles, hôpitaux, qui seront plus tard utilisés et réquisitionnés par l’armée – ou qu’un nouveau bataillon militaire ne soit déployé en renfort dans la région. Celle-ci demeure pourtant l’une des plus militarisées du pays, avec pas moins de 40 000 personnels militaires et policiers, sur un territoire de la taille de la région Centre et peuplé de moins de 3 millions d’habitants.

Opérations punitives, meurtres et viols

Cette présence militaire massive est confortée par le soutien que ces hommes disposent jusqu’en haut de l’appareil d’État. Le ministre de l’Intérieur indien assurait en effet en septembre 2015 que tout personnel engagé dans des opérations contre des naxalites ne devait pas s’inquiéter de la réaction des groupes de défense des droits de l’homme. Et pour cause. Si la politique de reddition permet de présenter une image propre des actions de l’État indien, la stratégie de celui-ci n’en comporte pas moins un volet répressif.

C’est ainsi qu’au cours des derniers mois, de nombreuses opérations punitives ont eu lieu, visant ici aussi à faire du chiffre en appréhendant des « militants » dans les villages de la région. La pratique est assez simple, puisqu’elle consiste bien souvent à encercler le village dès l’aube pour alors rafler les hommes valides et les arrêter en tant que militants maoïstes.

Ces villageois passent ensuite par les prisons de la région, où plus de la moitié restent plus d’un an en détention dans l’attente de leur procès – dans des geôles qui sont les plus surpeuplées du pays, avec un taux d’occupation de 261 % pour le Chhattisgarh, et allant jusqu’à 428 % pour certaines prisons dans le Bastar, contre 118 % au niveau national. Ces procès se terminent dans plus de 95 % des cas par l’acquittement des prévenus, ce qui prouve si besoin est que les accusés étaient bien de dangereux cadres maoïstes et non de modestes agriculteurs phagocytés par un État policier.

Les méthodes des forces de police et de l’armée peuvent également revêtir des dimensions plus tragiques. Ainsi, depuis novembre 2015 pas moins de trois cas de viols de masse ont eu lieu dans le sud du Bastar, concernant au total 25 femmes, sans qu’à ce jour les responsables n’aient été inquiétés, et ce malgré le dépôt de plusieurs plaintes. Allant plus loin encore, les forces de sécurité n’hésitent pas à assassiner de prétendus militants au cours de « fausses rencontres », technique qui a déjà fait ses preuves au Cachemire pour terroriser la population. Ainsi, depuis novembre, pas moins de 56 personnes auraient été victimes de ces formes d’exécutions extrajudiciaires, sans pour autant qu’un lien avec la cause maoïste n’ait été établi.

L’impunité des forces de l’ordre

Cette impunité des forces de l’ordre face à leurs exactions a rencontré la détermination de groupes de défenseurs des droits de l’homme, de juristes et de journalistes résidant sur place. Commençant à documenter et à enquêter sur ces crimes et abus, ils ont rapidement dû subir en retour une répression étatique inédite. Un récent rapport d’Amnesty International – « Blackout in Bastar » – constitue à ce titre un document accablant à l’encontre des pratiques policières au Chhattisgarh.

Les premiers à faire les frais de cet activisme gouvernemental furent des journalistes locaux, dont au moins 3 ont été arrêtés depuis le milieu de l’année 2015 tandis que deux correspondants de médias nationaux – dont la BBC hindi – ont été contraints de fuir la région. Cette volonté de réduire au silence les rares voix osant s’élever contre la politique gouvernementale a été déléguée à un groupe d’autodéfense, le Samajik Ekta Manch, soutenu en sous-main par la police et constitué entres autres de figures politiques locales appartenant au Parti du congrès et au BJP. Cette milice prétend ainsi lutter contre l’infiltration d’éléments « antinationaux » et promaoïstes dans la région, en intimidant et en menaçant tous ceux qui remettraient en cause le bien-fondé des méthodes policières et militaires.

Cette organisation s’est notamment illustrée en s’attaquant à un groupe de juristes défendant les villageois victimes d’abus des forces gouvernementales, le Jagdalpur Legal Aid Group (JagLag), forçant deux de leurs membres à quitter l’État. L’activiste tribale et militante politique Soni Sori a également été agressée à l’acide par des membres de cette milice, alors qu’elle enquêtait sur un des cas récents d’exécution extrajudiciaire.

Un schéma de violence et d’intimidation systématique contre ces lanceurs d’alerte semble émerger au Bastar, afin de permettre aux forces gouvernementales d’entamer un nouveau cycle de répression brutale, à l’abri des regards, et de pouvoir mettre un terme à la présence naxalite au Bastar et laisser place à un développement à marche forcée.

Exterminer le maoïsme d’ici fin 2016

Selon la stratégie gouvernementale, il s’agit de faire disparaître toute trace de maoïsme militant dans la région avant la fin de l’année 2016. Étant donné que le Bastar est le fief des naxalites, “zone libérée” où se concentre leur embryon d’État, la lutte risque d’être singulièrement violente, la terreur étant usée de part et d’autre comme une arme psychologique à l’encontre de la population civile, principale victime du conflit.

Celle-ci est pourtant déjà particulièrement meurtrie par des années de confrontation, ayant eu à subir les exactions du gouvernement et de ses milices dans un passé récent. Entre 2006 et 2011, au plus haut de l’insurrection maoïste, plus de 1700 personnes ont trouvé la mort au Chhattisgarh, résultat des affrontements directs entre forces de sécurité – armée, paramilitaires, bataillons spéciaux, milices locales, police – et militants maoïstes. Le gouvernement central avait lancé en 2009 l’opération Green Hunt, amenant à un déploiement massif de troupes et conduisant le Chhattisgarh et ses populations vers une militarisation durable et un régime d’exception brillant par sa permanence.

Aussi, les événements de ces derniers mois font craindre une nouvelle escalade et un retour au conflit ouvert qui prévalait à la fin de la décennie 2000. Successivement éliminés des États voisins – Bengale-Occidental, Telangana – qui constituaient leurs territoires historiques, il s’agit désormais pour les maoïstes de jouer leur dernière carte dans leur bastion du Bastar. Dans ces zones densément boisées et montagneuses, terrain idéal pour une guérilla, ils entendent capitaliser sur la marginalisation des populations tribales – qui comptent pour près d’un tiers de la population totale de l’État, mais qui sont largement majoritaires au Bastar – pour s’assurer une mainmise totale de la zone.

Répartition des populations tribales dans les Etats indiens du Chhattisgarh et du Jharkhand.
Répartition des populations tribales dans les Etats indiens du Chhattisgarh et du Jharkhand.

Le précieux appui des populations tribales

Les tribaux sont en effet les grands oubliés du développement indien, figurant en bas de l’échelle dans tous les indicateurs socio-économiques. Au Chhattisgarh, ils doivent en outre compter sur les velléités de New Delhi, qui veut mettre à profit les richesses des sous-sols de l’État. Ceux-ci sont en effet riches en ressources minières, notamment en minerai de fer, en bauxite, en or et en diamants. Souhaitant émuler les complexes métallurgiques géants du nord de l’État – autour de Bhilai et de Raipur, la capitale – ainsi que ceux du Jharkhand voisin, le gouvernement envisage ainsi de construire des aciéries au Bastar, en plein territoire tribal.

Ces grands projets industriels entrent directement en conflit avec des populations tribales majoritairement rurales et dépendant du travail de la terre pour subvenir à leurs besoins. Le sujet des acquisitions foncières par le gouvernement est de fait particulièrement sensible et constitue certainement le facteur déterminant de l’enracinement des maoïstes dans ces régions, où ils sont perçus, malgré leurs excès, comme des défenseurs d’une cause que l’État n’a jamais voulu assumer. Le gouvernement renie en effet ses engagements lorsqu’il autorise des implantations industrielles au mépris des lois sur la protection des zones tribales et forestières entrées en vigueur au cours des vingt dernières années.

Il y a un an de cela, en mai 2015, le Premier ministre Narendra Modi s’était rendu dans les districts du Bastar touchés par l’insurrection naxalite, et avait invité les militants à déposer les armes et à soutenir le gouvernement de afin de sortir la région d’une spirale de sous-développement et de violence. Las, cette promesse n’est que la dernière d’une longue série, où l’on réitère une volonté inébranlable de se raccrocher au train de « l’Inde qui brille ». Au Bastar, elle masque une situation où l’État de droit a été suspendu, laissant béante l’aliénation de toute une population face à un conflit qui prend chaque jour un peu plus l’allure d’une guerre.

Par Guillaume Gandelin

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A propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Guillaume Gandelin est spécialiste de l’Asie du Sud, avec une prédilection pour l’Inde où il a vécu et étudié. Chercheur au Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (Lépac) depuis 2012, il assure la préparation et le suivi scientifique de l’émission "Le Dessous des Cartes", diffusée chaque semaine sur Arte et participe au développement du projet de géopolitique prospective Les Futurs du Monde. Il est par ailleurs régulièrement sollicité pour intervenir dans le cadre de conférences, tables rondes et séminaires de formation, aussi bien en français qu’en anglais.