Politique
Récit d'enquête

Le Pendjab, radiographie d’un Etat indien mis en coupe réglée

Parkash Singh Badal, ministre en chef de l'Etat du Pendjab, au nord-ouest de l'Inde, à Chandigarh, le 18 juin 2015
Parkash Singh Badal (à gauche), ministre en chef de l'Etat du Pendjab, au nord-ouest de l'Inde, à Chandigarh, le 18 juin 2015 (Crédits : The Times of India/Balish Ahuja/via AFP)
Si l’exploitation des Etats de la fédération indienne par le parti ou le clan au pouvoir est un phénomène courant, il n’est pas fréquent de disposer d’une analyse en profondeur des mécanismes en jeu. Le site d’information en ligne Scroll.in vient de donner une description saisissante de la façon dont la famille Badal détient tous les leviers du pouvoir, politique, religieux, médiatique et économique, dans l’Etat du Pendjab. Pour son plus grand profit financier et avec des conséquences tragiques comme l’effondrement du système de santé de l’Etat et le recours massif aux gourous de la part d’une population déboussolée.

Contexte

M. Rajshekhar, 40 ans, a un job peu banal : grand reporter itinérant pour le site Internet indien Scroll.in. Un poste créé sur mesure pour ce journaliste quand il a rejoint en mars 2015 cette start-up d’information en ligne qui évoque une version indienne de Slate. Auparavant, Shekhar travaillait pour The Economic Times, le plus gros quotidien économique indien de langue anglaise, où il suivait le monde rural et l’environnement. « Vers 2014, explique-t-il, avec les élections générales j’ai eu le sentiment que le pays devenait difficile à comprendre. Il y avait la montée de Modi [le nouveau Premier ministre], le pays donnait l’impression de devenir de plus en plus religieux, la haine s’exprimait de plus en plus ouvertement. Je me demandais ce qui se passait et j’ai voulu essayer de comprendre ».

C’est ainsi qu’est née l’idée de la mission pour laquelle le journaliste a été embauché par Scroll : consacrer dix-huit mois à deux ans à aller vivre successivement dans six Etats du pays pour tenter de déceler les évolutions profondes. La méthode : Shekhar s’installe dans la capitale de l’Etat choisi, rayonne dans l’ensemble du territoire pendant deux ou trois mois en rencontrant un maximum de gens de toutes origines, des paysans aux industriels, des politiciens aux bureaucrates, des hommes de loi aux représentants des ONG. A la suite de quoi, il écrit une série de longs articles très fouillés.

Actuellement au milieu de sa mission, le journaliste a déjà séjourné dans trois Etats : le Mizoram, petit territoire du nord-est de l’Inde, région complètement isolée du reste du pays ; l’Orissa à l’Est, connu pour ses richesses minières et sa rébellion maoïste ; le Pendjab. Il réside actuellement au Tamil Nadu, grand Etat du sud relativement développé et industrialisé, et se rendra ensuite au Bihar, le grand Etat le moins développé du pays, et au Gujarat, l’Etat de l’ouest le plus industrialisé. « A tous les gens que je rencontre, explique-t-il, je commence par poser la même question : quels sont les principaux changements que vous avez vus intervenir durant les cinq dernières années ? Je vois ce qu’ils répondent, et ensuite je vais chercher plus de détails ».

Une telle démarche, il faut le souligner, est très inhabituelle en Inde : les journaux anglophones traitent avant tout des métropoles et fort peu du monde rural. M. Rajshekhar, au contraire, séjourne dans des endroits où les journalistes des grands médias ne se rendent jamais. Résultat : « J’écris sur des sujets dont je ne soupçonnais pas l’existence auparavant ! », confie le « journaliste itinérant ».

« Tout le système fiscal s’est effondré »

« Fondamentalement, le Pendjab est un Etat où une famille dicte sa loi. » Telle est en substance la conclusion des trois mois d’enquête et d’écriture consacrés par M. Rajshekhar à cet Etat situé à l’ouest du pays, à la frontière du Pakistan. La famille, c’est celle des Badal, menée par Parkash Singh Badal, ministre en chef du Pendjab. Bien entendu, le fait que le « chief minister » domine son Etat n’est pas une surprise en soi, tant ce cas de figure est courant en Inde. Après tout, souligne Shekhar, « tout le monde sait que le parti du chef du gouvernement a plein d’intérêts financiers ». Mais le grand reporter ne soupçonnait pas l’ampleur de la mainmise de la famille Badal sur tous les leviers du pouvoir que son séjour dans l’Etat lui a fait découvrir.
« Vous rencontrez des hommes d’affaires et ils vous disent tous qu’ils sont en train de quitter le Pendjab parce que le business n’y est plus viable, raconte-t-il. Alors vous commencez à vous demander pourquoi l’électricité y est si chère, avec des aberrations comme une taxe bovine (!) sur la facture d’électricité… Vous vous rendez compte que c’est parce que tout le système fiscal s’est effondré : comme les impôts ne rentrent pas, si le gouvernement veut soutenir les éleveurs, il ajoute un prélèvement spécifique au coût de l’électricité parce que c’est la seule facture que les gens payent ! »
Et les découvertes de ce type s’enchaînent : « Le service public de santé est en déconfiture. l’Etat n’a pas d’argent pour payer les médecins. Cela renvoie à la paralysie du système fiscal. Et pourquoi celle-ci ? Parce que plusieurs secteurs d’activité sont contrôlés par le ministre en chef et sa famille, et que ces secteurs pratiquent une évasion fiscale massive. » De fil en aiguille, c’est donc bien tout un système de pouvoir au service d’intérêts financiers personnels qui explique les dérives du Pendjab : « L’Etat fonctionne d’une manière complètement pervertie », estime le journaliste.

Religion sikh, assemblées traditionnelles et médias sous contrôle

Les articles approfondis que Shekhar a publiés ces dernières semaines décortiquent les mécanismes en jeu, développés depuis l’arrivée au pouvoir des Badal il y a neuf ans. Au sommet, le contrôle politique exercé par la famille. Outre le poste de ministre en chef, celle-ci compte quatre autres membres au sein du gouvernement. Les cinq hommes détiennent vingt-deux portefeuilles dont tous les plus sensibles : Intérieur, Fiscalité, Energie, etc. Ce pouvoir politique s’appuie sur leur parti, l’Akali Dal, un parti régional sikh omniprésent au Pendjab où le sikhisme est la religion dominante.

Le deuxième grand levier de pouvoir passe d’ailleurs par la religion : les Badal et l’Akali Dal ont pris voici une douzaine d’années le contrôle du Shiromani Prabandhak Gurdwara Committee, un organisme élu qui gère les lieux de culte sikhs et constitue de fait la plus haute autorité religieuse de la communauté. Pour les Badal, ce contrôle présente « deux avantages considérables », écrit M. Rajshekhar : le comité a « beaucoup de cash » et il « détermine ce qui est prêché dans les gurdwaras » (les lieux de culte sikh).

Troisième instrument de contrôle de l’Akali Dal : sa mainmise sur le réseau des halkas, les très influentes assemblées traditionnelles des localités du Pendjab. Dans les circonscriptions « où le candidat du parti pour une place de député au Parlement de l’Etat perd l’élection, il est nommé responsable de l’halka, et le gouvernement ordonne à l’administration locale de prendre ses instructions auprès de lui, explique le journaliste. Cela ne laisse aucun pouvoir au député élu ». Pour le citoyen ordinaire, il sera impossible d’accéder à la police ou à la justice sans avoir l’accord de son halka.

Ce triple réseau de pouvoir au niveau du gouvernement central du Pendjab, de ses organisations religieuses et de ses assemblées locales se complète par une très forte influence sur les médias. La principale chaîne d’information en langue sikh appartient à Sukhbir Badal, le numéro deux du gouvernement, et l’influence de la famille sur les réseaux de distribution de télévision par câble assure la prééminence de cette chaine par rapport à celles qui pourraient éventuellement se montrer critiques.

Conséquences en cascade

Le dernier volet du contrôle de l’Etat par le clan, qui est à la fois le complément des précédents et leur finalité, c’est bien sûr le champ économique et financier. « Ils ont mis la main sur plusieurs secteurs d’activité très générateurs de cash », raconte Shekhar : la distribution d’alcool, le concassage des pierres (utilisées ensuite dans la construction), les compagnies de transport par autocars ou encore la distribution de télévision par câble. Autant de secteurs où « les monopoles prospèrent au Pendjab, les leaders du parti (Akali Dal) gérant l’Etat comme une entreprise privée ».

Les secteurs qui ne sont pas dominés par les sociétés liées au clan Badal ne sont pas à l’abri pour autant : nombre de chefs d’entreprises doivent payer des commissions au parti et à ses représentants locaux en échange des autorisations dont ils ont besoin. Le journaliste cite un industriel qui a renoncé à construire une usine, ses interlocuteurs exigeant un versement de 3 à 4% de son chiffre d’affaires soit près d’un tiers de sa marge.

Les conséquences de cette situation sont lourdes. L’Etat du Pendjab, par exemple, est « de plus en plus négligent dans la collecte des impôts dus par les secteurs » dominés par les Badal et leur parti. Les pierres concassées sont présentées comme venant de l’Etat voisin du Cachemire, ce qui les fait échapper aux impôts du Pendjab ; les bus de luxe possédés par les Badal sont moins taxés que les bus ordinaires, etc. Globalement, affirme M. Rajshekhar, « les profits des secteurs de l’alcool et du concassage des pierres qui échappent à l’impôt représentent cinq fois le budget de la santé de l’Etat ».

Conséquences en cascade : « Pour compenser cette absence de revenus, l’Etat augmente les taxes sur d’autres secteurs, ce qui force de nombreuses entreprises à partir », écrit le journaliste. C’est ainsi que le prix de l’électricité se retrouve alourdi de divers prélèvements incongrus, comme mentionné plus haut, qui la rendent 60% plus chère que dans les autres Etats indiens. La chute de la compétitivité du Pendjab est à l’origine d’un phénomène de désindustrialisation de grande ampleur.

Tradition de protestation

Dans ces conditions, raconte M. Rajshekhar, « il n’y a évidemment pas de création d’emplois. Du coup, beaucoup de jeunes veulent s’en aller ». Pour ceux qui restent, un phénomène étonnant prend de l’ampleur : le recours aux gourous qui créent des sectes attirant les fidèles par milliers. Des structures qui fournissent réconfort et protection aux populations éprouvées.

Ce dernier phénomène prospère d’autant plus que « aucun contre-pouvoir ne fonctionne au Pendjab », estime le reporter. Les partis d’opposition sont incompétents ou ne valent pas mieux que l’Akali Dal, la police est aux ordres des autorités, les médias sont sous contrôle mis à part quelques journaux qui ont publié des enquêtes, les ONG sont présentes, mais focalisées sur des dossiers spécifiques et sans d’autre moyen d’action que « d’aller en justice, ce qui peut prendre très, très longtemps ».

Fourmillant d’exemples concrets et de détails précis, les reportages du journaliste de Scroll brossent donc un tableau plutôt déprimant de la situation de cet Etat. Et pourtant, M. Rajshekhar ne croit pas que la situation est sans espoir. « Le Pendjab a une tradition de protestation, explique-t-il, toute la question est de savoir comment se passeront les prochaines élections du Parlement de l’Etat, dans un an. » Dans la mesure où les élections sont organisées par la Commission électorale de New Delhi et non pas par les autorités de chaque Etat, elles peuvent se dérouler dans des conditions normales. Un facteur à surveiller de près est celui de l’implantation au Pendjab de l’Aam Aadmi Party, le parti anti-corruption qui a remporté un triomphe lors des dernières élections sur le territoire de Delhi et qui s’intéresse beaucoup au Pendjab. Lors des élections nationales de 2014, l’Aam Aadmi a gagné à la surprise générale quatre des treize sièges de députés de l’Etat, prouvant ainsi qu’il rencontre une forte résonance auprès de la population penjabie.

Par Patrick de Jacquelot

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.