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Indonésie : les princes de la République

La quatrième fille du sultan Hamengkubuwono X, la princesse Hayu, et son mari, le prince Notonegoro
La quatrième fille du sultan Hamengkubuwono X, la princesse Hayu (à gauche) et son mari, le prince Notonegoro (à droite), assistent à un spectacle de danse traditionnelle marquant la fin de leur cérémonie de mariage en octobre 2013. (Crédit : LALA / AFP).
L’Indonésie est une république avec un régime de type présidentiel. Elle élit tous les cinq ans au suffrage direct son président, qui ne peut assurer plus de deux mandats. Tous les cinq ans également, conformément à sa constitution de 1945, elle élit une assemblée nationale, des assemblées de province (le pays en compte trente-quatre) et de kabupaten (départements, dont l’Indonésie compte quelque quatre cents) et de kota (villes ayant rang de départements, au nombre d’une centaine).

En outre, depuis la démission de Soeharto en 1998, l’Indonésie s’efforce de fonctionner plus démocratiquement.
Ainsi tous les cinq ans, elle élit aussi les gouverneurs de ses provinces et ses bupati (préfets) et wali kota (à la tête des kota), ainsi qu’un conseil de représentants des régions – organisme consultatif pour lequel chaque province désigne quatre représentants. Enfin en zone rurale, les villageois élisent leur chef tous les six ans (l’Indonésie compte plus de 80 000 villages).
Bref, comme dans tout pays qui fonctionne selon le principe démocratique, les Indonésiens élisent leurs dirigeants et leurs représentants.

Il y a une exception. Le “territoire spécial de Yogyakarta” dans le centre de l’île de Java, qui a rang de province, est constitué des terres de l’ancien sultanat du même nom et du kadipaten (ou “duché”) du Pakualaman. Le gouverneur du territoire est le sultan Hamengkubuwono X, et son vice-gouverneur était le prince Paku Alam IX, mort en 2015. Les deux souverains ont hérité leur fonction de leurs pères respectifs, le sultan Hamengkubuwono IX et le prince Paku Alam VIII. Ces deux derniers avaient été nommés par Soekarno, le premier président de l’Indonésie, en reconnaissance de leur ralliement à la République d’Indonésie lors de la proclamation de l’indépendance le 17 août 1945.

Lorsque l’archipel était une colonie des Pays-Bas, on comptait en effet quelque trois cent cinquante “principautés” qui avaient accepté la souveraineté néerlandaise. Nous reprenons ici le terme qu’emploie l’anthropologue américain Clifford Geertz dans son Negara : The Theatre State in Nineteenth-Century Bali (1980). Ce terme désigne aussi bien des sultanats que des Etats dont le souverain porte un autre titre, tel que pangeran (“prince”), panembahan (“celui à qui on rend hommage”), les différents titres aristocratiques balinais ou ceux des îles à l’est de Bali. Le terme utilisé en indonésien est kerajaan, formé sur raja, “roi”.
La colonie était, selon les régions, sujet à deux modes de gouvernement distincts. Les Néerlandais administraient directement 93 % de l’île de Java et certaines parties de ce qu’ils appelaient leurs buitenbezittingen (“possessions extérieures”) ou buitengewesten (“région extérieures”), c’est-à-dire les territoires en dehors de Java et Madura, comme le rappelle Syed Farid Alatas dans son ouvrage Democracy and Authoritarianism in Indonesia and Malaysia : The Rise of the Colonial State (1997). A ce titre, on ne rappellera jamais assez que la position centrale de Java en Indonésie est un héritage colonial : Java et sa petite voisine Madura représentant à peine 7 % du territoire de l’Indonésie.
Les habitants de plus de 90 % du territoire des Indes néerlandaises étaient donc alors gouvernés par des souverains traditionnels. Il était donc vital pour la jeune république d’obtenir le ralliement de ces princes.

Le ralliement immédiat de Hamengkubuwono IX et le rôle qu’il a joué lors de la période qui oppose la jeune République d’Indonésie à l’ancienne puissance coloniale jusqu’à la reconnaissance de la souveraineté indonésienne le 27 décembre 1949, lui vaudront un grand prestige aux yeux de l’opinion indonésienne et un immense respect.
Peu de temps après la proclamation de l’indépendance, les Néerlandais, chassés de l’archipel par l’invasion japonaise en 1942, reviennent en force pour récupérer ce qu’ils considèrent toujours comme leur colonie. Face au gouvernement indonésien, ils mettent en place leur propre administration. Sur le plan militaire, ils complètent les 65 000 hommes de leur armée coloniale remise sur pied avec un corps expéditionnaire de plus de 120 000 jeunes soldats envoyés par la métropole et du matériel américain moderne.
En 1947, ils lancent l’opération Product, destinée notamment à récupérer les zones économiques importantes de Java et Sumatra. Le gouvernement indonésien est alors contraint de quitter Jakarta. Le sultan l’accueille sans hésitation, et Yogyakarta devient la capitale de la jeune république. En décembre 1948, les Néerlandais lancent l’opération Kraai (“corbeau”) et occupent Yogyakarta, capturent le gouvernement et contraignent l’armée indonésienne à se retirer dans les campagnes environnantes. Le sultan refuse de rencontrer les Néerlandais. En mars 1949, il joue un rôle dans l’attaque surprise de Yogyakarta par l’armée indonésienne, destinée à montrer à l’opinion internationale que la jeune république existe toujours. En décembre 1949, le sultan met une partie de son palais à la disposition de l’université Gadjah Mada, la première créée par l’Indonésie indépendante.

Yogyakarta n’est pas le seul siège de cours royales ou princières en Indonésie. Nombre des anciennes familles princières ont encore des représentants vivants. Plusieurs d’entre elles occupent même encore le palais de leurs ancêtres. Depuis 1995 se tient tous les deux ans un Festival Keraton Nusantara (“festival des palais royaux d’Indonésie”) ou FKN. Le premier FKN s’est tenu à Yogyakarta ; et depuis, il se déroule à tour de rôle dans une ville qui abrite encore une de ces familles princières. Et chaque année, parmi les participants on compte des délégations envoyées par les différentes cours.

Depuis la fin du régime Soeharto, de nombreux princes ont été intronisés par les élus de différentes régions d’Indonésie, souvent à la demande de la population. Kalimantan, la partie indonésienne de Bornéo, en offre plusieurs exemples. Ainsi en 1999 des Malais – rappelons ici que se considèrent comme malaises les populations des côtes de Bornéo, de la côte est de Sumatra et de la péninsule malaise – du kabupaten de Landak, une principauté fondée à la fin du XIIIème siècle dans l’ouest de l’île, qui n’avait plus de souverain en titre depuis 1944, ont demandé à la famille royale de redonner vie à son palais. Un nouveau prince a été intronisé l’année suivante.
En 2001, le bupati (préfet) de Kutai Kertanegara dans l’est de Bornéo, siège d’un sultanat dissous en 1960, a intronisé un nouveau sultan et lui a fait construire un palais tout neuf.
En 2002, également dans l’est de l’île, un membre de la famille du sultanat de Bulungan, dont une grande partie avait été assassinée en 1964, s’est fait introniser, aussitôt désavoué par le reste de la famille. Il faut dire que des centaines de milliers de dollars de royalties pétroliers du champ de Tarakan, exploité de 1905 à 1942 par les Néerlandais, attendent dans une banque des Pays-Bas un propriétaire légitime ainsi que le rappelle Gerry van Klinken, spécialiste néerlandais de l’histoire de l’Asie du Sud-Est à l’université d’Amsterdam dans son article “Return of the sultans the communitarian turn in local politics” (J. S. Davidson et D. Henley (éds.), The revival of tradition in Indonesian politics ; The deployment of adat from colonialism to indigenism (2007)).
Enfin, encore dans l’ouest de Bornéo, en 2004, un nouveau sultan a été intronisé en grande pompe à Pontianak, dont le sultanat avait été dissous en 1950 et intégré à la République d’Indonésie.

En Indonésie, l’adat ou droit coutumier, est un ensemble de règles et de rites antérieurs à l’islam qui régit encore de nombreux aspects de la vie des Indonésiens, autant symboliquement que concrètement.

Ce mouvement de restauration ne se contente pas de rétablir les souverains d’Etats princiers qui existaient encore à l’indépendance. Il se traduit dans certains cas par une recréation de toute pièce.
Ainsi en 2002, une assemblée coutumière a nommé un nouveau souverain à la tête du royaume de Pagaruyung, disparu dans la tourmente d’une guerre menée de 1803 à 1837 par des religieux musulmans contre l’aristocratie des Minangkabau de l’ouest de Sumatra. Toujours à Sumatra, en 2003 des tokoh adat (“notables coutumiers”) de l’ancien sultanat de Palembang dans le sud de l’île, dissout en 1925 par le gouvernement colonial, ont nommé un nouveau sultan. En 2003 également, le sultan de Ternate a nommé un nouveau sultan de Jailolo, alors que le sultanat a perdu sa signification au XVIIe siècle. A l’ouest de Jakarta, l’ancien sultanat de Banten, annexé par les Néerlandais en 1832, est lui en cours de “reconstruction”.

Il serait tentant de donner à ce mouvement une explication essentialiste du type de celle que donne Geert Hofstede, un psychologue social néerlandais qui en 1980 a été le premier à publier un livre (Culture’s Consequences : International Differences in Work-related Values) sur les différences culturelles telles qu’elles se manifestent dans le monde du travail.
Sur son site, Hofstede explique en effet que : ”ce qui suit caractérise le style indonésien : dépendance envers la hiérarchie, existence de droits inégaux entre détenteurs et non-détenteurs de pouvoir ; présence de supérieurs inaccessibles, dirigeants directifs et une direction qui contrôle et délègue”.
Notre propre recherche sur le terrain – au contraire de l’étude de Hofstede qui repose sur des questionnaires à réponses numériques remplis par des employés d’IBM à travers le monde – en Indonésie depuis 2002 tend plutôt à montrer que les rapports entre individus au sein d’un groupe sont caractérisés par un souci de proximité et de chaleur ; et le fonctionnement d’une organisation par le désir d’être impliqué dans le processus de décision et de disposer d’une grande autonomie (voir notre thèse soutenue en 2010 : Anda Djoehana Wiradikarta, Gérer les femmes et les hommes en Indonésie : le cas de Total ).
La mise en place en 2000 d’une autonomie des kabupaten est d’ailleurs en accord avec ces conceptions.

Il nous semble intéressant de rapprocher le chiffre de ces quelque quatre cents kabupaten que comprend l’Indonésie du nombre de trois cent cinquante Etats princiers à l’époque coloniale, même si ce nombre doit être ramèné à deux cents une fois écartées les minuscules principautés d’Aceh dans le nord de Sumatra et de Timor – selon les chiffres donnés par Gerry van Klinken. De nombreux kabupaten correspondent en effet aux territoires que le gouvernement colonial reconnaissait aux principautés. Bali en est une illustration manifeste, où les huit kabupaten ne sont autres que les huit royaumes dominants dans l’île lorsque sa conquête s’est achevée en 1908.

Gerry van Klinken voit dans ce mouvement de restauration : ”le symbole par excellence de l’identité locale dans l’ère de l’autonomie de l’Indonésie” et une composante du ”tournant communautaire dans la politique indonésienne”.
Quelques princes ont en effet tenté l’aventure politique. Le sultan de Ternate par exemple avait tenté d’être nommé gouverneur – on sortait alors du régime Soeharto et les gouverneurs et bupati n’étaient pas encore élus – de la nouvelle province des Moluques du Nord créée en 1999.
Le prince de Mempawah dans l’ouest de Bornéo avait en 2003 annoncé qu’il se portait candidat à l’élection de bupati du kabupaten de Mempawah nouvellement créé, puis y avait renoncé devant le manque de soutien.
Pour certains commentateurs politiques, si le gouverneur de Nusa Tenggara (nom indonésien des Petites îles de la Sonde, situées à l’est de Bali, NDLR) occidental avait été élu en 2003, c’est parce qu’il était descendant de la famille qui avait régné sur le royaume de Selaparang à Lombok.

D’un point de vue indonésien, il n’y a rien de paradoxal dans l’existence de princes dans leurs palais au sein d’une république avec ses institutions démocratiques. Les règles et rites traditionnels font encore partie de la vie de la plupart des Indonésiens. Les princes tiennent toujours une place et un rôle dans ces règles et rites.
Et en outre, ils jouent le rôle de symboles d’identités locales dans un Etat qui tout en se proclamant “unitaire” revendique sa diversité.

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.
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