Société
Reportage

Indonésie : un voile hissé haut

Dans la première nation musulmane au monde, le voile n’est pas obligatoire, sauf exception régionale. En pratique, son port progresse parmi les Indonésiennes, notamment depuis la chute de la dictature Soeharto. Jakarta ambitionne de devenir La Mecque de la « mode musulmane ». Sur place, Marianne Dardard a rencontré quelques-unes de ses stylistes les plus en vue.
En Indonésie et ailleurs, on les surnomme « hijabistas ». En référence aux « fashionistas », des musulmanes voilées soucieuses de leur allure vestimentaire, dont les « hijabs » souvent bariolés colorent les rues de la capitale, Jakarta. « Mon premier voile ? Un simple foulard en jersey chiné chez Zara », raconte Windri Widiesta Dhari, 44 ans, autrefois chargée de la distribution dans l’archipel de la célèbre marque Valentino. Elle a franchi le pas voilà six ans seulement, à l’inverse de Nanida Jenahara Nasution, issue d’une famille « très croyante » et un voile porté dès l’adolescence.

« Comme d’autres amies, impossible de me souvenir combien j’en ai dans mon armoire spécial hijabs ! », s’amuse la jeune femme de 26 ans, baskets argentées aux pieds. Ces deux passionnées de mode en ont d’ailleurs fait leur métier : toutes deux sont stylistes d’une mode estampillée « musulmane ».

Contexte

Avec une Constitution reconnaissant officiellement six grandes religions dans un archipel aux 250 millions d’habitants, l’Indonésie est la première nation musulmane au monde par le nombre de pratiquants : près de 90% de la population, pour la plupart sunnites et un islam réputé modéré. Ici le voile s’appelle « jilbab », alors que dans les pays arabes le même mot désigne l’ensemble de la tenue sous forme de longue robe, par différence avec le terme générique « hijab ». Autorisé il y a peu dans la police, le port du voile n’est en tout cas pas obligatoire pour le reste des Indonésiennes, sauf exception régionale comme dans la province semi-autonome d’Aceh, sur l’île de Sumatra à l’extrémité ouest du pays, où la charia s’applique. Dans la pratique, la tenue islamique est portée par un nombre croissant d’Indonésiennes, avec jusqu’à 20 millions d’adeptes au quotidien du hijab, selon le gouvernement de Jakarta.

 

Photo d'une affiche de mode dans un magasin à Jakarta
Affiche de mode islamique dans un magasin de vêtements à Jakarta. (Copyright - Marianne Dardard)

De la religion à l’accessoire de mode

Windri Widiesta Dhari a décidé de revêtir le voile à la suite d’un rêve spirituel. « Avant, je pensais que cela serait assez contraignant, raconte la créatrice, ne serait-ce qu’à cause de la chaleur parfois étouffante sous nos latitudes ! Notre situation d’archipel favorise les influences multiples et aujourd’hui, je puise mon inspiration dans l’Extrême-Orient plus que le Moyen-Orient, pour un style plus universel, parlant aussi à mes clientes ne portant pas le voile. » Windri a créé une collection éco-responsable à base de batik, le tissu ethnique traditionnel indonésien, et shibori, le tie and dye japonais. « Personnellement, c’est au rythme de la musique punk de Patti Smith, ma chanteuse favorite, que je dessine mes vêtements. J’adore la façon dont elle porte des robes maxi, mais aussi le fait qu’elle soit l’une des premières à s’habiller avec des tenues masculines », s’enthousiasme Nanida Jenahara Nasution, par ailleurs fondatrice de Hijabers Community, un groupe d’échanges de conseils mode, mais aussi de partage d’expériences entre jeunes musulmanes.

Le nombre de femmes voilées en Indonésie a commencé à augmenter à la chute de la dictature. « Jusqu’ici, l’apprentissage de la religion se faisait de manière souvent autodidacte et le voile autrefois marginal, s’affirme d’autant plus comme un choix personnel », souligne Windri Widiesta Dhari. Car il n’y a pas si longtemps, durant la période Soeharto (1967-1998), le port du voile était en effet interdit. Craignant la concurrence d’un islam politique, le pouvoir l’avait notamment banni des écoles. Et sur le plan de la mode, cette pièce vestimentaire a conservé une image parfois « vieillotte » auprès de la jeunesse. Nanida Jenahara se souvient :

« A ton âge, pourquoi déjà te couvrir ? me demandait-on souvent. »

Mais aujourd’hui, il est devenu du dernier chic de faire ses emplettes dans des boutiques spécialisées, comme celle de Dian Pelangi à Jakarta. Sur Instagram, la styliste la plus célèbre de l’archipel abreuve chaque jour ses deux millions d’abonnés d’autoportraits couleur pastel pris aux quatre coins du monde. Avec Windri Widiesta Dhari et Nanida Jenahara Nasution, elle a d’ailleurs été envoyée à l’étranger pour promouvoir le savoir-faire indonésien. « J’aime bien son style car c’est facile d’associer les vêtements les uns aux autres », témoigne Yunita Nur Fadilla, fonctionnaire coquette de 26 ans, un blazer jaune moutarde à la main, pile poil la couleur de son voile du jour.

Jakarta, future Mecque de la mode musulmane ?

Malgré un islam réputé tolérant, certaines pratiques sont loin de faire l’unanimité dans l’archipel. A l’image des « jilboobs », mot apparu à l’été dernier à propos de ces jeunes femmes associant jilbab et haut moulant révélant leurs formes, un phénomène que l’on retrouve également en Malaisie. Une fatwa a été prononcée en août dernier à leur encontre par le Conseil indonésien des oulémas, la plus haute autorité islamique du pays. A l’inverse, le niqab, ce voile intégral complété par une étoffe ne laissant apparaître qu’une fente pour les yeux, pourtant fréquent dans d’autres pays musulmans comme l’Arabie saoudite, a été récemment interdit dans certaines universités de l’archipel.

Au-delà de la controverse, Jakarta a des rêves de grandeurs :

« L’Indonésie deviendra la capitale mondiale de la mode islamique en 2020. Notre industrie regorge de créativité et d’audace et nos stylistes ont beaucoup de potentiel », assurait récemment le gouvernement.

« Dans notre pays, il est très simple de produire des vêtements à la fois bon marché comme dans le reste de l’Asie du Sud-Est, mais aussi en petite quantité pour commencer, rappelle Windri Widiesta Dhari. A mes débuts, lorsqu’il y avait encore peu d’offre, on nous a donné plus facilement notre chance qu’en Occident, où le passage par une école de stylisme est parfois jugé important. »

Le marché mondial de la mode musulmane est en tout cas déjà prometteur : plus de 233 milliards d’euros dépensés par les consommateurs en 2013, selon le rapport 2014-2015 sur l’état de l’économie islamique, commandé par Thomson Reuters. Avec le nombre de musulmans en hausse (1,6 milliards actuellement, et près de 3 milliards en 2050 selon une récente estimation du Pew Rsearch Center) et des clients potentiels y compris en Occident, l’industrie indonésienne, elle, est déjà très dynamique, avec de nombreuses initiatives : tenue depuis cinq ans à Jakarta d’une Fashion Week de la mode islamique (organisée en même temps qu’un concours de récitation du Coran), soutien officiel de l’Etat à l’industrie, et multiplication des magasins exclusivement dédiés à ce type de prêt-à-porter.

« On s’adresse aussi aux femmes à la recherche d’une tenue élégante mais pas forcément sexy, explique Nanida Jenahara Nasution. Notre objectif, c’est également de changer cette image intimidante attribuée parfois à l’islam. »

Marianne Dardard à Jakarta

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A propos de l'auteur
Marianne Dardard est correspondante à Manille pour La Croix, TV5 Monde et RFI. Hormis traquer les typhons, elle tente de comprendre l’exception philippine, avec de l’enthousiasme pour le fait interreligieux et les dernières plages secrètes de l’archipel.