Histoire
Série - États éphémères d'Asie

Vie et mort de la République d'Extrême-Orient (1920-1922)

Carte de la République d'Extrême-Orient en 1922.
Carte de la République d'Extrême-Orient en 1922. (Crédit : Russian Information and Review, domaine public, via Wikimedia commons)
La République d’Extrême-Orient (REO) n’a existé que deux ans pendant l’une des périodes les plus sombres de l’histoire russe – la guerre civile. Peu d’historiens français ont étudié cet étonnant État démocratique éphémère aux confins orientaux de la Russie. En France, seuls les numismates avertis connaissent son nom, gravé sur de très rares pièces. Difficile de retracer son histoire avec objectivité tant les sources primaires sont engagées. Retour sur la vie et la mort de la République d’Extrême-Orient (1920-1922).

Contexte

Tout l’été, Asialyst se penche sur l’histoire de quelques États d’Asie éphémères ou disparus. L’occasion de revenir sur les événements qui ont façonné les frontières du continent que l’on connaît aujourd’hui.

Si les juristes s’écharpent encore sur les contours de ce qu’est un État, ses trois critères constitutifs ont été consacrés par la Convention de Montevideo (1933) : un territoire déterminé, une population permanente, et un gouvernement exerçant une autorité effective (en fait, sa souveraineté) sur ce territoire et cette population. Si la reconnaissance diplomatique est majoritairement rejetée comme condition nécessaire à l’existence d’un État, ce dernier doit néanmoins être apte à « entrer en relation avec d’autres États », d’après cette même convention.

Les États sélectionnés pour ce dossier répondent donc à ces quatre critères – quand bien même la capacité à « entrer en relation avec d’autres États » s’avère difficilement appréciable pour les plus éphémères d’entre eux.

Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte de la République d'Extrême-Orient (1920-1922)
Panorama des États éphémères ou disparus d'Asie retenus par Asialyst et carte de la République d'Extrême-Orient (1920-1922)

Un contexte agité

L’année 1917 marque un tournant dans l’histoire russe avec la succession de deux révolutions aux mois de février puis d’octobre. Bientôt s’opposent les Rouges, partisans de la révolution, et les Blancs qui réclament le retour du régime tsariste. S’y ajoutent les Verts, les anarchistes, les nationalistes, la famine et le typhus. Le pays entier est secoué par les ravages de la guerre civile. Le pouvoir soviétique décide de signer une paix séparée avec l’Allemagne à Brest-Litovsk, fermant ainsi le front de l’Est durant la Première Guerre mondiale, au grand dam de ses Alliés – la France et le Royaume-Uni – qui se rangeront dès l’armistice signée du côté des Blancs.
Le Traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918 consacre toutes les demandes des empires centraux face à une Russie à genoux. Toute une partie de l’empire russe occidental qui correspond, peu ou prou, aux Etats baltes et à l’Ukraine actuels, est occupée par les armées du Reich.
*Tchécoslovaquie, Royaume-Uni, Japon, Grèce, Pologne, Etats-Unis, France, Estonie, Canada, Serbie, Roumanie, Italie, République de Chine, Australie (par ordre décroissant du nombre de soldats déployés).
Les Alliés sont affolés de la facilité avec laquelle les Allemands se sont enfoncés dans le territoire de l’ancien empire russe sans rencontrer de résistance. Ils craignent que le Reich ne récupère matériels et munitions et ne s’en prennent aux légions tchécoslovaques alliés positionnées en Russie. Une intervention interalliés réunissant 14 nations* est mise en place à partir du mois de juin 1918, avant tout pour repousser les troupes allemandes. Deux fronts principaux s’ouvrent : en Russie septentrionale et en Sibérie. Rapidement, l’intervention se transformera en soutien aux armées blanches contre le bolchévisme dans l’espoir de ressusciter le front de l’Est et d’éviter la contagion des idées révolutionnaires.

Particularité de l’Extrême-Orient russe

Les richesses de la Sibérie orientale (bois, minerais, ressources halieutiques) intéressent particulièrement le Japon qui se saisit de l’instabilité ambiante pour justifier une intervention sous prétexte de sécurisation de ses ressortissants nationaux. Dès le 30 octobre 1917, un navire de guerre japonais entre dans le port de Vladivostok. A partir du mois d’août, l’intervention étrangère en Sibérie réunit les États-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et la Chine.
Les Japonais sont particulièrement mal vus par les populations locales en raison du triple soutien qu’ils accordent aux Blancs de Koltchak dirigés par Kappel ; aux tyranniques atamans Kalmykov et Semenov dans leurs fiefs respectifs de Khabarovsk et de Tchita ; mais aussi à de petits chefs considérés comme de simples « bandits », les frères Merkulov à Vladivostok. Tous rivalisent de cruauté, allant de massacres en pillages et se font de plus en plus haïr de la population, qui rallie peu à peu le camp des Rouges.
Avec la mort de Koltchak en février 1920, fusillé par les bolchéviques, les Alliés estiment que la Sibérie est perdue pour les Russes blancs. Ils se retirent la même année. Seule l’armée nippone décide de maintenir ses troupes. Le Japon justifie ce maintien par la présence de quelques légions tchécoslovaques en Sibérie n’ayant pas encore pu embarquer à Vladivostok. Il est néanmoins certain que le massacre à Nikolaïevsk d’environ 120 prisonniers japonais par l’Armée rouge n’est pas étranger au choix du Japon qui, non seulement ne retire pas ses troupes, mais les renforce jusqu’à atteindre un effectif total de près de 50 000 hommes. Il décide également d’occuper la partie nord de l’île de Sakhaline qui avait été divisée entre Russes au nord et Japonais au sud au terme de la guerre russo-japonaise de 1904-1905.

Création et unification territoriale de la REO

La population sibérienne décide de s’organiser pour lutter contre l’occupation des troupes japonaises qui, en plus de leur brutalité et de celle de leurs alliés, réquisitionnent les terres et les ressources pour l’usage de leurs ressortissants. L’idée de créer un État indépendant de la Russie soviétique naît près du lac Baïkal, à Verkhne Udinsk (aujourd’hui Oulan Oude), le 6 avril 1920. Le Soviet local proclame pour la première fois l’indépendance d’une partie de l’Extrême-Orient russe. Le but : créer un État riche en ressources et échappant au communisme, dont l’organisation démocratique permettrait d’obtenir le soutien de la communauté internationale pour assurer l’évacuation des troupes japonaises.
Pour le pouvoir soviétique à Moscou, la création de la REO est également bénéfique. Elle permet de créer un État tampon avec le front oriental et soulage les armées révolutionnaires. La Russie soviétique reconnaît d’ailleurs la nouvelle République dans le mois qui suit sa déclaration d’indépendance. Dans cette première déclaration, la REO, encore en gestation, devait réunir les anciennes provinces de Transbaïkalie, de l’Amour, de Primorsk et le Kamchatka (qui ne figurera plus dans la Constitution de 1921).
Le processus d’unification de la REO durera presque autant de temps que son existence. Semenov a dû céder la Pribaïkalie (partie occidentale de la Transbaïkalie) aux forces révolutionnaires du nouvel État, mais il reste maître de Tchita grâce au soutien des forces japonaises. La province de l’Amour signe à son tour la déclaration d’indépendance le 25 mai 1920. Les troupes japonaises soutiennent l’agitation dans les trois régions et reconnaissent le gouvernement de Semenov à Tchita comme l’autorité légitime de Transbaïkalie. Ils l’utilisent pour entraver l’unification de la REO en exigeant que son gouvernement soit reconnu et participe aux négociations sur l’intervention étrangère en Sibérie.
Le contexte se fait de plus en plus défavorable au Japon. Le gouvernement américain désapprouve officiellement l’occupation de Sakhaline, les armées rouges multiplient les victoires dans le reste de la Russie et l’opinion publique japonaise est de plus en plus hostile à l’expédition sibérienne, très coûteuse. Le 18 septembre 1920 le commandant des troupes japonaises en Sibérie annonce l’évacuation du district de Khabarovsk. Un mois plus tard Tchita tombe et la Transbaïkalie passe aux forces révolutionnaires.
Aussitôt Tchita libérée des troupes de Semenov, les gouvernements régionaux s’y rejoignent pour la « Conférence de l’Unité » qui endosse la déclaration d’indépendance le 9 novembre : indépendance, administration démocratique, garantie des libertés civiles et de la propriété privée. Les territoires de la REO sont unifiés à l’exception de Sakhaline et du district de Nikolaïevsk encore occupés par les troupes japonaises.
Carte détaillée de la République d'Extrême-Orient (REO).
Carte détaillée de la République d'Extrême-Orient (REO).

Échec de l’ingérence nippone

*Rivière à la frontière entre la province de Primorsk et la Chine.
Les Japonais mettent Semenov en sécurité à Port Arthur et continuent d’utiliser leurs forces dispersées pour perturber le fonctionnement de la nouvelle République. Ils prennent notamment certaines gares sur la voie ferrée le long de la rivière Oussouri*, arrêtent les trains et bloquent la circulation. Le commandement japonais en profite pour annoncer le passage sous son contrôle de toutes les pêcheries de la province de Primorsk.
C’est dans ce climat d’instabilité qu’est élue l’assemblée constituante le 9 janvier 1921 dont la majorité des représentants sont issus de la « paysannerie démocratique et révolutionnaire ». Réunie pour la première fois le 12 février et dissoute le 26 avril, l’assemblée donne sa Constitution à la REO selon les principes démocratiques définis par la déclaration d’indépendance. Elle consacre également l’idée que toute présence ou ingérence étrangère équivaut à une violation du droit international. Un « appel » est lancé aux grandes puissances (États-Unis, France, Grande-Bretagne et Japon) pour qu’elles reconnaissent le nouvel État et soutiennent l’évacuation des troupes étrangères.
*Après la chute du gouvernement de Semenov à Tchita, ses troupes se sont disséminées sur le territoire de la REO et plus particulièrement dans la province de Primorsk où sont encore stationnées des troupes japonaises.
Dès le mois de juin, la République d’Extrême-Orient subit des attaques en trois points. À Vladivostok, les Blancs et les forces « contre-révolutionnaires » soutenus par le Japon installent le gouvernement des frères Merkulov, considérés comme des bandits notoires. À Khabarovsk, les forces de Semenov* tentent de reprendre la ville mais échouent. À la frontière avec la Mongolie enfin, le baron Ungern, dit « le baron sanglant » ou « le baron fou », marche vers Tchita avant d’être défait par les troupes soviétiques.
En août 1921 s’ouvre la conférence de Dairen entre la REO et le Japon pour négocier la paix. Après presque sept mois d’hésitations, de suspensions et de reprises, les Japonais quittent brusquement la table des négociations le 16 avril 1922 et la conférence se solde par un échec.
Enfin, le 1er juillet 1922, le gouvernement japonais annonce le retrait de toutes ses troupes de la province de Primorsk pour le 1er novembre de la même année. La conférence de Changchun qui s’ouvre le 4 septembre 1922 doit réconcilier les points de vue. Elle réunit la République d’Extrême Orient et le Japon, mais aussi la République soviétique. Moscou a clairement le dessus et mène les négociations pour le compte de la REO.

Retour dans le giron russe

*Sauf le nord de l’île de Sakhaline qui ne sera évacué qu’en 1925.
L’évacuation nippone s’achève le 25 octobre 1922* et le gouvernement blanc de Vladivostok tombe immédiatement après. Dès le 14 novembre, le gouvernement de Tchita s’auto-dissout et donne le pouvoir à Moscou. Les trois provinces de la REO sont intégrées à la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR).
Ainsi se termine la courte existence de la République d’Extrême-Orient qui n’aura été qu’une transition avec l’URSS (proclamée le 30 décembre 1922). Elle ne semble finalement jamais avoir été vécue comme une séparation avec la Russie soviétique. La population, majoritairement paysanne, était opposée au communisme qui confisquait les terres et menait de vastes campagnes de réquisitions, mais elle n’a jamais vraiment nourri de sentiment nationaliste. Le pouvoir central à Moscou a compris l’opportunité que pouvait constituer cet État tampon dont le gouvernement était bien mieux accepté par les acteurs internationaux que celui de Moscou, ce qui lui a permis d’obtenir le retrait du Japon en le privant de son argument phare pour l’occupation : le bolchévisme.
Par Eléa Jacob

Pour aller plus loin

Jean-Claude Rolinat, Dictionnaire des États éphémères ou disparus de 1900 à nos jours, Paris : Dualpha, 2005, 506 p.

Dalnevostochnaia Respublika (République d’Extrême-Orient), A short outline of the history of the Far Eastern Republic, Washington, D.C. : The Special delegation of the Far Eastern Republic to the United States of America, 1922, 80 p.

Harold Scott Quigley, « The Far Eastern Republic : A Product of Intervention », dans The American Journal of International Law, 18-1, 1924, pp. 82-92.

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A propos de l'auteur
Diplômée de russe et de relations internationales, Eléa Jacob est spécialiste de l’espace post-soviétique. Ses fréquents déplacements en Russie, en Europe de l’Est et en Asie centrale ont forgé son intérêt pour l’impact de la question identitaire sur la formulation de la politique étrangère des États de l’ex-URSS.