Politique
Note de lecture

Livre : "Requiem pour Hong Kong" de Dorian Malovic, ou comment la Chine l'a tué

L'une des grandes marches contre la loi d'extradition à Hong Kong, le 18 août 2019. (Source : Wikimedia Common)
L'une des grandes marches contre la loi d'extradition à Hong Kong, le 18 août 2019. (Source : Wikimedia Common)
Dans son ouvrage paru aux éditions Bayard le 4 avril dernier, le journaliste Dorian Malovic porte un regard amer mais lucide sur la descente aux enfers de l’ancienne colonie britannique depuis sa rétrocession à la Chine en 1997. Pékin avait promis aux habitants de Hong Kong un mode de vie inchangée. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit.
« Je suis tombé fou amoureux de Hong Kong il y a quarante ans. Pendant toutes ces années, j’ai été témoin de son histoire : sa qualité de colonie britannique à mon arrivée en 1987, sa rétrocession à la Chine en 1997, l’ouverture et l’essor économique de la Chine, et puis la main de fer chinoise qui s’est abattue, lentement mais sûrement, sur cette région autonome », écrit le journaliste aujourd’hui correspondant du quotidien La Croix pour l’Asie basé à Tokyo. « Le mouvement des parapluies, en 2014, puis les manifestations de 2019 m’ont fait prendre conscience d’un basculement. Et le Covid a définitivement fait exploser ma colère contre la Chine, qui menace nos valeurs humanistes et démocratiques », souligne ce reporter chevronné qui depuis des décennies sillonne l’Asie en tous sens.
Dorian Malovic avait profondément aimé cette ville dont le nom Hong Kong (香港) signifie « Le port des parfums », une cité lumière d’un peu plus de sept millions d’âmes à qui l’on avait aussi donné le nom, bien mérité, de « Perle de l’Orient ». « Je me sens trahi par une Chine sur laquelle ont reposé tant de nos espoirs à la fin des années 1970, et je suis dévasté par la destruction de Hong Kong. Un journaliste n’est pas un témoin ordinaire, un quidam qui se trouve là par hasard. Il est envoyé sur place par son journal pour témoigner, raconter, expliquer », note Dorian Malovic.
Tout comme l’auteur de ces lignes au début des années 1980 lorsqu’il apprenait le chinois dans cette ville, le journaliste de La Croix avait été séduit par cette cité incroyable de vitalité. Une presse libre, une expression artistique débordante, un mode vie sans entraves et, surtout, cette capacité de ses habitants de travailler dur pour faire fortune : la ville était tout cela et bien plus. « J’ai été séduit. Que dis-je… ensorcelé, happé par Hong Kong, poursuit l’auteur. Quand je débarque à Hong Kong avec mes malles en 1987 comme correspondant de presse, cette colonie britannique à 98 % chinoise par sa population est le seul territoire en Asie (hormis le Japon) à offrir une totale liberté de la presse. »
A cette époque, « Hong Kong n’est pas seulement un modèle pour la Chine mais pour le monde entier. Je la considère comme la cité idéale du futur où tout fonctionne à la perfection. » Dorian Malovic cite Tao Ho, patron de l’un des plus grands cabinets d’architecture d’Asie. Il suffisait d’ouvrir les yeux pour le voir : « Hommes, femmes et même enfants trimaient jour et nuit dans la moiteur de l’été. À cette époque, Hong Kong la ville-usine était aussi une ville-refuge. » Remarque pertinente car la ville attirait de nombreux Chinois du continent, fascinés qu’ils étaient par cette société où tout est possible pour peu de travailler dur, à l’inverse de ce qu’ils enduraient sur le continent. La Chine populaire sortait tout juste des dix années de folie maoïste pendant la sinistre Révolution culturelle (1966-1976).
Mais pour autant, Dorian Malovic ne sombre pas dans la naïveté béate ou la tentation facile d’enjoliver la réalité d’une ville où la vie restait dure. Mais comparée à la peur et à un univers où les libertés publiques qui ont aujourd’hui presque toutes disparu en Chine, le Hong Kong des années 1970 et 80 était un havre de paix et de réussite sociale. « L’exotique carte postale de sa magnifique baie hérissée de gratte-ciel, traversés par son centenaire Star Ferry vert et blanc transportant chaque jour des milliers d’employés de Kowloon à l’île de Victoria, et ses hypnotiques néons de couleur, dissimulait une réalité sociale et politique moins glorieuse », écrit l’auteur.
Le journaliste Dorian Malovic. (Source : La Croix)
Le journaliste Dorian Malovic. (Source : La Croix)

La désillusion de Tiananmen

En 1984, Margaret Thatcher arrive à Pékin pour y rencontrer Deng Xiaoping à qui elle fait part de son souhait de conserver Hong Kong dans le giron britannique. Refus catégorique du « petit timonier » qui la menace de couper l’eau et l’électricité que le continent fournît à la colonie. L’ultimatum est parfaitement compris car une telle mesure aurait eu pour conséquence une crise sociale ingérable dans la ville. La « dame de fer » plie et accepte donc le principe de la rétrocession en échange de la promesse de Deng de laisser Hong Kong inchangé pendant cinquante ans en vertu du fameux concept « Un pays, deux systèmes » (一国两制) dont il avait été l’inventeur.
Promesse rapidement trahie. L’atmosphère change du tout au tout en 1989 lorsque, le 4 juin, Deng Xiaoping donne l’ordre à l’Armée populaire de libération (APL) d’ouvrir le feu sur des dizaines de milliers de manifestants rassemblés sur la place Tiananmen. Le massacre fait autour de 2 000 morts dans les rangs de cette jeunesse pacifique coupable de demander plus de libertés en Chine. Le choc dans le monde est immense, y compris à Hong Kong où, comme l’écrit Dorian Malovic, « des visages baignés de larmes, des voix criant sans retenue la haine portée dans les cœurs » que suscite ce bain de sang au cœur de Pékin.
L’auteur est sur place à Hong Kong et témoigne de l’émotion indescriptible au sein de la jeunesse qui crient son désespoir. « Le gouvernement de Pékin est criminel », « Deng Xiaoping est pire que Hitler, SS, assassin de ses petits-enfants », « Nous soutenons le combat pour la démocratie en Chine », « Nous aurons notre vengeance » : des familles entières viennent se recueillir devant un autel improvisé en face de l’agence de presse Chine Nouvelle, de facto consulat de la République populaire de Chine à Hong Kong.
Pour ceux qui avaient cru aux promesses de Pékin, la désillusion est cruelle. Les plus âgés savaient bien la vraie nature du Parti communiste chinois et n’étaient pas surpris par le carnage. Mais pour les autres, le moment était venu d’ouvrir les yeux, de comprendre et, pour certains, de deviner déjà ce qui les attendait dans les années à venir. « Face aux images de tanks, de cadavres, de vélos broyés et de troupes armées, les Hongkongais ont brutalement réalisé que d’ici peu leur destin allait basculer face à un nouveau maître : la Chine qui venait de mitrailler ses enfants », souligne l’auteur. Oui, en effet, « terrible désillusion. Le rêve d’une grande Chine démocratique venait de voler en éclats sous les chenilles des chars de l’APL. L’espoir de voir le continent s’inspirer du modèle hongkongais s’effondrait. »
À partir de cette date, la population de Hong Kong voit l’emprise de Pékin devenir toujours plus forte. Peu à peu, l’étau se resserre. Les critiques les plus virulents du régime communiste sont intimidés et menacés. Les plus récalcitrants sont arrêtés et certains disparaissent. Le 1er janvier 1997, Hong Kong retourne, comme prévu, sous souveraineté chinoise. Le drapeau de la République populaire est hissé sur Hong Kong et l’administration britannique quitte les lieux. « À minuit, le drapeau étoilé chinois s’élevait alors que l’Union Jack disparaissait pour toujours devant les plus hauts dignitaires chinois venus de Pékin », écrivait alors Dorian Malovic dans les colonnes de son journal.
À Pékin, la propagande chinoise jubile et inonde les médias d’articles et de reportages aux accents nationalistes. « La Chine a imposé sa nouvelle autorité en envoyant immédiatement 4 000 soldats et en intronisant son nouveau gouvernement », ajoute le journaliste. Cette première journée à l’ombre du nouveau drapeau chinois avait été marquée par une grande sérénité au sein de la population de Hong Kong qui avait déjà subi tout au long de son histoire bien d’autres épreuves. À l’espoir succédait la résignation et la peur. Ce jour-là, les relais de la propagande de Pékin sont tout sauf muets. Le quotidien anglophone South China Morning Post donne le ton en reprenant les termes du président chinois Jiang Zemin venu en personne assister à cette journée : « Une nouvelle ère encore plus glorieuse » s’ouvrait pour la ville, première étape du plan de réunification de la « Grande Chine » avant la rétrocession de Macao, colonie portugaise, en 1999.
Pour le Parti communiste chinois, devait, plus tard, suivre Taïwan, revendiquée par la République populaire depuis l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949 mais qu’elle n’avait jamais administrée et à qui Pékin faisait miroiter le même concept « Un pays, deux systèmes ». Dorian Malovic notait dans son article : « Hong Kong survivra » car pour de nombreux capitalistes de la cité, en dépit de toutes les incertitudes sur les véritables intentions de Pékin, la confiance restait de mise. Les faits devaient lui donner tort.

Territoire pétrifié

Car le pire est à venir. Bien vite, les événements se précipitent. Car chaque jour, l’emprise de Pékin sur la vie quotidienne à Hong Kong s’accentue. La jeunesse qui le comprend bien s’organise et prend le parti de résister à cette lente érosion de libertés rognées constamment. Tant et si bien qu’à partir de 2018, elle commence à descendre dans les rues. Peu à peu, les manifestations prennent de l’importance jusqu’à rassembler près de deux millions de personnes le 16 juin 2019, soit plus du quart de la population de la cité. L’ampleur de la contestation est telle que le gouvernement chinois à Pékin décide de réagir. Le 1er juillet 2020, le jour même du 23ème anniversaire de sa rétrocession à la Chine, Hong Kong se voit imposé par Pékin une nouvelle « loi sur la sécurité nationale ». Le régime communiste chinois ne pouvait pas tolérer plus longtemps les manifestations pro-démocratie sur une partie de son territoire, même minuscule, au plus fort de l’affrontement avec les États-Unis.
Pourtant, aux termes d’un accord signé en 1984 par Margaret Thatcher et le premier ministre chinois de l’époque Zhao Ziyang, Hong Kong devait jouir pendant cinquante ans de larges libertés, uniques sur le sol chinois, dans le cadre de ce régime « Un pays, deux systèmes ». Cette loi inique, adoptée fin juin 2à20 à Pékin par l’Assemblée nationale populaire et entérinée par le président Xi Jinping, l’a fait voler en éclat. Pour le régime chinois, il s’agissait de mettre un terme aux agissements des jeunes démocrates et de proclamer que « Hong Kong, c’est la Chine. Seul Pékin est à même de dire ce qui relève encore des deux systèmes. »
Désormais, les manifestants de Hong Kong, pour la plupart des jeunes âgés d’une vingtaine d’années à peine, sont passibles de la prison à perpétuité pour tout « crime de trahison, de sécession, de sédition, de subversion ou de collusion avec une puissance étrangère ». « Nous changeons d’ère, nous n’avons plus la main, nos voix de citoyens ne comptent plus. Nous ne pouvons plus parler librement de politique ni nous exprimer sur les réseaux sociaux qui sont sous contrôle de la sécurité publique. La loi sur la sécurité nationale imposée par Pékin en juin 2020 a pétrifié le territoire », écrit l’auteur de ce livre dans son journal le 3 juin 2023.
La ville est désormais meurtrie. On se pose néanmoins la question : quelle menace réelle posait pour la Chine ce vent de démocratie dans une ville comme Hong Kong, un confetti sur une carte ? En réalité, la réponse est à trouver dans cette obsession de Xi Jinping d’anéantir toute idée de libertés individuelles dans toute la Chine dont Hong Kong fait désormais partie. L’une des conséquences de cette loi est la mort de du principe « Un pays, deux systèmes ». Il ne pourra désormais plus servir pour amadouer les Taïwanais qui, confrontés au spectacle de la mise sous cloche de Hong Kong, ne croiront plus aux promesses de Pékin et qui, dans leur grande majorité, ne souhaitent pas que les négociations avec le continent se poursuivent.
L’autre conséquence est la répression implacable qui s’abat sur la ville portuaire. Des centaines de contestataires sont arrêtés et jetés en prison. Certains d’entre eux encourent la prison à vie. Dont Jimmy Lai, le principal porte-drapeau du mouvement démocratique de la ville. Son procès s’est ouvert le 18 décembre 2023. Les autorités de l’ancienne colonie britannique ont l’intention de l’utiliser pour convaincre la population des liens séditieux du magnat de la presse avec les États-Unis, pointés du doigt pour avoir cherché à semer le chaos dans la mégapole.
C’était sa première apparition publique depuis 2021. Il avait déjà passé plus de mille cent jours en prison. Lai Chee-ying (黎智英) de son vrai nom, 76 ans, est un homme d’affaires hongkongais de nationalité britannique et taïwanaise. Fondateur de la chaîne de magasins de vêtements Giordano, de la société de médias Next Digital et du journal populaire Apple Daily, sa fortune était estimée en 2008 à 1,2 milliard de dollars. Il était devenu l’un des principaux contributeurs au camp pro-démocratie de Hong Kong, en particulier au Parti démocratique. Ses entreprises sont aujourd’hui interdites en Chine. Cible d’attaques clandestines contre son domicile, il avait déjà été arrêté à plusieurs reprises pour « rassemblement illégal » à Hong Kong. Mis sous les verrous le 10 août 2020, sa libération sous caution lui avait été régulièrement refusée.
Officiellement placé en détention le 3 décembre 2020 au secret dans la prison de Stanley, il a déjà été condamné à 14 mois de prison en avril 2021 puis, peu après, à cinq ans et neuf mois supplémentaires pour « fraude ». Ce procès est celui d’un homme qui s’est battu toute sa vie pour la liberté d’expression et la démocratie à Hong Kong. Ce procès qui devrait durer quelque 80 jours sera, à l’évidence, une simple parodie. Il ne fait aucun doute que Jimmy Lai sera reconnu coupable.
Les autorités de Pékin et celles de Hong Kong comptent l’instrumentaliser pour en faire une démonstration publique : les États-Unis et ses « agents » hongkongais ont comploté pour semer le chaos dans l’ancienne colonie britannique. Jimmy Lai est accusé par les autorités de Pékin et de Hong Kong de « collusion avec l’étranger », chef d’inculpation qui pourrait lui valoir la prison à perpétuité.

Dorian Malovic évoque dans son ouvrage un « grand remplacement chinois » à Hong Kong : « Le plan de Pékin va bien au-delà de la remise au pas politique de Hong Kong, de la répression, de la censure, des intimidations, harcèlements, menaces et étouffement de toute liberté civile. Le processus de réappropriation de Hong Kong à la mère-patrie vise également à éradiquer de la mémoire collective la « parenthèse » coloniale britannique. Hong Kong se dévitalise, assure Chen, professeur d’histoire à l’université de Hong Kong, c’est encore pire que la « fuite des cerveaux » après Tiananmen en 1989 car nous savons qu’ils ne reviendront jamais cette fois. C’est l’âme de la ville qui s’évapore lentement. »
Et Dorian Malovic de conclure son ouvrage ainsi : « Depuis 2013, sous les ordres de son « leader à vie » Xi Jinping, la Chine exerce une influence toxique sur l’équilibre de la planète. Le terrorisme politique, économique et diplomatique chinois impose progressivement son modèle totalitaire et met en péril nos démocraties. Plus dangereuse encore, son alliance de circonstance avec la Russie de Vladimir Poutine qui a envahi militairement l’Ukraine en février 2022, vise à imposer un nouvel ordre international despotique, quitte à faire la guerre en Asie. Il est encore temps de lui dire : NON ! »
Par Pierre-Antoine Donnet

À lire

Dorian Malovic, Requiem pour Hong Kong, Bayard, 2024.

(Source : Bayard Éditions)
(Source : Bayard Éditions)

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).