Société
Entretien

Hong Kong "pas une colonie britannique" : le langage du nouvel impérialisme chinois

La cérémonie de rétrocession de Hong Kong, le 1er juillet 1997. (Source : Blommberg)
La cérémonie de rétrocession de Hong Kong, le 1er juillet 1997. (Source : Blommberg)
C’était deux semaines avant la cérémonie de célébration des 25 ans de la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Deux semaines avant que le président Xi Jinping n’y assiste en personne pour sa première « sortie » hors du Continent depuis fin 2019 et le début de la pandémie. Trois éditeurs de manuels scolaires avaient soumis leurs éditions révisées aux autorités pour la rentrée de septembre. Considéré comme une réforme, ce cours intitulé « Citoyenneté et développement social » et destiné aux lycéens a remplacé le controversé « Libéral Studies ». Il est clairement écrit que « Hong Kong n’était pas une colonie britannique ». Dans le passé, certains manuels scolaires avaient déjà supprimé la phrase « Hong Kong était une colonie britannique », et la version condensée temporaire de l’exposition au Musée d’histoire de Hong Kong ne contenait plus le mot « colonie ». Selon certains, bien que le Royaume-Uni ait dirigé Hong Kong sur une base « coloniale », le gouvernement chinois depuis la dynastie Qing n’a pas reconnu les traités inégaux et n’a jamais renoncé à sa souveraineté sur la ville. Pour le très officiel et nationaliste Global Times, ces modifications du programme d’enseignement permettront à « certains enseignants de ne plus transmettre à leurs élèves des opinions politiques fausses et toxiques ». L’historien Antoine Vannière, auteur d’une thèse sur la colonisation française en Chine du Sud, explique à Asialyst les nuances des différentes terminologies et donne sa vision de la géopolitique chinoise à travers Hong Kong.
Qu’est-ce qui différencie un « territoire à bail » et une « colonie » ? Au-delà de la question de souveraineté, est-ce question de durée ?
*Cf. Antoine Vannière, Kouang-Tchéou-Wan, colonie clandestine. Un territoire à bail français en Chine du Sud 1898-1946, Éditions les Indes savantes, 2020, 690 pages.
Antoine Vannière : Pour faire simple et court, si les manuels scolaires disent que Hong Kong n’a jamais été une colonie, factuellement, c’est inexact. C’est une façon de jouer sur la polysémie du mot « colonie ». Ce n’est pas qu’il n’existerait pas de définition juridique, mais la substance historique du concept de colonie s’écrit et se colore à mesure que l’histoire se déroule. On peut prendre comme exemple d’ambiguïté similaire le cas du territoire à bail de Guangzhouwan (广州湾)*, qui était considéré comme un territoire à bail français, en Chine méridionale (1898-1946). Mais les Français le considéraient, de leur côté, comme une « colonie déguisée ». Cette possession fut administrée comme une colonie par le Gouvernement général de l’Indochine, mais le statut de « territoire à bail » n’aurait été utilisée que pour se soumettre aux prescriptions internationales et pour ne pas froisser l’empire chinois d’alors. Le cas de Hong Kong est plus ambigu, parce que l’île de Hong Kong fut cédée en 1842 à la Grande-Bretagne au titre de colonie. C’est-à-dire qu’une portion du territoire chinois fut arrachée à l’empire des Qing, donc appropriée par un autre État, en l’occurrence le Royaume-uni, et pour une durée indéterminée, contrairement au statut de « territoire à bail ». Dans le cas d’une colonie, il n’y a pas de durée dans le temps, et il y a une pleine souveraineté de l’État preneur sur le territoire en question. De ce point de vue, cette partie de territoire à Hong Kong était bien une colonie.
La convention de Pékin en 1860, après la Deuxième guerre de l’opium, a d’ailleurs validé la reconnaissance par la Chine du traité de Nankin de 1842 – donc la cession de Hong Kong au Royaume-Uni – et a même agrandi cette colonie au bénéfice de Londres. Mais à partir du 1898, quand à la colonie de Hong Kong a été ajoutée la partie des Nouveaux Territoires, cette extension fut cédée sous la forme d’un territoire à bail, et non pas comme une colonie. Et lentement, la Chine a fini par considérer l’ensemble de Hong Kong comme un territoire à bail. Et de fait, quand en juillet 1997, la République populaire de Chine (RPC) reprit possession de Hong Kong, elle le fit 99 ans après la cession des Nouveaux Territoires, comme si l’échéance du bail valait désormais pour la totalité du territoire hongkongais. Cela avait d’ailleurs été reconnu par les deux pays lors d’une déclaration commune signée devant l’ONU en 1984. Ce qui revient à considérer que la colonie primordiale de Hong Kong s’est dissoute dans le territoire à bail, et quelque part, le Royaume-Uni a souscrit à une telle lecture. Le Parti communiste chinois peut donc en effet soutenir que Hong Kong n’a jamais été une colonie, mais c’est tout de même aller un peu vite en besogne, et effacer soixante ans de l’histoire de cette possession, entre 1842 et 1898.
La définition d’une colonie varie, pour ainsi dire, d’un pays à un autre, diffère d’une langue à une autre. Mais n’y a-t-il pas une autre raison qui permet à la Chine populaire de nier la colonisation, à savoir le fait que le Parti ne reconnaît aucun traité inégal signé avant l’établissement de la République en 1911 ?
Si l’on veut, mais dans ce cas, on peut s’étonner que la RPC reconnaisse les traités de rétrocession qui ont été négociés entre l’État chinois de l’époque, qui était nationaliste – le gouvernement de Chiang Kaï-shek – et la France au sujet de Guangzhouwan, en août 1945 et en février 1946. Il y a là une façon de tailler à l’intérieur de ces traités, en acceptant certains et pas d’autres… Ces traités inégaux, qui ont été signés finalement entre une partie puissante et une partie faible au XIXème siècle, la RPC ne veut pas les reconnaître aujourd’hui, ce qui n’a rien de choquant. Mais c’est une façon asymétrique de lire les traités internationaux. Il n’y a pas une définition du terme de « colonie », à la manière d’un théorème, qui serait intangible et universel, pas une manière unique d’interpréter la notion de colonie. Chaque pays, chaque culture, en fonction de son histoire et de son rapport aux écrits internationaux, a sa propre manière de définir ce qu’était une colonie. Donc la Chine a sa lecture, entre autres parce qu’elle fut plutôt victime que bénéficiaire de la colonisation, alors que la France et le Grande-Bretagne ont leurs propres définitions, forcément différentes.
Pourtant, dans les traités de 1842, on trouve bien le nom de Hong Kong, et il est officiellement écrit « the Colony of Hong Kong »…
Selon le traité de Nankin, Londres considérait que Hong Kong était une colonie. Quand le Royaume-Uni utilisait le nom de « colonie », cela signifie que ce territoire était une possession de la Couronne britannique, un territoire d’outre-mer dirigé comme un élément de l’empire britannique et dont les habitants en étaient des sujets. Donc Hong Kong dépendait du Royaume-Uni, qui administrait ses différentes colonies via le Colonial Office, sauf l’Inde, qui eut son propre ministère de rattachement, l’India Office.
Sur la question de la nationalité, c’est un peu plus compliqué. Cela dépend des empires et aussi des différents niveaux d’interprétation. Dans le système français, par exemple, les habitants autochtones des colonies, qu’on appelait à l’époque les « indigènes », n’étaient pas des citoyens français : ils avaient la nationalité française (du moins en Algérie), mais ne bénéficiaient pas de la citoyenneté française, et étaient donc considérés comme des citoyens de seconde zone. Dans le système britannique, il y avait quelque chose de similaire : les Britanniques faisaient la différence entre d’une part les nationaux britanniques, qui étaient citoyens et sujets, et d’autre part les simples sujets de Sa Majesté dans le reste de l’empire, et peu importait le statut des possessions. Dans ce cas, les colonisés dépendaient de la Couronne britannique, ils conservaient parfois leur propre système électoral et certains pouvaient même être élus représentants de leur population. Ils pouvaient éventuellement voyager à l’intérieur de l’empire britannique, mais devaient demander un visa pour entrer en Grande-Bretagne. Ils étaient des sujets, et non des citoyens britanniques. Ce qui est compliqué dans ce système impérial, c’est que les choses ne sont jamais les mêmes d’un empire à un autre, d’une catégorie de personnes à une autre. Les habitants de Hong Kong étaient des sujets de Sa Majesté, ce qui leur donnait certains droits et devoirs, mais pas les mêmes droits ni les mêmes devoirs que ceux de citoyens britanniques.
Pour comprendre le problème, il faut bien voir que si les métropoles avaient donné à ces sujets, les peuples colonisés, les mêmes droits qu’à leurs nationaux, alors elles auraient fini par être submergées par le nombre d’habitants de leurs empires. C’est ce qui redoutaient au fond certains Français avant la Seconde Guerre mondiale, quand ils craignaient que la France ne devienne une colonie de ses colonies (pour plagier Édouard Herriot, dans un discours de 1946) ! Si les habitants de l’empire avaient les mêmes droits que les nationaux de métropole, un jour, le Premier ministre britannique aurait pu être un Hongkongais ou un Kényan, ce que ni les Français ni les Britanniques ne souhaitaient. C’est pour cela, entre autres choses, qu’ils ont maintenu des systèmes à deux vitesses pour que les métropoles ne soient pas submergées un jour par les ressortissants des colonies. Tout cela vient d’une hiérarchisation des « races », comme on disait alors.
Récemment, pour épauler leur discours de « non-colonisation » de Hong Kong, les chercheurs chinois ont évoqué un événement historique peu connu du public, qui concerne le vote à l’ONU en 1972, demandé par le gouvernement chinois fraîchement membre du Conseil de sécurité, de retirer Hong Kong et Macao de la liste des territoires non autonomes. Mais les chercheurs chinois parlent d’une liste de « territoires coloniaux ». Là encore, est-ce jouer sur les deux notions ?
c’est toujours une façon d’interpréter les lois internationales. Le fait de retirer Hong Kong et Macao de cette liste avait pour but d’éviter l’éventualité d’une demande d’indépendance, et de permettre à ces territoires de faire un jour retour à la souveraineté de l’État chinois. Derrière ce combat de notions se dissimule évidemment une intention politique. On a au fond un problème similaire en France avec les différents statuts des territoires d’outre-mer. Aujourd’hui, la Réunion et Mayotte sont des départements d’outre-mer, qui n’ont apparemment aucune intention de demander leur indépendance, parce qu’ils font partie intégrante de l’État français. En revanche, la Nouvelle-Calédonie, qui est une « collectivité d’outre-mer » (à statut particulier), s’achemine sans doute progressivement vers son indépendance, même si la question n’est pas encore tranchée et reste suspendue à des référendums locaux.
Le discours du gouvernement chinois sur la colonisation de Hong Kong relève d’une finalité politique, ce qui se comprend. L’exercice du pouvoir de la Grande-Bretagne sur Hong Kong durant plus d’un siècle ne s’est pourtant pas réduit à une simple gestion administrative : l’influence culturelle est omniprésente dans le quotidien des Hongkongais. Dire que Hong Kong n’a jamais été une colonie, n’est-ce donc pas un raccourci qui a peu de sens ?
C’est tout l’intérêt de pratiquer une « histoire totale », au sens où l’on essaye de décloisonner les différents champs historiques, et de réinsérer la question de la présence administrative dans des dimensions culturelles, économiques, sociales et politiques. Tout ces éléments font partie d’un même système. Certes, celui qui tient l’administration est celui-là même qui dirige, qui prend les décisions. Mais la colonisation ne consistait pas eu une simple domination administrative : dans le système français en particulier, on prétendait rayonner et étendre l’influence culturelle de la France pour transformer les colonisés et les adapter à la culture métropolitaine, avec même la prétention d’en faire « un jour » de véritables Français. C’est la fameuse politique « assimilationniste », qui fut longtemps revendiquée par les coloniaux dans l’Hexagone, au moins jusque vers 1906. En revanche, le cas britannique fut quelque peu différent, avant que les responsables français ne décident de lui emboiter le pas, un peu avant la Première Guerre mondiale. Les Anglais voulaient hisser progressivement leurs protégés vers la civilisation européenne – qu’ils plaçaient au-dessus des autres, évidemment – pour les faire accéder peu à peu aux lumières du savoir, mais sans que ces colonisés se départissent de leurs particularités propres, de leurs cultures. Coloniaux et historiens ont parlé à ce propos d’une politique « associationniste », visant à associer les peuples sans prétendre les fusionner à terme.
Ainsi, à Hong Kong, les Britanniques savaient que les Chinois résidents étaient riches d’une histoire et d’une culture très anciennes, vieilles de plusieurs millénaires, et que par conséquent jamais ils ne deviendraient des Anglais. En revanche, ils pourraient aisément devenir des interlocuteurs et des partenaires de choix, à condition de leur enseigner la culture britannique, de les « civiliser » et de leur donner accès à un niveau à peu près similaire à celui des Européens. Et à l’arrivée, ils pourraient même se voir reconnaitre l’autonomie, mais dans un partenariat solide et fraternel avec le Royaume-Uni. C’était cela le rêve britannique, mais pas du tout de faire un jour de ces gens des Anglais. Et de ce point de vue, on peut penser qu’ils n’ont pas si mal réussi, selon leurs critères à eux : à travers une administration diligente, ils sont parvenus à « angliciser » la plupart des habitants de leurs colonies, en leur donnant la langue anglaise, une partie de leur culture, un accès élargi aux droits, et une capacité croissante à commercer ensemble. Des gens issus de ces deux cultures ont fini par se ressembler quelque peu, en tout cas suffisamment pour communiquer et faire des affaires entre eux. Il est donc assez évident qu’étudier la colonisation par son seul versant administratif n’a à peu près aucun sens.
Dans les éléments de langage du gouvernement chinois, les dirigeants jouent beaucoup aussi sur les différentes expressions. En 1984, pendant la négociation sino-britannique sur le futur statut de Hong Kong, Deng Xiaoping cite le « retour de souveraineté » (收回主权). Mais aujourd’hui, le gouvernement utilise souvent la « reprise de pouvoir » (恢复管理权). En revanche, en Occident et en France, on parle de la rétrocession. Quelle est la différence entre ces deux notions : la « reprise de pouvoir » et la « rétrocession » ?
Le terme de « rétrocession » relève du vocabulaire juridique. Pour qu’il y ait rétrocession, il faut qu’il y ait auparavant eu une cession, sanctionnée par un acte juridique. L’expression de Deng Xiaoping de « retour de souveraineté » est pour sa part assez ambiguë et partiellement inexacte, et on peut comprendre que le gouvernement de Xi Jinping ne la reprenne plus à son compte. Elle est en effet acceptable si on la rapporte à la colonie de Hong Kong, puisque ce statut organise, de droit, un transfert de souveraineté en faveur de l’État preneur colonial. En revanche, dans le cas des territoires à bail en Chine, la souveraineté de l’État chinois avait officiellement été reconnue, l’État preneur n’étant qu’un administrateur, sans plus, même si les faits ont souvent contredit la lettre du droit. Parler donc d’un « retour de souveraineté » revient à valider le statut colonial de Hongkong. C’est pour cette raison que l’expression « reprise du pouvoir » est aujourd’hui utilisée par l’appareil dirigeant chinois. Elle appartient à un registre plus courant et commun, et je ne pense pas qu’elle ait une signification particulière dans le droit international. Elle désigne tout simplement un exercice effectif du pouvoir. Autrement dit, invoquer la « reprise du pouvoir » revient à exiger la récupération d’un pouvoir qui n’aurait jamais été officiellement cédé, mais qui aurait été dérobé par d’autres. La « reprise du pouvoir », dans le langage politique chinois actuel, est une façon de considérer que le pouvoir a été accaparé par un tiers sans que l’État chinois n’ait donné son accord. En revanche, la rétrocession laisse bien entendre qu’il y a eu, au départ, une cession ou un accord négocié entre les deux États, ce que la Chine entend aujourd’hui contester.
La cession, reconnue par une convention ou un traité, même si elle a été imposée par la force et la menace armée, avec des canons et des soldats, s’inscrit dans le droit international d’État à État. Pour Hong Kong, ce fut le traité de Nankin, conclu entre la Couronne britannique et l’empire chinois. Ce traité a certes été imposé à Pékin, mais plus tard, en 1984 et en 1997, il a été invalidé par d’autres accords, qui ont organisé l’acte de rétrocession. En Occident en particulier, mais pas seulement là, on est très sensible à cette question de droit international, ce qui ne veut pas dire qu’on a forcément raison, mais c’est une façon pour les Occidentaux de considérer que les États sont des entités qui détiennent la souveraineté.
Aujourd’hui, le gouvernement chinois semble estimer qu’un traité comme ceux de Nankin (1842) et de Pékin (1860) n’étaient que le reflet de rapports de force, ce qui n’est pas totalement faux, on peut en convenir. Quand il préfère donc évoquer une « reprise du pouvoir » au sujet de Hong Kong, il sous-entend que ce qui compte finalement, ce ne sont pas tant les traités que les rapports de force à un moment donné, et donc aussi la conséquence de ces rapports de force. En agissant de la sorte, il ne fait que renvoyer à la figure des Occidentaux leur hypocrisie. Si de fait, il y a bien eu un traité, celui-ci n’a été conclu qu’entre des puissances de forces inégales. Et en ce sens, la Chine, si elle en avait eu les moyens, n’aurait jamais dû signer un tel accord qui l’amputait d’une partie de son territoire et de sa population. Et ce n’est pas pour rien qu’on qualifie ces traités d’inégaux, y compris en Occident.
Selon l’historien John Carroll, dans son livre intitulé A Concise History of Hong Kong, les Britanniques voient Hong Kong comme un point d’ancrage au tout début, et non pas comme l’amorce d’une conquête asiatique…
Hong Kong était, pour les Anglais, comme Gibraltar, une sorte de marche, de base pour les navires britanniques, à la fois comme havre de ravitaillement en charbon pour leur flotte et comme des points stratégiques de maitrise des mers et des océans. La perspective pour Londres, à l’époque, était en effet plutôt stratégique. Les Britanniques n’ont jamais pensé, de 1842 jusqu’en 1898, s’emparer de la Chine, ou d’une partie de son territoire, à partir de Hong Kong. Ils ne songeaient qu’à assurer la sécurité de leur marine, et faire rayonner leur culture et accroître leur commerce. C’est pour cela qu’ils avaient besoin d’un petit îlot, où ils pouvaient être « chez eux ». C’est ce qu’ont fait aussi les Allemands à Jiaozhou (胶州) : eux aussi ne pensaient pas vraiment se tailler une colonie imposante à travers la Chine, même s’ils voulaient être prêts au cas où le démembrement de la Chine surviendrait. Au contraire, les Français ont eu une attitude différente, qui s’explique par une tradition coloniale qui leur était propre. Pour eux, en tout cas au départ et pour Paul Doumer (gouverneur général de l’Indochine française de 1897 à 1902), Guangzhouwan devait être l’amorce d’une appropriation impériale plus vaste, susceptible d’englober les provinces méridionales de l’empire chinois pour les rattacher à leur possession indochinoise. Donc, il y a, à Hong Kong et à Guangzhouwan, deux dynamiques complètement différentes.
Pour les Britanniques, l’essentiel consistait à maîtriser et diriger Hong Kong et à se sentir chez eux, avec des sujets chinois qui travaillent pour eux, et qui petit à petit s’acclimatent à leur culture, sans nécessairement viser plus loin. L’objectif était de tenir Hong Kong, comme un port ouvert au commerce vers l’intérieur de la Chine, de la même façon qu’ils tenaient de petits comptoirs ou territoires comme Gibraltar, Chypre, Aden ou Ceylan. D’une certaine façon, il s’agissait d’établir un pavage des océans autour du globe, à la manière d’un collier de perles, exactement comme la Chine de Xi Jinping d’aujourd’hui le fait avec les fameuses « Nouvelles routes de la soie ». En disposant de toute une série de points d’appui le long des littoraux, il est possible d’avancer ses pions petit à petit sur un échiquier, et il n’est pas du tout nécessaire de s’emparer de la totalité des territoires. Au fond, c’est une forme de colonisation moderne, mais qui avait déjà été mise en oeuvre par la Couronne britannique au XIXe (même si celle-ci ne se faisait pas faute non plus de s’emparer de vastes espaces terrestres, comme en Inde).
Ce qui choque et inquiète dans ce qui se passe à Hong Kong, c’est qu’en si peu de temps, entre l’instauration de la loi sur la sécurité nationale en 2020 et aujourd’hui, avec la modification des manuels scolaires, le gouvernent chinois cherche à changer ou réécrire 150 ans d’histoire…
Oui, c’est impressionnant, parce qu’on sent une volonté claire et assumée de réécrire l’histoire d’un point de vue national, donc nationaliste, plutôt que de la regarder telle qu’elle s’est déroulée. On devine la tentation de Pékin de jouer sur les mots, sur leur ambiguïté, de redéfinir les concepts et les notions, pour proposer une nouvelle version de l’histoire, totalement révisée, de manière à faire place à un nouvel impérialisme. J’ai le sentiment que la Chine actuelle est en train d’imiter, en rendant aux Occidentaux la monnaie de leur pièce, ce qu’ont fait les Britanniques et les Français du milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe, c’est-à-dire imposer un nouvel impérialisme. Quand la Chine achète des morceaux de ports à Athènes ou au Sri Lanka, elle prétend qu’il s’agit d’un commerce, d’un business, voire d’une aide amicale. Mais c’est bien une façon pour elle de bâtir une puissance mondiale, en utilisant l’endettement de ces pays, avec pour objectif à terme de s’emparer d’une partie substantielle de leur administration et d’empiéter sur leur souveraineté. C’est au fond une histoire en sens inverse, fondée sur un renversement des rapports de force. Le procédé n’est pas si différent de celui mis en œuvre par les Français et les Britanniques au XIXème siècle.
En reprenant la technique des grandes puissances d’il y a plus d’un siècle, mais dans un monde qui a totalement changé, qui est aujourd’hui mondialisé et où les États sont parfaitement au courant de ce qui se trame, la Chine fait courir le risque d’un conflit généralisé. Car tous les grands pays ont désormais des capacités d’armement et de destruction totalement invraisemblables et sans commune mesure avec ce qui existait avant la Seconde Guerre mondiale. Le drame, on le sait, est qu’en général, l’impérialisme mène droit à la guerre. En niant le contexte et la réalité du monde d’aujourd’hui, Pékin joue avec le feu. C’est pour cela que la Chine a besoin de réécrire l’histoire. Changer les mots et les définitions, faire du révisionnisme historique, ce qui nous renvoie à 1984 de George Orwell. Si l’on veut s’emparer d’une population et établir un régime dictatorial et autoritaire, le meilleur moyen reste encore de modifier l’état d’esprit de la population et d’imposer une mémoire commune, même fallacieuse. Et cela passe par l’histoire et le langage. On le constate hélas bien aujourd’hui avec Vladimir Poutine au sujet de l’Ukraine. On peut prendre un autre exemple, qui est celui de la Turquie avec le génocide arménien : c’est là encore une façon de réécrire l’histoire et d’en nier certaines réalités. Le révisionnisme n’a jamais fait bon ménage avec la paix et le vivre ensemble. Et cela prélude à une éventuelle conflictualité.
À travers une histoire ainsi remaniée, les autorités chinoises cherchent à se construire une légitimité, comme elles le font depuis longtemps en employant l’expression de « siècle des humiliations » pour caractériser la période qui court de 1842 à 1949. De fait, on peut considérer à bon droit que la Chine a été humiliée, que des parties de son territoire et de son administration ont été parasitées et accaparées par des étrangers ; mais en retournant cette réalité de cette façon offensive, elle en vient à nourrir un esprit de revanche, au lieu de travailler à suturer les plaies du passé. Une telle démarche inscrit la Chine populaire dans une logique de puissance qui n’est pas du tout favorable à la paix, et qui risque à un moment donné de déboucher sur un conflit. Le souhaite-t-elle ? Je n’en sais rien, mais elle semble tout mettre en œuvre pour se convaincre que si d’aventure il devait survenir, elle serait en situation de légitime de défense, eu égard à son passé tel qu’elle le ré-élabore.
La puissance ne se mesure pas seulement sur le plan économique, mais aussi en termes de narration politique…
Fonder une puissance, c’est d’abord prendre ancrage dans un récit. Il faut (re)lire le livre de Johann Chapoutot, Le Grand Récit, paru récemment. Il montre bien comment tout cela fonctionne, en s’appuyant sur un récit commun, qui impose un sens. Autrefois, les puissances s’imposaient à travers le fait militaire et l’appropriation territoriale, tout en prétendant agir au nom de la morale et du devoir (Jules Ferry). Aujourd’hui, elles utilisent l’économie, la finance, et terminent (peut-être) par une offensive militaire.
Si l’on revient à Hong Kong, on s’aperçoit sans mal que la Chine a complètement absorbé l’ancienne enclave britannique, et que la politique « un pays, deux systèmes » n’existe plus. Par le matraquage de sa propagande, le récit du gouvernement chinois tend à devenir une réalité, au moins pour une partie de l’opinion publique chinoise. Il suffit de commencer ce travail de sape maintenant, pour que dans vingt ans, une nouvelle génération, qui n’aura jamais entendu de parler de cette histoire de colonie de Hong Kong et qui ne cherchera pas à savoir, soit convaincu du bon droit de l’État chinois. C’est exactement ce qui se passe pour l’événement tragique de juin 1989 sur la place de Tiananmen : pour celles et ceux qui, en Chine, sont nés après cette date, c’est une histoire que le régime est en train d’effacer de leur mémoire. Certes, ce travail de re-formatage des mémoires est de longue haleine et s’inscrit sur une longue durée. Mais il aboutit à préparer la population à un possible conflit, après l’avoir convaincue qu’elle a le droit pour elle. Si un État déclenche un conflit sans que sa population ne soit unie dernière lui et ne fasse corps avec ses dirigeants, il n’a guère de chance de le gagner.
Propos recueillis par Tamara Lui
Cet entretien a été relu et amendé par Antoine Vannière

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.