Environnement
Entretien

Nathalie Bastianelli : "En Chine, la pandémie a accéléré la prise de conscience environnementale"

Complexe immobilier expérimental de 826 appartements, construit à Chengdu, capitale du Sichuan, au sud-ouest de la Chine. Les résidents vivent dans une "forêt verticale" avec de la végétation sur tous les balcons. (Source : Construction21)
Complexe immobilier expérimental de 826 appartements, construit à Chengdu, capitale du Sichuan, au sud-ouest de la Chine. Les résidents vivent dans une "forêt verticale" avec de la végétation sur tous les balcons. (Source : Construction21)
Que penser de l’action de la Chine sur le climat, de l’engagement des Chinois en matière d’environnement ? La réponse est forcément schizophrène tant la Chine du charbon coexiste avec celle de l’innovation durable. Auteure du livre Quand la Chine s’éveille verte, paru cette année aux éditions de l’Aube, Nathalie Bastianelli veut introduire le lecteur au « virage vert du grand paquebot chinois ». Surtout, elle souligne une distinction entre la Chine et le régime chinois. « Car lorsque l’on parle de la Chine, il y a des gens derrière, des gens très divers (citoyens, entrepreneurs, membres d’ONG ou artistes), dont beaucoup sont sincèrement engagés dans la lutte pour l’environnement et le climat. Et ce sont surtout ces gens-là que j’ai voulu décrire dans mon livre », explique-t-elle à Asialyst. Entretien.

Entretien

Nathalie Bastianelli est une spécialiste des enjeux de développement durable et des innovations durables en Chine. Elle a été cadre dirigeante dans un groupe de communication international et a dirigé deux filiales à Pékin et Shanghai pendant cinq ans. Nathalie Bastianelli a créé en Chine le forum annuel « WeBelongToChange » dédié aux innovations durables et à une consommation consciente, suivi par plusieurs millions d’internautes chinois. Elle propose aujourd’hui des missions d’accompagnement de transformation des écosystèmes aux entreprises à travers son activité de conseil Authentika. Elle est conférencière et auteure du livre Quand la Chine s’éveille verte… – un témoignage inédit sur les Chinois qui s’engagent pour la planète paru en 2021 aux éditions de l’Aube.

Nathalie Bastianelli, créatrice du forum annuel en Chine "WeBelongToChange". (Copyright : Nathalie Bastianelli)
Nathalie Bastianelli, créatrice du forum annuel en Chine "WeBelongToChange". (Copyright : Nathalie Bastianelli)
Quel est la genèse de ce livre, et comment avez-vous choisi son titre ?
J’ai donné quelques conférences en France ces dernières années sur ce que je faisais en Chine avec mon ONG et mon forum annuel WebelongToChange. Ces conférences s’intitulaient « Changer de regard ». J’ai découvert que la quasi-totalité des auditeurs étaient très surpris. Certains étaient dubitatifs mais la grande majorité ressentait un soulagement de savoir que la Chine s’engageait aussi pour la planète. Cela leur redonnait l’espoir de réussir collectivement cette bataille. Il m’a donc paru intéressant d’écrire un livre pour synthétiser cinq années d’enquêtes en Chine à travers mon forum.
Quant au titre, je ne l’ai pas cherché. Il m’est venu tout de suite et je n’en ai pas changé. La notion d’éveil fait référence à la prise de conscience sur les terribles dégâts causés à l’environnement et au climat par la croissance effrénée du pays. Je décris cette prise de conscience dans mon premier chapitre. Elle a été tardive, au début de la décennie 2010 – lorsque la pollution de l’air atteignait des sommets (ce qu’on a appelé la période de « l’Airpocalypse »). Les Chinois étaient tous très inquiets, au niveau du gouvernement comme de la population. Ils se sont mobilisés très rapidement comme ils savent le faire. Rien n’est réglé bien sûr, mais le virage vert du grand paquebot chinois est engagé.
Votre livre est émaillé d’exemples d’entrepreneurs, de citoyens ou d’associations qui ont pris des initiatives remarquables dans différents domaines. Quels sont les trois exemples les plus remarquables ?
Je vais commencer par le domaine de la construction, qui est essentiel pour l’économie chinoise, avec l’exemple de Broad Group, remarquable par sa cohérence. Il est d’abord très innovateur techniquement. Le groupe a mis au point une méthode de construction par modules préfabriqués, qui permet de construire une tour de 30 étages en quelques semaines, avec des matériaux entièrement recyclables et un fonctionnement énergétique assurant une neutralité carbone. L’air à l’intérieur des bâtiments est entièrement dépollué (la Chine s’intéresse plus que nous à la question de la pollution intérieure des bâtiments). Le groupe innove également sur le plan social : les travailleurs migrants venant de la campagne sont formés et intégrés sur le long terme, ce qui tranche avec les habitudes de la grande majorité des sociétés chinoises. La nourriture servie aux salariés est bio et locale. Le président distribue à ses salariés et ses visiteurs un « manuel de la sagesse » qui, vu de France, peut paraître très paternaliste, mais qui est bien accepté dans le contexte culturel chinois car il se réfère aux grandes traditions confucianistes et taoïstes. Les innovations de Broad Group sont reconnues internationalement. Elles ont reçu plusieurs prix internationaux, dont notamment celui du Programme des Nations-Unies pour l’Environnement, et la société est présente dans plus de 80 pays.
Le deuxième exemple que je voudrais citer est celui de Liu Qing, la patronne de Didi Chuxing. Liu Qing fait partie d’une dynastie d’entrepreneurs puisqu’elle est la fille du fondateur de Lenovo. Son ascension initiale est typique de l’élite chinoise internationale. Formée à l’Université de Pékin et à Harvard, ayant fait ses débuts dans la finance chez Goldman Sachs, elle réalise en 2015 la fusion de deux entreprises chinoises de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) soutenus par les deux géants de la tech Alibaba et Tencent. En quelques années, elle fait de Didi le grand concurrent mondial d’Uber (qu’elle rachète en Chine) avec plus de 30 millions de trajets par jour. Mais plus que ses succès d’entrepreneuse, c’est la personnalité de Liu Qing qui m’a intéressée. Atteinte d’un cancer, elle communique publiquement sur sa situation personnelle, fait très rare en Chine. Elle s’attache très activement à la promotion des femmes dans son groupe et à la préservation de leur vie familiale. Les femmes chez Didi représentent plus de 40% des employés dans un secteur traditionnellement masculin. Sur le plan du climat, Didi développe sa flotte de voitures électriques (plus d’un million actuellement), promeut le co-voiturage collectif en ville et développe une offre de service intégrée permettant d’offrir une réelle alternative à l’acquisition d’une voiture.
Dans un genre tout à fait différent, je voudrais parler de Li Ziqi. Il s’agit d’une jeune femme qui vit à la campagne avec sa grand-mère. Elle n’a pas pu être scolarisée jusqu’à la fin du secondaire car ses parents étaient décédés jeunes. Elle commence à publier des films sur sa vie à la campagne et connaît rapidement un énorme succès auprès des internautes chinois (deux milliards de vues sur Youtube). Elle décrit de façon très concrète (comme un « Do it yourself ») la façon dont elle fait une cuisine traditionnelle, les meubles en bambou qu’elle tresse, les promenades dans la forêt, la cueillette des fruits et des fleurs… Li Ziqi ne vend rien. Elle incarne par ses films esthétiquement très soignés le mythe du paradis perdu pour des internautes devenus citadins, qui rêvent d’un retour à une communion avec la nature. Dans le pays de la consommation de masse en un clic, illustré par l’énorme succès du Black Friday, Li Ziqi offre un antidote fondé sur la recherche du sens.
Les deux derniers exemples que vous donnez concernent des femmes, et beaucoup d’autres sont citées dans votre livre. Les femmes chinoises jouent-elles un rôle particulier dans le mouvement du pays vers une écologie responsable ?
Oui, les femmes sont très présentes dans le domaine de l’innovation durable. C’est vrai aussi en France, mais c’est très net en Chine. Je pratique la parité dans mes événements et je n’ai jamais eu de difficulté à trouver des femmes chinoises prêtes à témoigner.
Vous parlez « d’innovation durable ». Les Chinois sontils en avance sur nous dans certains domaines ?
On ne peut pas répondre globalement à cette question. Mais je voudrais souligner plusieurs points. Tout d’abord les entreprises chinoises sont désormais soumises à une véritable obligation de progresser dans leurs objectifs de développement durable. Un exemple : Xiaomi, qui est le premier fabricant de téléphones mobiles en Chine, s’est lancé dans la voiture électrique pour contribuer à l’essor de ce marché, qui est déjà de loin le premier du monde. Des cellules du Parti communiste sont présentes dans toutes les grandes entreprises chinoises, et de plus en plus dans les PME, et le contrôle des orientations fixées au niveau national est maintenant individualisé.
L’action des entreprises peut avoir un impact direct au niveau des citoyens. Par exemple le bras financier d’Alibaba, Ant Financial, a lancé une application qui s’appelle Ant Forest (« La forêt des fourmis ») qui a reçu le prix « champions de la terre » des Nations Unies. Les utilisateurs d’Ant Forest gagnent des points en menant des actions concrètes de réduction de leur empreinte carbone. Lorsqu’ils ont atteint un certain nombre de points, Ant Financial plante un arbre pour eux. Actuellement plus de 122 millions d’arbres ont été plantés dans les régions les plus arides de Chine avec ce programme. Ce type d’action de masse n’est pas fréquent en France.
Par ailleurs, les Chinois eux-mêmes sont soumis à une forte pression car ils vivent dans leur chair les atteintes à l’environnement qui se sont multipliées dans leur pays, qu’il s’agisse de la pollution de l’air, de l’eau ou de la désertification. La population est donc très réactive, et sans doute plus qu’ailleurs, même si on peut regretter que les médias chinois, freinés par les contraintes du contrôle officiel de l’information, ne soient pas vraiment à l’avant-garde.
Il y a au moins un domaine où l’on peut dire que les Chinois sont en avance sur nous : celui de la consommation de viande. Le lundi végétarien existe depuis déjà 5-6 ans alors qu’il a démarré en France en 2019. Les restaurants végétariens ou les plats végétariens se développent rapidement, et le gouvernement chinois a même fixé un objectif (non contraignant) qui est la réduction de moitié de la consommation de viande du pays d‘ici 2030. Le secteur de la viande végétale se développe très rapidement, et la Chine en est devenu un leader mondial. Il y a aussi un mouvement, encouragé par Xi Jinping lui-même, à finir son assiette et à réduire les gaspillages alimentaires, mouvement qui n’a pas vraiment d’équivalent en France. Alors que traditionnellement on servait au restaurant autant de plats que de convives plus un ou deux plats pour illustrer l’abondance du repas, on est passé maintenant à un ou deux plats en moins, et la multiplication des plats est bannie dans les repas officiels.
De façon plus générale, les Chinois peuvent aller très vite quand une orientation est prise. Au moment où la RATP à Paris vise un parc de 1000 bus électriques en 2023, Pékin en a déjà plus de 10 000, et toute la flotte de bus et de taxis à Shenzhen est électrique. La pandémie a accéléré la prise de conscience des enjeux en Chine comme ailleurs, et les enquêtes d’opinion montrent en particulier beaucoup plus d’intérêt pour un tourisme durable.
Dans les innovations liées à l’environnement ou au climat, la Chine a-t-elle une spécificité par rapport aux occidentaux ?
Il y a d’abord une très forte impulsion gouvernementale sur l’innovation en général, avec le plan « Chine 2025 », qui vise à acquérir une autonomie technologique dans de nombreux domaines et devenir le « laboratoire du monde ». Depuis l’annonce de Xi Jinping sur la neutralité carbone en 2060, cette exigence sur l’innovation s’applique en premier lieu au domaine de l’environnement. Tous les responsables économiques et politiques chinois s’interrogent sur les deux cibles fixées – 2030 pour la décrue des émissions et 2060 pour la neutralité carbone – en se demandant comment y parvenir.
Par ailleurs, l’innovation chinoise est souvent une innovation de « rebond » ou une innovation additionnelle. Elle s’inspire des modèles occidentaux pour les adapter aux besoins chinois et pour aller plus loin, en créant un bouquet d’innovations complémentaires. C’est par exemple le cas de WeChat, qui a d’abord copié WhatsApp, pour ensuite offrir une gamme de services beaucoup plus large, intégrant une révolution du paiement par téléphone portable. Même chose pour Didi et Uber, ou pour les services de vélo partagé. Après une première phase un peu chaotique, le système chinois est devenu très performant : le placement des vélos après utilisation est contrôlé par une application qui sanctionne les mauvais usages (trois avertissements, puis retrait de l’abonnement), et les emplacements incluent des recharges automatiques par panneaux solaires pour les vélos électriques. Les autoroutes à vélos sont également en train de se développer rapidement sur le modèle danois.
Quel est le volet international de la politique climatique et environnementale chinoise ?
C’est un volet assez récent. Le gouvernement a réagi aux critiques internationales sur les « Routes de la soie » en annonçant le lancement d’un programme de « routes vertes », et surtout en promettant l’arrêt du financement des centrales à charbon, annonce essentielle puisque la Chine était jusqu’à présent le premier financeur international des centrales à charbon dans le monde.
À la fin de votre livre, vous évoquez la dimension spirituelle de la prise de conscience environnementale en Chine. Comment l’expliquer ?
Cette prise de conscience me paraît réelle, avec le fort développement du yoga, des applications de méditation, des centres de bien-être et des pratiques religieuses. Mais elle est très surveillée par le pouvoir, qui sanctionnera tout mouvement de portée globale pouvant porter ombrage au parti communiste. Dans le même temps, le gouvernement met en place des outils au service de la santé mentale, notamment depuis le Covid, qui s’est accompagné, semble-t-il, d’une poussée des dépressions et des suicides. Il cherche également à combattre l’attitude de recul des jeunes Chinoises par rapport à la maternité, et le mouvement « tangping » (resté couché ou faire la planche) populaire auprès d’une partie de la jeunesse. Cette jeunesse ne supporte plus la compétition permanente et la charge de travail excessive dans les entreprises, le fameux « 9-9-6 » (de neuf heures du matin à neuf heures du soir, six jours par semaine) qui est monnaie courante dans le secteur de la high tech chinoise. La volonté de mieux vivre et de reprendre le contrôle de sa vie me paraît aussi forte en Chine qu’en Occident, au moins parmi les classes moyennes supérieures des grandes villes.
Comment les auditeurs français réagissent-ils dans les conférences que vous avez organisées depuis la sortie de votre livre ?
L’importance des efforts du gouvernement et d’une frange de la population que je décris dans ces conférences a surpris, car l’image négative de la Chine rejaillit sur l’ensemble de ses initiatives, y compris dans les domaines de l’environnement et du climat. Par exemple, l’absence de Xi Jinping lors de la COP26 à Glasgow a été interprétée comme une marque de désintérêt, alors que le président chinois ne se déplace plus à l’étranger depuis le début de la pandémie, et que la délégation chinoise était l’une des plus importantes de la conférence.
Il est également important de distinguer la Chine du régime chinois. Car lorsque l’on parle de la Chine, il y a des gens derrière, des gens très divers (citoyens, entrepreneurs, membres d’ONG ou artistes), dont beaucoup sont sincèrement engagés dans la lutte pour l’environnement et le climat. Et ce sont surtout ces gens-là que j’ai voulu décrire dans mon livre.
Propos recueillis par Hubert Testard

À lire

Nathalie Bastianelli, Quand la Chine s’éveille verte…, un témoignage inédit sur les Chinois qui s’engagent pour la planète, Éditions de l’Aube, 2021.

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.