Economie
Analyse

La Chine peut-elle vraiment se passer du dollar ?

Les critiques en Chine contre les politiques monétaires américaines et européennes ont revigoré les débats sur "l'abandon" du dollar. (Source : QZ)
Les critiques en Chine contre les politiques monétaires américaines et européennes ont revigoré les débats sur "l'abandon" du dollar. (Source : QZ)
Le mot est faible. La Chine ne se sent pas à l’aise avec le « Quoi qu’il en coûte » en Occident pour juguler la crise économique issue de la pandémie. Échaudée par une dette locale titanesque générée par des crédits souvent transformés en créances douteuses, elle n’a pas voulu s’endetter encore. En outre, la crise donne une ampleur nouvelle à Pékin à des envies de rompre définitivement avec le dollar. Un accélérateur du découplage avec les États-Unis ? Pas si simple.
L’économie mondiale est entrée dans une ère d’assouplissement monétaire sans précédent, qui éclipse même la période des plans de relance après la crise mondiale des subprimes en 2008. Les banques centrales des principales économies de la planète aux États-Unis, au Japon ou en Allemagne, ont libéré des milliards de dollars dans le système financier international pour tenter de contrer les dommages économiques causés par la pandémie. La Chine, à l’instar des autres pays qui ne pratiquent pas cette politique monétaire, ressent depuis les retombées de cet assouplissement d’une ampleur inédite.
Lors d’une conférence de presse début mars, Guo Shuqing (郭树清), directeur de la puissante commission chinoise de réglementation des banques et des assurances, n’a pas manqué de critiquer les États-Unis. « Les marchés mondiaux commencent à voir les effets secondaires des politiques fiscales et monétaires visant à répondre à la pandémie, a déclaré Guo, cité par le quotidien hongkongais anglophone The Standard. Les titres sur les marchés financiers se négocient à des niveaux élevés en Europe, aux États-Unis et dans d’autres pays développés, ce qui va à l’encontre de l’économie réelle […]. Comme l’économie est devenue très mondialisée, les capitaux étrangers qui affluent en Chine augmenteront considérablement en raison de la reprise économique et des prix attrayants des actifs. »
Lors de cette même conférence de presse, Guo a également évoqué la bulle d’actifs sur le marché immobilier chinois : « Si le marché immobilier baisse, la valeur des propriétés détenues par l’ensemble de la population accusera d’énormes pertes, ce qui pourrait déclencher un cercle vicieux d’hypothèques impayées et de chaos économique. » Un commentaire d’autant plus ironique que la veille, Guo Shuqing déclarait que « la Chine a [réussi à] freiné sa bulle immobilière après que la croissance des prêts hypothécaires a été inférieure à celle des autres prêts pour la première fois en huit ans en 2020 ».
Certes, les préoccupations de Guo ne sont pas sans fondement, bien que légèrement exagérées. Mais elles ressemblent aux critiques allègres du Parti-État contre tout ce que font les autres économies majeures, et en particulier l’Occident. En outre, Guo désapprouve la relance monétaire aux États-Unis et dans l’UE ne manque d’hypocrisie pour la simple et bonne raison que le Parti-État a fait exactement la même chose, mais à un niveau inférieur et plus lentement. Ce qui est d’ailleurs curieux lorsque l’on sait que le gouvernement central chinois pourrait faire davantage en matière d’assouplissement monétaire direct. Mais il préfère intervenir de manière indirecte par le biais de financement via l’emprunt par les gouvernements locaux – souvent au niveau des préfectures, des comtés ou des villages.
D’une certaine manière, le gouvernement central tente de parer les coups au cas où quelque chose tournerait mal. Par exemple, la défaillance d’un gouvernement local sur ses obligations ou emprunts. Les autorités centrales pourront alors non seulement se décharger de toute responsabilité, mais aussi disposer d’un bouc émissaire tout trouvé. N’oublions pas cependant que c’est Pékin qui a établi la politique proposant d’émettre davantage d’obligations publiques au niveau local pour soutenir les investissements dans les infrastructures et la construction.

Le sous-développement du système financier chinois

Par ailleurs, Guo semble ne pas comprendre pourquoi l’assouplissement monétaire dans les pays développés n’a pas le même effet sur l’économie réelle et sur les marchés financiers. Et pourtant la réponse est assez évidente : d’une part, les pays développés sont « développés » parce que l’économie réelle a atteint sa pleine maturité. Outre la modernisation des infrastructures existantes, il n’y a pas grand-chose à faire pour les pays développés en ce qui concerne leurs économies réelles respectives. Sans compter que leur système politique n’est pas le même qu’en Chine. Ils n’ont ainsi pas les outils politiques nécessaires pour diriger les mesures de relance monétaire – par décret – directement vers l’économie réelle. Enfin, si les mesures de relance monétaire se dirigent vers les marchés financiers dans les pays développés, cela témoigne non seulement de la formation de bulles spéculatives, mais aussi d’un système financier beaucoup plus libéralisé et mature – ce vers quoi la Chine tend depuis des années. Ce que Guo semble avoir oublié, c’est qu’un tel système alloue plus efficacement les ressources à l’ensemble de l’économie en l’absence de contrôle direct du gouvernement.
Autre question : pourquoi Guo insiste-t-il tellement sur la question de l’économie réelle ? Les mesures de relance budgétaire et monétaire décidées par le Parti-État depuis le début de la pandémie sont problématiques dans la mesure où elles risquent d’injecter des fonds dans des entreprises non performantes ou encore des entités frauduleuses. Début mars, l’ancien directeur général de la bourse de Hong Kong, Charles Li Xiaojia (李小加), a provoqué un tollé en déclarant que la place financière devrait être utilisée pour connecter le capital mondial et les PME chinoises. Or les systèmes réglementaires et légaux de la Chine sont peu transparents. Les capitaux étrangers ont du mal à faire des profits dans un tel environnement. Sur le terrain miné qu’est le commerce en Chine, le danger existe de fraudes financières et fiscales, que même le Parti-État peine à identifier et à empêcher.
Encore sous-développé, le système financier chinois n’a toujours pas la capacité de distinguer les entreprises profitables de celles qui dysfonctionnent, ni de discerner les secteurs de l’économie qui ont ou non besoin de ressources. Le gouvernement central doit donc jouer un rôle actif dans l’allocation des ressources, tâche qu’il peine à remplir avec compétence pour le moment.
*Même ces « critiques » sont plutôt légères et n’appellent pas à abandonner le dollar américain. **Dans le sens d’une plus grande centralisation étatique, du retour de l’idéologie et d’un dirigisme plus affirmé.
Quelles que soient les inquiétudes de Guo, malheureusement pour lui, son travail de régulateur est de naviguer à vue et de gérer les risques au fur et à mesure, non pas de s’immiscer dans le processus décisionnaire. Pourtant, Guo ne fait qu’exprimer les préoccupations des franges les plus conservatrices et « isolationnistes » du Parti alors que les relations entre la Chine et les États-Unis se dégradent et que le PCC se tourne de plus en plus vers la gauche**.

Les « isolationnistes » donnent de la voix

À la suite des récriminations de Guo contre les politiques monétaires des États-Unis et de l’Union européenne, les débats sur « l’abandon » du dollar en Chine ont repris de l’ampleur. Porté en grande partie par la frange isolationniste, ce discours avait également gagné du terrain après 2008, au moment où les États-Unis et l’UE ont commencé à expérimenter des mesures d’assouplissement quantitatif à grande échelle. Même à cette époque, en dehors de quelques hauts dirigeants du Parti, comme l’ancien gouverneur de la Banque Centrale Zhou Xiaochuan (周小川), très critique de la gestion américaine de la crise financière et de la politique monétaire « irresponsable » de la Réserve Fédérale*, l’idée de débarrasser du dollar les réserves de change de la Chine n’était considérée que par des marginaux de la gauche néo-maoïste. Mais depuis, ce discours a commencé à émerger au premier plan du débat public. Il n’est pas surprenant qu’il ait gagné des partisans depuis le début de la pandémie, durant laquelle les gouvernements du monde ont largement utilisé leurs pouvoirs en matière fiscale et monétaire afin de soutenir leurs économies respectives.
*Rappelons-nous que les préoccupations de Guo n’étaient que cela : des préoccupations. Mais il s’est effectivement positionné par rapport au dollar.
Vers la fin du mois de mars, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a aussi endossé ce discours lors de sa visite à Pékin. Il a invité la Chine et la Russie à réduire leur dépendance vis-à-vis du dollar et des « systèmes de paiement occidentaux » comme le SWIFT. Mettons à part l’opportunisme russe sur cette question, il semblerait que pour la première fois depuis longtemps, cette idée d’abandonner le dollar soit vraiment en train de gagner du terrain en Chine. Du moins au plan idéologique : la hausse du sentiment mondial antichinois couplé à la détérioration des relations de la Chine avec les États-Unis et l’Europe, qinsi que l’assouplissement monétaire sans précédent en Occident ont créé un environnement propice à la réapparition de cette idée, au moins temporairement. Cependant, sans le soutien de cadres importants qui s’en feraient les champions*, cette politique risque de rester au stade embryonnaire pour le moment.
En outre, quelle que soit la ténacité des isolationnistes, les « réformateurs » savent bien qu’il est non seulement impossible de se découpler des États-Unis, mais aussi d’arrêter d’utiliser le dollar. Même si c’était possible, cela équivaudrait à pousser le régime actuel à Pékin au bord du précipice, ou vers une situation similaire à celle de la Corée du Nord. Or, un État de la taille de Chine ne pourrait pas résister aux pressions internes causées par cette situation à long terme, comme le peut le régime nord-coréen.
Aujourd’hui, les conservateurs s’amusent à critiquer les effets de la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine. Mais ils bénéficient de ce système et de ces effets : la Chine, qui n’a pas besoin d’assumer le fardeau de l’émission d’une monnaie internationale qui sert aux réserves de changes d’une majorité de pays, conserve malgré tout suffisamment de contrôles et d’outils pour faire face, jusqu’à un certain point, à tout choc monétaire mondial majeur.

La poursuite des réformes, enjeu de pouvoir pour le Parti

Les commentaires de Guo suggèrent-ils que le régime réglementaire de la Chine, malgré les récentes réformes et modernisations, demeure fragile et potentiellement incapable de résister aux aléas du système financier international ? La réponse courte est oui. La réponse longue est plus compliquée.
Depius le début des réformes, le Parti-État a déployé de manière soutenue des politiques pour libéraliser son secteur financier et son marché domestique. Ce processus graduel a su, en grande partie, éviter les problèmes majeurs jusqu’à présent. Cependant, la pandémie, ou plutôt ses conséquences sur l’économie chinoise, a coincé le Parti entre le marteau et l’enclume : ce dernier doit continuer à mettre réformer, car tout ralentissement ou recul pourrait inciter les capitaux étrangers à prendre la porte. Cela dit, bien qu’il demeure capable de contrôler le rythme auquel les réformes sont mises en place et la vitesse et le degré d’ouverture de son marché intérieur, le Parti ne peut pas contrôler la façon dont les autres pays mènent leurs propres politiques. Pire encore, le PCC ne peut pas contrôler les événements « cygne noir », comme une pandémie mondiale, par exemple.
Ce n’est un secret pour personne : le Parti-État n’est pas conçu pour déléguer des mécanismes de contrôle, et encore moins pour déléguer et se sentir à l’aise dans cette décision. En ce sens, l’environnement post-pandémique en Chine a créé un moment décisif pour le Parti-État, durant lequel il a réussi à prendre la bonne décision : aller de l’avant avec son programme de réformes malgré tout. Alors que l’environnement politique et diplomatique est devenu plus conservateur, l’environnement des affaires, lui, est devenu légèrement plus ouvert. En mars, une enquête auprès des entreprises américaines opérant en Chine a révélé que la moitié d’entre elles jugeait « favorable » l’environnement d’investissement en République populaire. Cette réaction est une victoire pour le Parti-État, surtout au vu des relations sino-américaines à l’heure actuelle.
*On oublie souvent que les compagnies étrangères basées à Hong Kong préfèrent à présent transférer leur personnel à Shanghai, où plusieurs d’entre elles établissent à présent leur nouveau siège social. Bien entendu, cela porte un gros coup aux visées indépendantistes de Hong Kong et démontre à quel point l’île a perdu de son influence au sein du Parti-État depuis le départ de l’équipe de Jiang Zemin.
Il ne fait aucun doute que les réformes récentes ont profité à la Chine dans une large mesure. Des capitaux étrangers ont afflué vers elles et les grandes entreprises chinoises se sont établies à l’étranger*. Le Parti-État n’est pas dupe et voit bien les avantages que le pays tire de l’ouverture de son énorme économie intérieure au reste du monde. Pékin sait bien qu’un retour en arrière est impossible. Cependant, Le Parti sait aussi que plus son économie est ouverte et plus les risques seront importants pour le système domestique dans son entier. Il comprend que plus de réformes signifie perdre plusieurs outils de contrôle. Et avec la disparition progressive de ces outils, disparaît également la capacité du Parti à exercer un contrôle total et complet sur la société et l’économie chinoises.
En ce sens, les commentaires de Guo sont significatifs : le Parti-État n’est pas sûr de l’intégrité structurelle de son système financier. Il doit néanmoins poursuivre le programme de réformes et d’ouverture du secteur financier et de l’économie intérieure. Or sur ce chemin escarpé, il entrevoit des problèmes potentiels qu’il n’est pas à même de prévenir ni de résoudre aujourd’hui. Il demande donc d’une part au monde des affaires et aux citoyens en général d’être patients avec le rythme des réformes. D’autre part, il prévient tout le monde : nul ne pourra s’étonner si des problèmes apparaissent d’un coup.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.