Société
Entretien

Livre : "Pandémie, le basculement du monde" d'Hubert Testard ou l'accélération des déséquilibres avec l'Asie

Il y a un an, le 8 avril 2020, le premier train quitte Wuhan le jour du déconfinement. (Source : DW)
Il y a un an, le 8 avril 2020, le premier train quitte Wuhan le jour du déconfinement. (Source : DW)
Retour au monde d’avant après la vaccination ? Pas vraiment, si l’on suit la démonstration solidement argumentée d’Hubert Testard dans son livre Pandémie, le basculement du monde, paru le 18 mars dernier aux éditions de l’Aube. La crise sanitaire a provoqué une série de chocs à plusieurs niveaux, numérique, commercial, financier, social ou climatique. Il nous faudra vivre avec pendant au moins une décennie. Des tendances préexistantes ont été accélérées, mais pas seulement. La mondialisation est en train de se transformer. Le basculement du monde la fait pencher davantage encore vers l’Asie, plus efficace pour sortir de la pandémie. Mais de quelle Asie parle-t-on ? C’est là, entre autres, que le livre apporte de la nuance. Pragmatique, l’ouvrage appelle à ne pas tomber dans la confrontation systématique entre l’Occident et la Chine. Pour le bien du climat et de la solidarité mondiale en matière de santé. Entretien.

Entretien

Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Hubert Testard enseigne depuis quatre ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il a participé à la rédaction d’un livre sur la crise asiatique, Asie, les nouvelles règles du jeu aux éditions Philippe Picquier (1999), et co-rédigé avec Brigitte Dyan un ouvrage intitulé Quand la Chine investit en France, publié par l’Agence Française pour les Investissements Internationaux (2014). Il est diplômé de l’ENA et de Sciences Po.

Ancien conseiller financier en Asie orientale, Hubert Testard est enseignant à Science Po. (Crédit : DR)
Ancien conseiller financier en Asie orientale, Hubert Testard est enseignant à Science Po. (Crédit : DR)
Comment définir ce « basculement » provoqué par la pandémie, en Asie en particulier ?
Hubert Testard : Il s’agit d’un ensemble de chocs de grande ampleur, dont les effets cumulés conduisent à un basculement vers une nouvelle forme de mondialisation. C’est d’abord un choc asymétrique sur les échanges mondiaux, au détriment des services, qui étaient précédemment la partie la plus dynamique de ces échanges. Or ils sont les plus durement touchés, avec des effets durables dans certains secteurs, comme le tourisme, qui frappe brutalement en Asie la Thaïlande et les îles du Pacifique, ou les transferts des travailleurs migrants, qui pèsent lourd pour des pays comme les Philippines ou le Népal. On observe ensuite un basculement du monde réel vers le digital qui concerne de nombreux domaines : par exemple, le commerce électronique ou le télétravail, qui étaient relativement secondaires, deviennent beaucoup plus centraux. Ce basculement est particulièrement net en Asie, qui est la première région du monde pour un nombre croissant d’applications numériques.
Vous parlez aussi d’un basculement sur l’urgence climatique…
En effet, la pandémie illustre aussi un choc climatique. Car la crise du Covid-19 est une zoonose [une maladie infectieuse qui se transmet naturellement de l’animal à l’homme, NDLR]. Avec le changement climatique, ce type d’infection se multiplie : la hausse de la pluviométrie, la déforestation rapprochent les animaux sauvages des hommes et augmentent les risques infectieux. Le sentiment d’urgence s’accroit. Or sans les Asiatiques, rien ne peut se faire sur le climat car ils représentent plus de la moitié des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ils sont très menacés par les inondations, les sécheresses, les chaleurs extrêmes comme en Inde. En même temps, si l’Asie parvient à agir, elle sera décisive pour nous aider à sortir de l’impasse climatique.
L’aspect financier de ce basculement est très important également, avec le « Quoi qu’il en coûte » en Europe et aux États-Unis… Qu’est-ce à dire de l’Asie ?
Le choc financier se manifeste par la fuite en avant vers la dette des pays occidentaux, qui est d’une ampleur sans précédent. On ne sait pas où cela nous mène, et il va être très difficile de sortir de cette spirale de la dette. Or la Chine a pris la décision de ne pas pratiquer l’assouplissement quantitatif [politique monétaire par laquelle une banque centrale rachète massivement de la dette publique ou d’autres actifs financiers afin d’injecter de l’argent dans l’économie, réduire les taux d’intérêt et stimuler la croissance, NDLR]. On va donc vers deux approches de la politique monétaire : l’une fondée sur la dette et la création monétaire, l’autre sur des outils plus classiques. C’est une forme de rupture entre modes de financement qui sépare désormais l’Occident d’une partie de l’Asie. On ne sait pas ce que cette confrontation des approches va donner d’ici cinq à dix ans. De plus, la Chine se lance très activement dans le développement d’une monnaie digitale, dont l’un des objectifs est de se passer du dollar dans les transactions internationales.
Revenons plus précisément sur les déséquilibres entre l’Asie et le reste du monde que ce basculement né de la pandémie va accélérer, comme vous l’écrivez. Quels sont-ils ?
Le premier est flagrant : l’agilité dans la réponse à la pandémie. On a un groupe de pays d’Asie orientale avec des méthodes différentes certes, la Chine très autoritaire d’un côté et de l’autre, la Corée du Sud, Taïwan ou la Thaïlande. Mais tous ont su réagir très vite. Leurs chiffres de décès par habitant restent cent à deux cent fois moins élevés qu’en Occident. Ces pays ont su faire preuve d’une agilité remarquable face à un événement inédit. Ils avaient certes les expériences antérieures du SRAS et d’autres épidémies. Cependant, leur réaction fut extrêmement rapide. Dès le 31 décembre 2019, Taïwan alertait l’OMS sur une infection inquiétante en cours à Wuhan, et dès le 2 janvier instaurait un contrôle des avions venant de Chine. Alors que nous, en France et en Europe, nous n’avons pas compris ce qui nous attendait jusqu’à fin février 2020.
Le second élément est l’absence de demi-mesures. Ces pays ont agi de façon très ferme, sans débats internes majeurs, contrairement aux États-Unis et à l’Europe. Ce qui ne veut pas dire que les Asiatiques sont des gens obéissants. Mais ce sont des pays où l’on a une culture de l’urgence et de la collectivité plus forte que chez nous. Le Japon est un cas à part parce qu’il n’a pas pris les mêmes mesures que les autres, dans la mesure où le gouvernement central ne peut pas imposer légalement de confinement – ce sont les autorités locales qui en décident. Mais c’est un pays où la culture de la distanciation et la pratique des épidémies est forte, avec une habitude de se protéger et de protéger les autres.
Le troisième élément est l’agilité digitale. La Corée, la Chine et Taïwan ont mis très rapidement au point des applications numériques pour gérer la situation. En trois semaines, un mois, des applications de toutes sortes se sont cumulées et ont permis aux individus de savoir où se situaient les risques ou les pôles de contamination à éviter. De même, les tests ont été mis au point et rendus disponibles au public très rapidement. La réponse à travers la technologie a été plus rapide et efficace en Asie de l’Est qu’en Occident. La pandémie ayant été rapidement contenue, l’effet économique a été moindre et la relance plus rapide. Nous étions déjà fin 2020 sur des tendances de croissance à Taïwan, en Corée, en Chine et au Vietnam qui n’ont rien à voir avec l’Europe et l’Amérique du Nord. Certes, le reste du monde, et notamment les États-Unis, sont aussi en phase de relance aujourd’hui. Mais l’Asie a un coup d’avance, y compris sur l’essor du numérique. Elle a expérimenté à grande échelle de nombreuses solutions – commerce électronique, téléenseignement ou télémédecine – et elle va poursuivre sur cette lancée. À nous de rester dans la course.
Parmi les autres chocs de la pandémie, vous soulignez l’aspect social avec en particulier le retour de l’extrême pauvreté dans les pays d’Asie du Sud pour les réfugiés et les travailleurs migrants… Quelle est leur situation ?
D’après la Banque mondiale, les quatre cinquièmes des nouveaux pauvres asiatiques se trouvent en Asie du Sud. Au moment où le confinement a été mis en place, en Inde notamment, il a été décidé de façon autoritaire et sans préavis. Il a donc provoqué un chaos général. Les travailleurs informels vivent dans les bidonvilles des grandes villes indiennes et sont d’origine rurale. Ils sont partis sur les routes vers leurs villages et se sont contaminés entre eux. Il faut savoir qu’en Inde, plus de 70 % de l’emploi est informel. Du jour au lendemain, ces travailleurs ont perdu emploi et ressources, et dépendent de l’aide alimentaire. Après la fin du confinement, certains ont retrouvé du travail, mais l’Inde a perdu un an dans l’offre d’emplois aux douze millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché de l’emploi. La pauvreté a fait un bond, avec une perte moyenne de revenu du travail chiffrée par l’Organisation Internationale du Travail à 17 % en 2020.
Pour combattre l’impact social du coronavirus et créer, comme vous le recommandez, un « nouveau contrat social », l’idée d’un revenu universel revient en force. Est-ce que les pays d’Asie y songent ?
On parle surtout de « basic income » ou revenu de base, qui est proche du revenu universel, mais limité aux populations les plus pauvres. La Banque mondiale promeut déjà depuis dix ans les programmes de transferts financiers conditionnels, comme par exemple aux Philippines où 25 millions de personnes en bénéficient. Ce sont des allocations sous deux conditions : que les enfants aillent à l’école et que la famille fasse une visite médicale par an. Ces programmes sont également largement développés en Indonésie. On n’est donc pas très loin du concept de revenu de base. Certains responsables de l’ONU estiment nécessaire d’aller plus loin et d’introduire, pour les ménages pauvres, un revenu de base sans conditionnalités.
En Inde, l’État du Madhya Pradesh a expérimenté dès 2010 un revenu de base pour les agriculteurs. Le ministère indien des Finances a publié en 2016 un rapport détaillé analysant les coûts et les effets d’une telle mesure à l’échelle du pays, mais ce projet n’a pas été mise en œuvre par Narendra Modi. En Indonésie, Sri Mulyani Indrawati, ancienne ministre des Finances puis gouverneure de la Banque centrale, avait pris position pour le revenu de base en insistant sur les risques pour l’emploi de la généralisation des nouvelles technologies. Durant la pandémie, plusieurs pays d’Asie comme l’Inde ou le Cambodge ont réalisé des versements directs temporaires à leurs populations pauvres. Les débats sur le concept de revenu de base vont probablement se poursuivre dans différents pays d’Asie.
La Chine est parvenue à relancer rapidement son économie après le déconfinement du printemps 2020. Mais comment évaluer cette reprise ?
Cette reprise est réelle et on ne peut pas sérieusement la mettre en doute. Les données sur le commerce extérieur chinois par exemple sont vérifiables par les pays tiers. Il en est de même pour les prix de l’énergie et des matières premières, dont la remontée à l’automne 2020 est liée à la progression de la demande chinoise. Les doutes sur les chiffres portent aussi sur l’ampleur de l’épidémie en Chine. Ils étaient justifiés au début, et on sait qu’ils ont été très sous-estimés à Wuhan dans la phase initiale de la pandémie. Mais par la suite, ils sont devenus crédibles. Un exemple : les sociétés pharmaceutiques chinoises ont dû faire leurs tests cliniques de phase trois à l’étranger car il n’y avait plus assez de personnes contaminées pour le faire en Chine.
Comment expliquer la nouvelle stratégie de croissance de la Chine ? Il ne semble plus y avoir d’objectif annuel précis fixé par le gouvernement…
Il n’y en a pas eu en 2020 pour la première fois. Pour 2021, la cible de croissance a été fixée à au moins 6 % lors de la réunion de printemps des assemblées parlementaires. Le gouvernement a cru nécessaire de fixer un objectif chiffré qui reste prudent, car toutes les institutions internationales (FMI, OCDE ou Banque mondiale) tablent plutôt sur 8 % de croissance chinoise en 2021. Mais cet objectif de croissance n’est plus l’élément central qui mobilise toutes les forces du pays, notamment celles du parti communiste. Désormais, l’accent est mis davantage sur le qualitatif que sur le quantitatif. Dans les prévisions du gouvernement à l’horizon 2035, la croissance moyenne anticipée pour l’économie chinoise est de 4,7 % par an, ce qui traduit bien la baisse graduelle du rythme de croissance anticipée par les autorités chinoises. Quand la Chine a voulu lutter contre la crise financière de 2008 en investissant à tout crin, elle a obtenu de bons résultats en termes de croissance, mais à un prix très élevé pour l’environnement et pour la dette du pays. D’où un virage cette fois-ci vers une croissance plus modérée, mais que le gouvernement espère plus soutenable et moins créatrice de dette.
Parmi les stratégies de la Chine pour sortir plus forte économiquement de la crise sanitaire, Xi Jinping fait monter en puissance une théorie de la « circulation duale » fortement axée sur le marché intérieur. Cette stratégie ne fait-elle pas courir le risque au pays de s’enfermer dans un retour illusoire à l’autosuffisance, une sorte d’aventurisme détaché des réalités du commerce international ?
On peut se poser la question car le risque de dérapage existe si cette théorie est appliquée à la lettre. Mais cette théorie se fonde sur une réalité : les exportations chinoises représentaient 36 % du PIB en 2006, et 18 % seulement en 2019, soit une chute de moitié. La guerre commerciale avec les États-Unis ajoute un risque supplémentaire sur les perspectives d’exportation du pays. Par ailleurs, la demande intérieure a été multipliée par deux en moins de dix ans : c’est aujourd’hui le moteur principal de l’économie chinoise. Quand on regarde les relations avec le reste du monde, il n’y a pas, pour l’instant, d’indicateurs d’une dérive vers l’autosuffisance. En 2020, la Chine a été le premier pays d’accueil des investissements directs étrangers avec 163 milliards de dollars, un record, loin devant les États-Unis. Elle poursuit une politique de libéralisation des investissements et a accepté fin 2020 de signer un accord important avec l’Union européenne dans ce domaine. Il n’y a jamais eu autant d’investissements financiers américains en Chine qu’en ce moment. Les Chinois ne sont pas en train de fermer leur marché. Leur stratégie reflète un besoin de s’appuyer sur le vecteur principal qu’est la demande intérieure. Mais il n’est à ce stade pas question d’enfermer le pays dans l’autarcie, comme le fait la Corée du Nord.
Tout de même, la consommation intérieure en Chine est encore très loin de répondre aux objectifs de réorientation de son économie. Pourquoi les Chinois ne consomment-ils toujours pas comme les Américains ?
C’est le point faible des dirigeants chinois qui parlent beaucoup de ce recentrage sur le marché intérieur et la consommation, mais ne prennent pas de mesures fortes pour réussir cette transition. Ils conservent une préférence pour l’investissement, qui est plus facile à orchestrer en s’appuyant sur les entreprises d’État. Contrairement aux États-Unis qui ont axé leurs deux premiers plans de relance sur la consommation, les Chinois font une relance par l’offre, l’aide aux entreprises, les investissements dans les infrastructures de l’avenir comme l’intelligence artificielle, les centres digitaux, la 5G ou les semi-conducteurs. Résultat : l’argent va moins dans la poche des Chinois, ce qui freine leur consommation. Comme la protection sociale est relativement limitée, le taux d’épargne en Chine s’élève à 35 %, contre 15 % en France avant la crise actuelle. C’est presque le taux le plus élevé au monde. Les réglementations actuelles pénalisent les ménages. Par exemple la réglementation chinoise sur les taux prêteurs et emprunteurs favorise les banques au détriment des épargnants. Les paysans chinois ne reçoivent qu’une très faible rémunération pour leurs terres lors des expropriations réalisées par les collectivités locales, qui les revendent à des prix très élevés aux promoteurs immobiliers. Autant de pratiques qui freinent l’essor des revenus et de la consommation.
La guerre commerciale et technologique sino-américaine s’est amplifiée en parallèle – ou à cause – de la crise sanitaire. Face au découplage technologique enclenché par le gouvernement américain sous Donald Trump, notamment autour de l’interdiction de Huawei sur la 5G, comment la Chine peut-elle s’en sortir, elle qui dépend des puces électroniques fabriquées à l’étranger ?
Sur les semi-conducteurs, cela va être difficile car les Chinois ne produisent que 16 % des produits qu’ils consomment et dépendent à 84 % du reste du monde. SMIC, le leader chinois des puces électroniques, a un retard technologique de quatre à cinq ans sur le Taïwanais TSMC. Ce retard ne va pas se rattraper du jour au lendemain. Les équipements clés pour fabriquer les semi-conducteurs ne sont pas produits par les Chinois. Notamment les équipements de gravure de très haute précision pour faire les puces électroniques les plus performantes, qui sont produits par le néerlandais ASML. Les Chinois investissent massivement, ils recrutent des ingénieurs taïwanais, sud-coréens et autres, mais ils vont connaître quelques années difficiles. Cette guerre technologique va coûter cher à la Chine.
De l’autre côté, cette volonté américaine de découplage vis-à-vis de la Chine est-elle seulement réaliste ?
Elle est coûteuse pour les Américains aussi. Un rapport récent de l’AmCham, la Chambre américaine de commerce en Chine, analyse le cout du découplage : des centaines de milliards de dollars de pertes pour l’économie américaine en matière d’échanges commerciaux, d’échanges de personnes, d’investissements. Rappelons par exemple que les États-Unis comptent 370 000 étudiants chinois sur leur sol, qui rapportent 14 milliards de dollars aux universités américaines. Ces revenus risquent d’être réduits de moitié, selon l’AmCham. Par ailleurs, les transferts de royalties liées à la propriété intellectuelle venant de Chine sont importants. Ce n’est pas un jeu nécessairement gagnant pour les États-Unis. Il est en tous les cas coûteux pour les deux pays, et pour d’autres éagelement : les barrières mises en place par les Etats-Unis pour la réexportation vers la Chine des composants américains affecte en particulier les Sud-Coréens, les Taïwanais et les Japonais. Compte tenu de ces coûts potentiels élevés, des choix sélectifs vont être faits. Dans l’aéronautique par exemple, les Américains ont 45 % de part de marché en Chine : arrêter d’exporter vers ce pays serait extrêmement coûteux pour la filière aéronautique américaine. Ce n’est pas envisageable.
Dans ce monde qui bascule à cause de la pandémie, quelle est la place de l’Europe entre Washington et Pékin ?
L’Europe a eu elle-même ses propres déceptions avec la Chine. Notamment un dumping de l’industrie lourde chinoise sur le marché européen qui a beaucoup touché notre sidérurgie et notre chimie. Certaines acquisitions d’entreprises européennes par des Chinois dans des secteurs stratégiques ont interpellé. La Chine est un rival stratégique pour l’Europe mais nous sommes moins directement en confrontation dans le domaine des hautes technologies. L’Europe réussit par ailleurs beaucoup mieux en Chine que les États-Unis. Les exportations européennes sont deux fois supérieures aux exportations américaines vers le marché chinois. Et elles sont plus diversifiées : quand les Américains se concentrent sur la hight tech et l’aéronautique, les Européens vendent aussi des machines-outils, des automobiles, de la chimie, des biens de consommation. Ils exportent même dans le secteur de la santé : contrairement aux idées reçues, nos exportations de médicaments en Chine sont vingt fois supérieures aux exportations chinoises vers l’Europe.
Les Européens ont besoin de développer leurs investissements en Chine, qui font l’objet de nombreuses barrières, ce qui justifie l’accord signé fin 2020. Pour se développer sur le marché chinois, il faut être sur place. La négociation de cet accord a été laborieuse et a duré sept ans. Attendre les Américains comme le souhaitait Biden reviendrait à reporter de nouveau la négociation pour une durée indéterminée, alors que dans la compétition économique mondiale les intérêts européens ne se confondent pas avec ceux des Etats-Unis. Ce projet d’accord sur les investissements avec la Chine se situe tout à fait dans la logique « d’autonomie stratégique » recherchée par l’Union européenne.
N’y a-t-il pas cependant un problème de calendrier en ce moment pour la ratification de cet accord par le Parlement européen, avec la montée des antagonismes entre l’Occident et la Chine ?
En effet, les relations avec la Chine sont au plus bas avec les sanctions réciproques qui viennent d’être prises à propos de la répression des Ouïghours dans la province du Xinjiang, sanctions qui touchent certains parlementaires européens, comme Raphaël Glucksmann. Des débats sont à prévoir sur le contenu de l’accord. Les dispositions relatives aux droits de l’homme – le travail forcé par exemple et la ratification des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) – sont faibles. Une partie des engagements pris par la Chine sur la renonciation aux transferts de technologie forcés et sur la transparence des subventions aux entreprises publiques, devront évidemment être vérifiés dans le temps. La ratification par le Parlement européen doit intervenir début 2022 sous la présidence de la France, à quelques mois ou quelques semaines des élections françaises. Autant dire que tout cela va devenir très politique, avec une issue très incertaine si d’ici là la Chine ne donne aucun gage de bonne volonté.
À travers cet enjeu se pose la question fondamentale de savoir si nous sommes en mesure de faire le tri dans nos relations avec la Chine, entre les domaines de confrontation – droits de l’homme et désaccords géopolitiques – où nous sommes proches des Américains, les domaines de compétition, où nos intérêts divergent des intérêts américains, et les domaines de coopération avec la Chine comme la santé et le climat en particulier. Sur le climat justement, la Chine, c’est le tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre. On est obligé de travailler avec la Chine. Même les Américains y pensent : Joe Biden veut organiser un sommet sur le climat et Xi Jinping pourrait y participer. Dans le domaine de la santé, on a besoin des Chinois pour sortir de la crise du Covid-19 et vacciner le monde entier. Ils participent d’ailleurs à l’initiative COVAX de l’OMS en faveur des pays en développement tout en poursuivant en parallèle leur diplomatie bilatérale du vaccin.
En Asie-Pacifique, les pays de la région sont entre deux feux avec la « nouvelle guerre froide » sino-américaine. Ils ne veulent pas choisir entre deux blocs, écrivez-vous. À qui profite cette confrontation dans la région ? Est-ce que la Chine va arriver à mieux imposer ses ambitions aux pays asiatiques ?
La situation n’est pas tranchée. Il n’y a pas de bloc asiatique derrière la Chine. Prenons l’exemple de Huawei : le géant chinois a été écarté des marchés américain et européen, mais il ne fait pas non plus l’unanimité en Asie. Ni l’Inde, ni le Vietnam, ni Singapour, ni l’Indonésie ne l’ont choisi à ce stade pour la 5G. Les Asiatiques ne suivent pas d’un seul bloc la Chine et restent très prudents. Ils ont la même logique d’autonomie stratégique que l’Europe et ils nouent des alliances au cas par cas, en fonction de leurs priorités. La Chine reste fondamentalement solitaire, même si elle contrôle certains États vassaux comme le Laos ou le Cambodge – peut-être aussi la Birmanie actuellement – qui sont dans une situation de dépendance forte. Pékin a aussi quelques alliés traditionnels comme le Pakistan. Mais les Chinois restent principalement dans une logique solitaire de suzeraineté héritée de l’Empire.
Autre ambition pharaonique de la Chine de Xi Jinping, les « Nouvelles routes de la soie » semblent avoir accusé le coup de la pandémie. Qu’en est-il ? Quel est leur avenir ?
Il y avait déjà une fatigue des « Nouvelles routes de la soie » avant le coronavirus, dès 2019. Les Chinois avaient lancé énormément de projets et commençaient à cerner le risque de dettes excessives pour les pays concernés ainsi que les difficultés de réalisation de certains projets. Il existait un débat interne en Chine sur le sujet. La pandémie a rajouté une solide couche d’incertitudes. Nombre de projets ont été mis en suspens ou annulés. Certains pays comme le Pakistan ont un sérieux problème de dette encore accentué par la crise. Leur capacité à poursuivre les grands projets engagés avec la Chine est limitée. Les Chinois font aussi face à des demandes de rééchelonnement des dettes par certains pays africains. Ils vont procéder à une revue d’ensemble des leurs projets et se recentrer sur leurs priorités. Il reste deux domaines où les Chinois sont toujours à l’offensive : les vaccins et les systèmes de santé, ainsi que les « routes de la soie digitales », où la Chine tente d’imposer progressivement ses propres normes. À l’inverse, la Chine est sur la défensive en ce qui concerne le volet énergétique des « routes de la soie », où 90 % des investissements chinois concernent les énergies fossiles et notamment les centrales à charbon. Au total, les ‘Nouvelles routes de la soie » subissent un choc, mais demeurent l’un des axes forts de la stratégie chinoise d’internationalisation.
Propos recueillis par Joris Zylberman

À lire

Hubert Testard, Pandémie, le basculement du monde, Éditions de l’Aube, 2021.

Couverture du livre d'Hubert Testard, "Pandémie, le basculement du monde", éditions de l'Aube, 2021. (Source : Éditions de l'Aube)
Couverture du livre d'Hubert Testard, "Pandémie, le basculement du monde", éditions de l'Aube, 2021. (Source : Éditions de l'Aube)

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).