Economie
Analyse

Chine : la "circulation duale" de Xi Jinping ou le dangereux pari de la fermeture économique

Le président chinois Xi Jinping lors d'un colloque avec des économistes et des sociologues à Pékin, le 20 août 2020. (Source : SCMP)
Le président chinois Xi Jinping lors d'un colloque avec des économistes et des sociologues à Pékin, le 20 août 2020. (Source : SCMP)
C’est le prochain mot d’ordre, « la » réponse globale aux maux économiques de la Chine. Xi Jinping mise sur la « circulation duale » (双循环, shuang xunhuan) : la Chine doit réduire la place centrale de la demande étrangère (la « circulation internationale ») dans sa croissance économique, et stimuler la demande domestique (la « circulation interne ») pour mieux se protéger des chocs extérieurs. Mais cette idée-force rime aussi avec un choix politique net : un « virage à gauche » sans complexe. Rien à voir ici avec le « socialisme démocratique » de Jaurès et de Blum. La Chine s’enferme dans le néo-maoïsme : contrôle dominant de la société et de l’économie par le Parti, fermeture et autosuffisance.
La Chine se trouve à un moment critique, tant au plan politique qu’économique. Les décisions qui seront prises avant le XXème Congrès du Parti en 2022 consolideront la voie du développement de l’économie chinoise ainsi que sa position à l’intérieur de l’économie mondiale. Pour l’instant, le flou demeure : Pékin tient des discours contradictoires, parlant tour à tour d’autonomie et d’isolement puis d’assouplissement et d’ouverture dans le secteur financier depuis un certain temps. Alors que le reste du monde prend peu à peu conscience de sa dépendance à la Chine, pierre angulaire de la chaîne d’approvisionnement globale, Pékin a pris conscience de sa dépendance vis-à-vis des États-Unis.
Cela fait déjà un certain temps que la direction du Parti et certains universitaires chinois nous parlent d’autosuffisance et d’autonomie. De manière plus précise, le Parti a mis en avant le concept de « circulation interne » (内环, neihuan), parfois appelé « grand cycle domestique » (国内大循环, guonei daxunhuan). Comme souvent avec les slogans et les concepts du Parti, on reste dans le vague. Néanmoins, cette notion de « circulation interne » repose sur la double idée d’un État moteur principal de l’activité économique et d’une économie devant être stimulée de l’intérieur, notamment par le biais de la consommation nationale, contrairement à un modèle industriel orienté sur les exportations. Ce qui est en accord avec le modèle défendu par la « nouvelle gauche » chinoise, tel que le « modèle de Chongqing » sous Bo Xilai.
*La suite logique de cette expression est que « le Parti contrôle tout » (党管一切, dang guan yiqie). **Lors d’une conversation avec Ma Kai (马凯), vice-Premier ministre de 2013 à 2018, Xi lui avait demandé quel était l’organe le plus efficace dans la gestion de l’économie. Réponse de Ma : le Conseil d’État. Réaction de Xi : « Je ne pense pas » (我看未必).
La « circulation interne » est aussi une suite logique au principe selon lequel « les entreprises d’État avancent, le secteur privé recule » (国进民退, guojin mintui)*, lui aussi mis en avant par l’administration de Xi Jinping depuis 2013**. Dans cette optique, le pays doit devenir plus indépendant et autosuffisant afin de diminuer les risques liés au découplage avec d’autres États, en particulier ceux qui voudrait construire des usines et s’approvisionner ailleurs qu’en Chine. Cela doit permettre aussi d’atténuer les sanctions imposées à la Chine, comme avec les États-Unis depuis le début de la guerre commerciale. D’où l’importance du secteur public.
*Cf. le cas de Huawei et de sa technologie 5G à présent expulsée d’Europe et des États-Unis.
Plus largement, cette « circulation interne » s’inscrit dans les objectifs plus larges de développement économique intérieur de la Chine, tels que le « Made in China 2025 », ainsi que la volonté récemment affichée de développer certains secteurs stratégiques du pays. C’est que le gouvernement central craint de plus en plus les sanctions technologiques occidentales, et américaines en particulier, telles que les restrictions en matière de transfert de technologies, d’achat de technologies sensibles, d’achat de puces, mais aussi d’achat par des tiers de technologies chinoises*. Ainsi, Pékin a rédigé un plan national d’investissement pour les secteurs stratégiques, susceptibles de faire l’objet de sanctions, comme les télécommunications et les semi-conducteurs. Le gouvernement central gardera un rôle de « planificateur » limité sur le plan national – avec un grand niveau « d’interprétation » des politiques centrales au niveau provincial et sous-provincial. Les autorités centrales ont ainsi chargé les gouvernements locaux de « guider » les investissements vers ces secteurs dans leur juridiction respective.
Cette « délégation » de responsabilités pourrait avoir des conséquences importantes. À savoir détourner les investissements destinés aux infrastructures vers des secteurs stratégiques qui demeurent pour l’instant mal définis. Il est probable que les gouvernements locaux, du comté à la province, investissent dans un bon nombre d’entreprises dans l’un de ces secteurs stratégiques. Or ils ne sont pas capables de vérifier la crédibilité de l’ensemble des postulants et tenteront plutôt de dépenser l’argent comme Pékin l’entend. Autrement dit, la province ou la ville qui dépensera le plus et financera le plus de nouvelles compagnies fera bonne figure devant le Parti, que cela débouche ou non sur des résultats palpables. Comme toujours, le plan du gouvernement central semble excellent sur papier, mais dans la pratique, il risque de ne pas fonctionner. Et compte tenu du bilan des autorités locales jusqu’à présent, il est difficile de ne pas être sceptique sur les résultats futurs.

Bienfaits de l’interdépendance

Au lieu de procéder ainsi, le Parti pourrait revenir vers la voie des réformes tracée par Zhao Ziyang puis Zhu Rongji dans les années 1990. Le pouvoir central, qui a changé de cap vers une « économie dirigée par le Parti » et « nationalisée » depuis l’arrivée de Xi, aurait tout intérêt à écouter les recommandations des partisans de l’économie de marché et du secteur privé comme Wen Jiabao et plus récemment, Li Keqiang. Le PCC devrait libéraliser davantage son marché et son économie afin de rendre la Chine « trop grande pour faire faillite ». Ce point a d’ailleurs été soulevé début septembre par un groupe des chercheurs chinois au China Finance 40 Forum – soutenu directement par Liu He, vice-premier ministre et « M. Économie » de Xi Jinping.
Dans la mesure où les États-Unis et une grande partie de l’Occident sont de plus en plus hostiles à Pékin, se dissocier du reste du monde, en particulier des Américains, ferait tout bonnement les affaires du camp adverse. Au contraire, une intégration plus poussée de la Chine et de son marché dans l’économie mondiale – renforçant ainsi l’interdépendance – serait un choix politique beaucoup plus prudent et sensé. Dans un tel scénario, des sanctions financières contre la Chine ne l’affecteraient pas seulement, elles toucheraient l’ensemble de ses partenaires économiques – dont les États-Unis.
Ce type d’interdépendance joue aussi beaucoup sur la manière dont les compagnies étrangères se positionnent face à Pékin dans leur environnement politique national respectif. Par exemple, en août, lorsque l’administration Trump a voulu interdire Wechat, plusieurs grandes entreprises américaines, dont Apple et Walmart, s’y sont opposées. Car elles comptent sur Wechat pour annoncer, promouvoir et traiter leurs transactions en Chine. Ainsi, l’interdiction de cette application signifie pour elles une perte importante de profits alors qu’elles ont besoin d’un accès au marché chinois pour continuer leur expansion. Plus encore, elles ont besoin d’un marché chinois relativement « fort » afin de pouvoir écouler certains de leurs produits haut de gamme.
Si la Chine revient vers le chemin des réformes et s’intègre davantage à la chaîne d’approvisionnement mondiale, les sanctions et les menaces de sanctions devront tenir compte de leurs impacts sur l’ensemble de l’économie mondiale, et non pas uniquement sur la Chine. En fin de compte, le Parti se trouve à un moment critique : il doit choisir entre encourager l’autosuffisance et l’autonomie, d’une part et d’autre part, reprendre la voie des réformes de marché. Peu importe l’option choisie, chacune laissera certainement un goût amer à la direction du Parti.

Le Parti peut-il renoncer à contrôler l’économie ?

Considérons la première option : la mentalité économique fondée sur « l’autonomie » rappelle trop les malheurs de la Chine impériale. En particulier, la politique de « fermer les portes et verrouiller le pays » (闭关锁国, biguan suoguo) de la dynastie Qing durant laquelle la Chine est passée derrière les puissances occidentales en matière de technologie, entre autres. À l’époque, cette fermeture, en plus des nombreuses problématiques internes, a mis le pays sur le chemin du « siècle des humiliations ». Les franges plus conservatrices du Parti tentent aujourd’hui de se convaincre que la Chine est redevenue une superpuissance digne de ce nom, ravivant son passé glorieux, une superpuissance qui peut se permettre (à nouveau) de « fermer ses portes ».
Cependant, la Chine, qui tente maladroitement d’agir en superpuissance, demeure fragile et parfois loin derrière dans de multiples secteurs économiques clés. Et c’est en partie la raison pour laquelle le Parti oriente désormais ses investissements vers ces derniers. Or, il oublie souvent qu’un problème ne se résout pas à coup d’injections malhabiles de fonds, surtout lorsqu’il s’agit de quelque chose d’aussi complexe que l’innovation technologique. En plus, compte tenu de la structure de l’économie intérieure chinoise – la dépendance importante aux exportations -, la poursuite d’une économie fondée sur l’autosuffisance n’est pas une option réaliste. Dans l’histoire récente de la Chine, le développement a atteint son pic lorsque Pékin a choisi de coopérer et de s’ouvrir au reste du monde, tandis que la pauvreté et la stagnation ont gagné du terrain lorsque les dirigeants chinois se sont cru capables d’opérer indépendamment des autres nations. Le Grand Bond en avant en est l’exemple le plus extrême.
La seconde option, qui mettrait l’accent sur une plus grande ouverture du marché, comporterait une foule de risques et d’incertitudes que le Parti semble incapable de d’assumer, pour l’instant. Car une plus grande ouverture remet en cause la capacité du PCC à contrôler l’économie. Pourtant, ce dernier devrait savoir que ces risques et incertitudes font partie intégrante du développement d’une économie de calibre mondial. Les avantages d’une telle libéralisation sont également évidents. Outre les ressources et le temps qu’il pourrait gagner en laissant les forces du marché prendre en charge certaines problématiques économiques de base, le Parti pourrait s’atteler à créer un climat favorisant l’un de ses objectifs affichés depuis longtemps : l’innovation. Une économie plus ouverte, plus libre, plus compétitive y serait théoriquement beaucoup plus propice.
Bien entendu, cela impliquerait que le Parti diminue de manière drastique ses interventions dans l’économie ; chose plus facile à dire qu’à faire. Pour l’instant, le tout semble politiquement irréalisable. Sur le plan économique par contre, le Parti et les entreprises d’État pourraient, au lieu de diriger l’ensemble des activités économiques en Chine, jouer plutôt un rôle d’arbitre ou encore de soutien. Ce pas de côté permettrait à Pékin de souffler un peu et de se concentrer sur le développement d’une « société de moyenne aisance » (小康社会, xiaokang shehui) comme prévu dans le programme de Xi.
Alors que nous entrons dans le dernier trimestre 2020, le Parti, coincé entre les luttes factionnelles et la gestion des maux causées par la pandémie et le ralentissement économique, doit faire son introspection : les choix et décisions économiques d’ici 2022 dicteront les termes du développement ou de la stagnation économique de la Chine pour les décennies à venir. Malgré un retour en force de la « nouvelle gauche » au sein du Parti, ce dernier doit bien se rendre compte que sans développement, le système politique, dans ses modalités actuelles, ne pourra survivre. Un plus grand virage à gauche amènerait, au contraire, vers un système de style nord-coréen, où il n’existe pratiquement rien en dehors du politique.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.