Politique
Analyse

Pourquoi un Navalny chinois est impossible

(Source : Japan Times)
(Source : Japan Times)
Nombreux sont les Chinois qui ont osé défier le régime communiste depuis 1949. Tous ont été sévèrement châtiés. Au point que plus personne en Chine ne se risque à s’opposer au Parti communiste chinois. Ils savent bien que l’appareil répressif est tellement sophistiqué qu’ils seraient immédiatement identifiés et subiraient alors le même sort que leurs aînés.
Les exemples de dissidents qui ont osé défier frontalement le Parti sont légion. Parmi eux, le premier et sans doute le plus célèbre a été Wei Jingsheng (魏京生). Né en 1950 à Pékin, fils de hauts cadres communistes, ancien garde rouge pendant la Révolution culturelle alors qu’il était électricien au zoo de Pékin, il fut le symbole du premier mouvement de contestation et de revendications démocratiques en Chine. Pressenti à plusieurs reprises pour le prix Nobel de la paix, il reçut en 1996 le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit.
Lorsqu’en 1978, Deng Xiaoping annonce son programme des « Quatre modernisations » (agriculture, industrie, défense nationale, sciences et techniques), Wei Jingsheng y voit un début timide de « démaoïsation » et de libéralisation politique. Il se fait alors connaître pour son rôle directeur dans le « mouvement démocratique », le « printemps de Pékin » de 1979 : son dazibao affiché sur le Mur de la démocratie dans le quartier commerçant de Xidan à Pékin, réclame la « cinquième modernisation », la démocratie.
Il dénonce les réformes comme un leurre destiné à masquer la mise en place d’une nouvelle dictature communiste et attaque violemment les nouveaux responsables politiques chinois. Wei Jingsheng est arrêté le 29 mars 1979 pour avoir « divulgué des secrets d’État » puis condamné à 15 ans de prison au terme d’un procès inique. Une photo de lui pendant son procès est publiée : il y apparaît le crâne rasé, dans son habit pénitentiaire blanc, lisant debout son texte assurant sa défense. Le régime voulait de la sorte dissuader d’autres contestataires en puissance de suivre son exemple et tuer ainsi dans l’œuf toute velléité d’organiser des manifestations dans les milieux étudiants.

Promesses trahies

Mais à sa suite, le mouvement contestataire prend de l’ampleur à Pékin et ailleurs dans le pays. La mort avril 1989 du réformiste Hu Yaobang, ancien secrétaire général du Parti démis deux ans auparavant par Deng Xiaoping, galvanise les étudiants. Ils y voient des promesses trahies et s’interrogent sur la nature de son décès, officiellement d’une crise cardiaque. Il avait en effet promis une libéralisation politique.
Mais le régime réagit avec la plus grande fermeté. Au moment même de la présence à Pékin de Mikhaïl Gorbatchev en mai 1989, c’est la ligne dure du Parti qui l’emporte. Le 4 juin 1989, le Premier ministre Zhao Ziyang, lui-même partisan d’une libéralisation du régime, les larmes aux yeux, avait au petit matin imploré les dizaines de milliers d’étudiants rassemblés sur la place Tiananmen de mettre un terme à leur grève de la faim, quelques heures seulement avant la répression sanglante qui devait s’abattre sur les contestataires.
C’est le même Deng Xiaoping qui donna l’ordre à l’armée de tirer à balles réelles sur ces jeunes contestataires rassemblés sur l’immense place au cœur de la capitale chinoise. Le 4 juin 1989, la contestation étudiante était noyée dans le sang. Aucun bilan précis des victimes ne fut jamais publié par les autorités, mais ce massacre de la place Tiananmen fit, selon les témoins étrangers présents sur place, au moins 2 000 morts, suscitant une vague d’indignation dans le monde.
Ce mouvement a été le plus important de l’après-Révolution culturelle. Il est connu sous le nom de « mouvement du 4 juin » (六四运动) ou simplement « 6–4 » (六四). Cette désignation est calquée sur celle de deux autres manifestations : celle du 4 mai 1919 (nommée le « mouvement du 4 mai ») et celle du 5 avril 1976 (le « mouvement du 5 avril »). Le terme officiel utilisé par les autorités est « troubles politiques du printemps et de l’été 1989 » (春夏之交的政治風波). Les autres désignations que retiendra l’Histoire sont : « massacre de la place Tiananmen » (天安門大屠殺), « massacre du 4 juin » (六四大屠殺) ou encore « massacre de Pékin » (北京大屠殺).
Toutes ces expressions ont totalement disparu dans le narratif officiel en Chine, de même que dans l’ensemble des manuels scolaires ou des documents imprimés quels qu’ils soient. Ce sujet est d’ailleurs aujourd’hui encore un tabou. Personne n’en parle en public et la jeunesse en arrive même à ignorer son existence.

Liu Xiaobo, de Tiananmen au prix Nobel

Un autre dissident qui avait osé critiquer le Parti est Liu Xiaobo (刘晓波). Prix Nobel de la Paix en 2010, il est mort d’un cancer du foie en détention en 2017. Solidaire des contestataires de la place Tiananmen en 1989 (il se mit en grève de la faim pour dénoncer le durcissement du régime), Liu fit partie des intellectuels qui tentèrent une médiation entre les moins radicaux des étudiants et les autorités afin de protéger les manifestants. Accusé d’être l’un des instigateurs des « émeutes contre-révolutionnaires », il est arrêté dans la nuit du 6 juin puis condamné à un an et demi de prison.
Une fois libéré, il ne sera plus jamais autorisé à publier et à s’exprimer publiquement dans le pays. Président du Centre chinois indépendant (PEN) de 2003 à 2007, il est placé en détention le 8 décembre 2008, en réponse à sa participation à la Charte 08, un manifeste critiquant le régime autoritaire de Pékin. Il est formellement arrêté le 23 juin 2009 pour « incitation à la subversion du pouvoir de l’État ».
Après plus d’un an de détention, la Police armée du peuple l’accuse officiellement le 9 décembre 2009 et transmet son dossier aux procureurs. Le 25 décembre 2009, Liu Xiaobo est condamné à onze ans de prison pour « subversion », ce qui provoque de nombreuses réactions internationales dont Pékin ne tient aucun compte. Le 8 octobre 2010, le prix Nobel de la paix lui est attribué pour ses « efforts durables et non violents en faveur des droits de l’homme en Chine ». Il était le premier citoyen chinois à se voir attribuer un prix Nobel alors qu’il réside dans son pays. Mais bien que connu dans les milieux intellectuels et sur la scène internationale après avoir reçu son prix Nobel, la population chinoise dans sa très vaste majorité n’a aucune idée de qui il était.

Contrôle presque total de la population

La situation s’est considérablement aggravée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Aujourd’hui, le contrôle et la surveillance de la population est sans équivalent dans le monde, à l’exception de la Corée du Nord. Tout comme la Russie avait Alexeï Navalny, « toutes les nations ont leurs héros. Ceux-ci sont prêts à sacrifier leur vie pour la liberté du peuple, explique l’historien Wang Yaqiu dans les colonnes de The Diplomat. Certains se désolent du fait qu’un tel héros ne peut pas exister en Chine [car Navalny] pouvait au moins dire ce qu’il pensait. » Mais en Chine, cela n’est plus possible. En effet, les différences sont grandes entre les deux régimes russe et chinois.
Permettre à la population d’exprimer ses critiques était encore quelque peu possible en Russie ces derniers mois. En Chine, tout cela est rigoureusement impossible en raison du contrôle presque total de la population exercé par le PCC. « L’omniprésence du Parti communiste chinois dans les institutions, l’existence d’un appareil sécuritaire hyper sophistiqué, la présence d’informateurs partout, y compris dans les entreprises, l’interdiction de tout don privé [à des organisations pour la protection des droits humains], la nature très opaque du système judiciaire et l’absence d’un multipartisme qui serait même de façade » sont tels que toute contestation est rigoureusement exclue, souligne Wang Yaqiu.
« De ce fait, tout ce qui ressemblerait à ce que faisait Navalny sur Internet est impensable dans le contexte politique de la Chine, poursuit l’historien. Le PCC a pour priorité de réprimer toute forme d’association qui pourrait donner naissance à un mouvement politique. Tout contenu qui s’approcherait d’une critique anti-gouvernementale est supprimé presque aussitôt qu’il apparaît » sur les réseaux sociaux tant la censure est efficace tandis que tous les médias étrangers et les plateformes étrangères sont interdits. Depuis 2012, l’appareil répressif chinois est en effet toujours plus sophistiqué pour traquer tous les critiques du régime, tandis que les réseaux sociaux sont bâillonnés avec une efficacité toujours plus forte.

Armée d’espions

« Le système chinois de « répression préventive » vise à détecter et réduire au silence les critiques du régime à parti unique avant même qu’ils ne puissent organiser ou agir, analyse Pei Minxin, chercheur du Claremont McKenna College en Californie dans les colonnes du média japonais Nikkei Asia. Vous franchissez la ligne rouge invisible et la police va rapidement tambouriner à votre porte. » Le système de surveillance est devenu ultra sophistiqué avec la reconnaissance faciale, les centaines de millions de caméras qui identifient les citoyens dans les rues des villes, les plaques d’immatriculation des véhicules et leur propriétaire, des applications sur les smartphones d’une efficacité redoutable, des algorithmes qui détectent dans le seconde tout message sur Internet jugé subversif.
Pour parvenir à ses fins, poursuit le professeur Pei, le régime communiste dispose en outre d’une armée d’espions et d’agents secrets qui travaillent pour le ministère de la Sécurité d’État chargé des opérations d’espionnage et qui surveillent les étrangers en Chine, les Chinois à l’étranger de même que les minorités ethniques dont les Tibétains et les Ouïghours qu’ils soient en Chine ou à l’étranger. Mais le gros des agents de la police secrète sont employés par le ministère de la Sécurité publique dont tout particulièrement l’Unité de la protection civile (公民保护股). Les effectifs de la police politique chinoise sont confidentiels mais sont estimés entre 60 000 et 100 000 membres, soit un agent pour 14 000 à 23 000 habitants du pays, précise Pei Minxin.
S’ajoutent à ces forces de surveillance les membres de la police chargés de réprimer les grèves et les manifestations avant même qu’elles ne commencent. Il faut y ajouter les agents du régime dans les commissariats de quartier qui exercent une surveillance très étroite des habitants dont ils savent presque tout. Les agents de ces commissariats sont tenus de surveiller le « personnel clé », terme générique pour désigner ces millions de Chinois dont la police secrète possède un dossier, y compris les anciens condamnés, les suspects d’activités criminelles de même que ceux qui peuvent représenter une menace pour la « sécurité de l’État », note Pei Minxin.
Pour renforcer cette surveillance, l’appareil sécuritaire a recourt à des livreurs, des employés de magasins, des gardiens d’immeubles, des employés dans les hôtels, des étudiants dans les universités, des chauffeurs de taxi et des informateurs, tous dûment rétribués. Comme l’explique Pei Minxin, le régime emploie en outre des millions de membres du Parti et des volontaires chargés de surveiller des collègues, des voisins et de rapporter toutes activité suspecte. Le régime affirme combattre le crime, s’assurant ainsi de conserver son monopole du pouvoir. Aucune frontière ne sépare ces deux missions. « Cette complexité convient au Parti. Il a des yeux et des oreilles partout tout en évitant d’apparaître auprès du public comme un État policier qui puisse être comparé au KGB ou à la Stasi [dans l’ex-RDA] », remarque le Nikkei Asia.

Termes flous

Le 26 avril 2023, la commission permanente de l’Assemblée nationale populaire, traditionnellement aux ordres du régime, a adopté une modification de la loi sur l’espionnage en vigueur depuis le 1er juillet de la même année. Il étend de façon significative les prérogatives du gouvernement dans ce domaine et souligne le nouveau rôle des citoyens pour l’aider dans cette tâche. Le spectre des activités d’espionnage inclut désormais « les organisations assimilées à l’espionnage et leurs agents » et le fait de « voler, dérober, acheter ou se procurer […] tout document, donnée, matériel ou objet liés à la sécurité nationale et ses intérêts ». Ces motifs s’ajoutent aux « secrets d’État » et « renseignements » qui figuraient déjà dans l’ancienne loi.
Le National Counterintelligence and Security Center, l’agence du gouvernement américain chargée de définir les tâches des organisations chargées du contrespionnage, relève le flou volontairement entretenu par Pékin sur la définition de ces termes. Ils offrent de ce fait toute latitude aux autorités pour qualifier d’espionnage tout document ou matériel en fonction d’un arbitrage des plus ambigus. Cette loi représente « la possibilité de risques légaux ou une incertitude pour les entreprises étrangères, les journalistes, les universitaires et les chercheurs », indique l’agence américaine dans un texte publié le 22 septembre 2023 par la Library of Congress.
« Le ministère de la Sécurité d’État, en charge du renseignement, de la sécurité nationale et de la police secrète, assure que ces ajouts ne visent que les « actes illégaux » et pas les entreprises qui respectent les lois de la Chine [mais en réalité laissent] les acteurs étrangers [sur le sol chinois] dans l’incertitude sur ce qui est légal ou non. » En outre, cette loi vise également à associer la population à la lutte contre l’espionnage dans le but évident d’en rapporter toute activité dès les prémisses. Elle demande de façon explicite à tous les citoyens et toutes les organisations d’apporter leur concours actif au travail du gouvernement dans ce domaine, au risque sinon de conséquences graves. Les médias officiels sont de leur côté invités à prendre part à une campagne pour « éduquer [la population] au contre-espionnage ».
Beaucoup d’autres Chinois ont osé critiquer le système, exiger la fin du Parti et même demander la destitution de Xi Jinping. Ce fut le cas de ces étudiants qui défilaient dans les rues de Shanghai à l’automne 2021 pour protester contre la politique « zéro-Covid » imposée par Xi Jinping. Ils le firent à visage découvert devant les caméras, brandissant des pancartes blanches pour illustrer l’absence du droit d’expression dans leur pays. Ils savaient les risques qu’ils prenaient. Ils furent rapidement arrêtés. Certains ont arraché leur liberté en promettant de ne plus jamais le faire. D’autres ont tout simplement disparu.
Ainsi se développe en Chine un univers policier impitoyable où s’en prendre au Parti est devenu rigoureusement impossible. « Dans son célèbre roman 1984, George Orwell écrit : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé », rappelle Zhang Zhulin dans son ouvrage La société de surveillance made in China paru aux éditions de l’Aube. Journaliste à l’hebdomadaire Courrier International, il est formel : le peuple chinois est aujourd’hui « agenouillé » devant le contrôle intégral exercé par le système mis en place par son maître, Xi Jinping.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).