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Chine : Xi Jinping est-il en train de payer son soutien à Vladimir Poutine ?

Le président chinois Xi Jinping. (Source : HBR)
Le président chinois Xi Jinping. (Source : HBR)
La Chine soutient ardemment la Russie depuis le début de la guerre sanglante livrée par Vladimir Poutine à l’Ukraine. Mais ne risque-t-elle pas d’en payer le prix fort ? D’ores et déjà les États-Unis ont pris des mesures pour sanctionner certaines des entreprises chinoises qui aident l’armée russe au moment où l’économie en Chine traverse une crise inédite depuis des décennies.
Après la mort suspecte d’Alexeï Navalny dans sa prison en Sibérie le 16 février, Washington a annoncé le 23 février dernier pas moins de 500 nouvelles sanctions contre Moscou, dont certaines visent les entités chinoises qui aident la Russie. Déjà, certaines banques de Chine ont cessé leurs services offerts à leurs clients russes.
Les États-Unis ont promis aussi « dans les prochains jours » des « sanctions supplémentaires » contre l’Iran, proche allié de la Chine, en raison du soutien de Téhéran à l’offensive militaire russe en Ukraine. « Nous sommes prêts à aller plus loin si l’Iran fournit des missiles balistiques à la Russie, a déclaré John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale la Maison Blanche. Nous n’avons pas jusqu’ici de confirmation de livraisons de missiles de l’Iran à la Russie. »
Le 24 février, jour du deuxième anniversaire du déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine, les pays du G7 a quant à lui nommément ciblé la Chine, l’Iran et la Corée du Nord pour leur soutien logistique à la Russie dans cette guerre. Ils ont appelé Téhéran à « cesser » son aide et se sont inquiétés que des entreprises chinoises fournissent à Moscou des « composants pour des armes et des équipements pour des productions militaires ».

Missiles iraniens et nord-coréens

Selon Reuters, l’Iran a fourni à la Russie des centaines de puissants missiles balistiques sol-sol. Citant trois sources iraniennes, l’agence de presse britannique assure qu’environ 400 missiles ont été fournis par Téhéran, principalement des missiles à courte portée de la famille du Fateh-110, tels que le Zolfaghar – un missile transportable par la route et capable d’atteindre des cibles à une distance comprise entre 300 et 700 kilomètres. Les livraisons vers la Russie ont commencé début janvier, à la suite d’un accord finalisé fin 2023 lors de réunions à Téhéran et Moscou entre représentants militaires et sécuritaires des deux pays.
Un représentant de l’armée iranienne, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a indiqué qu’il y avait eu au moins quatre livraisons de missiles et que d’autres seraient effectuées dans les prochaines semaines. Certains des missiles ont été transportés par bateau, via la mer Caspienne, et d’autres par avion, a déclaré un autre représentant iranien de haut rang. « Il n’y a aucune raison de cacher cela. Nous sommes autorisés à exporter des armes à tout pays selon nos souhaits », a soutenu l’un des représentants.
Les restrictions imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies à l’Iran pour l’exportation de certains de ses missiles, drones et autres technologies, ont expiré en octobre dernier. Les États-Unis et l’Union européenne ont cependant maintenu des sanctions contre le programme balistique iranien du fait de craintes d’exportations d’armes vers les milices alliées à Téhéran au Moyen-Orient et vers la Russie. Début janvier, John Kirby avait déclaré que les États-Unis étaient préoccupés par le fait que la Russie était proche d’acquérir des missiles balistiques à courte portée auprès de l’Iran, en plus des missiles déjà obtenus par Moscou auprès de la Corée du Nord. Si les missiles balistiques fournis par Pyongyang se sont avérés peu fiables, les missiles iraniens de la famille du Fateh-110 et le Zolfaghar sont en revanche des armes de précision, soulignent les experts militaires occidentaux.
L’Ukraine a régulièrement demandé à l’Iran de ne plus fournir de drones à la Russie, alors que ces engins sont devenus l’une des marques de fabrique des attaques à longue portée menées par Moscou contre des villes et les infrastructures ukrainiennes. Selon l’armée de l’air ukrainienne, la Russie a lancé quelque 3 700 drones Shahed de fabrication iranienne et de technologie chinoise depuis le début de la guerre. Ces drones sont capables de parcourir des centaines de kilomètres et d’exploser à l’impact.
Après avoir dans un premier temps nié toute livraison de drones à la Russie, l’Iran a déclaré quelques mois plus tard avoir fourni un petit nombre de drones à Moscou avant que Vladimir Poutine ne lance son offensive en Ukraine en février 2022. Le pouvoir iranien s’évertue à renforcer ses liens avec la Russie et la Chine, espérant ainsi mieux résister aux sanctions américaines et réduire son isolement sur la scène internationale.
La question est encore plus sensible depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza en octobre dernier, l’Iran soutenant de longue date le mouvement terroriste Hamas palestinien. Téhéran nie toute implication dans l’attaque meurtrière du 7 octobre en Israël. L’Iran avait indiqué en novembre avoir finalisé les détails d’un accord prévoyant que Moscou lui fournisse des chasseurs russes Su-35, des hélicoptères d’attaque Mi-28 et des simulateurs de vol Yak-130 pour la formation des pilotes.

De futures sanctions américaines contre la Chine ?

Cette réunion du G7 était la première des chefs d’État et de gouvernement des pays membres (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Canada) sous présidence italienne. Pour cette occasion, la présidente du conseil italien Giorgia Meloni s’était rendue vendredi à Kiev avec à ses côtés son homologue canadien Justin Trudeau et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. La Corée du Nord a elle aussi été visée, le G7 condamnant « fermement les exportations nord-coréennes et la fourniture à la Russie de missiles balistiques nord-coréens » et appelant la « fin immédiate de telles activités ».
À Washington, les élus du Congrès envisagent d’imposer à Pékin des sanctions similaires à celles déjà infligées à Moscou. « La Chine doit comprendre que le même type de sanctions qui commencent à ébranler la productivité, les performances économiques et la qualité de vie en Russie peuvent également s’appliquer à la Chine, a ainsi déclaré Gerard Conolly, membre démocrate de la Commission des Affaires étrangères de la chambre des Représentants, à la chaîne américaine CNBC à Munich où il prenait part à la conférence annuelle sur la sécurité le 24 février. Et franchement, la Chine a beaucoup plus à perdre que la Russie. » De telles sanctions peuvent être décidées « très rapidement. J’espère que la seule menace [de ces sanctions] et le fait que les Européens sont très sérieux sur ce sujet […] pourront clarifier une certaine façon de penser à Pékin. Si de larges sanctions étaient infligées à la Chine, cela ferait réellement mal [en Chine]. Or ses performances économiques sont d’ores et déjà faibles. Ainsi j’espère que la Chine va soigneusement calculer qu’il y aura des conséquences à son soutien aux violences de la Russie commises en Ukraine. »
Les présidents chinois et russe Xi Jinping et Vladimir Poutine se disent être l’un et l’autre les « meilleurs amis » du monde. Mais ils se retrouvent aujourd’hui l’un et l’autre au pied du mur, situation qui les conduit à approfondir toujours davantage les liens entre leurs deux pays qui sont déjà « sans limites ». La guerre livrée depuis le 24 février 2022 par la Russie en Ukraine prend une dimension de plus en plus dangereuse avec un risque sérieux d’escalade militaire, au point que nombre de généraux occidentaux craignent une dérive irrationnelle de Vladimir Poutine avec la menace d’une guerre totale avec l’OTAN.
De son côté, Xi Jinping semble tous les jours davantage critiqué au sein de la direction communiste chinoise pour son exercice solitaire du pouvoir et ses nombreuses erreurs, au point qu’il pourrait être tenté un jour par une aventure militaire à Taïwan, là aussi une escalade des plus risquées avec un risque de conflagration mondiale.

Bénéfices chinois de la guerre en Ukraine

La réalité de la situation économique en Chine est dramatique. En témoigne le fait que les investissements étrangers ont dévissé pour tomber à un plancher jamais vu depuis 30 ans, selon des statistiques officielles chinoises diffusées dimanche 18 février. Ces chiffres témoignent d’une image de la Chine qui s’effondre dans les milieux économiques et financiers étrangers, conséquence d’une gouvernance consternante de la direction communiste sous la houlette de Xi Jinping.
Les investissements directs étrangers (IDE) ont totalisé 33 milliards de dollars en 2023, selon l’administration des douanes chinoises, en recul de 80 % comparé à 2022. Le contraste est saisissant avec l’enthousiasme dans le monde qu’avaient suscité les réformes économiques et la politique d’ouverture initiées en 1978 par Deng Xiaoping. Aujourd’hui, les investisseurs étrangers sont douchés par les restrictions draconiennes imposées par les autorités et une récente loi sur l’espionnage qui cible essentiellement les entreprises étrangères.
Ils sont de ce fait nombreux à faire leurs valises pour investir dans des pays plus sûrs. Les patrons d’entreprises étrangères basées en Chine expriment leur désarroi devant les difficultés majeures pour continuer à faire des affaires dans le pays. La défiance est la même pour les entreprises européennes ou japonaises, surtout après des opérations de police dans les locaux d’entreprises étrangères. En outre, un certain nombre de responsables d’entreprises étrangères ne peuvent plus quitter la Chine dans l’attente des résultats d’enquêtes menées par les autorités chinoises sur leurs activités soupçonnées d’avoir un caractère d’espionnage.
Le fait est là : l’accent étant mis depuis l’automne dernier sur la sécurité au détriment de l’économie, la Chine se referme sur le monde extérieur, tout particulièrement sur l’Occident. « La Chine s’assombrit en raison d’un lien qui change profondément avec l’Occident, souligne The Economist. La Chine se replie sur elle tandis que l’Occident doute d’elle. » De plus, son image étant aujourd’hui profondément ternie, les visiteurs étrangers sont de moins en moins nombreux à se rendre dans le pays du milieu. En 2023, le nombre d’entrées et de sorties du territoire chinois de voyageurs étrangers était inférieur de 62 millions comparé à 2019, une chute de plus de 63 %.
« Derrière ces chiffres se trouve une tendance plus profonde, ajoute l’hebdomadaire britannique. Sur le plan géopolitique, les trois années pendant lesquelles la Chine a fermé ses frontières pour éviter la propagation du virus et ses dirigeants sont restés chez eux, l’Occident, conduit par les États-Unis, a entrepris une remise à plat de sa façon de penser sur comment faire face à l’ascension de la Chine en tant que puissance globale. Xi Jinping aime à présenter son pays comme un champion de l’engagement global, selon lui « une tendance irréversible des temps présents » […]. Il avait insisté sur le fait que l’Amérique et la Chine « se tournent le dos l’un à l’autre n’est pas une option » lors de sa rencontre en novembre dernier avec le président américain Joe Biden en Californie. Or la Chine choisit le chemin opposé au fil du temps tandis que l’appareil répressif chinois est toujours plus efficace pour traquer et jeter en prison les critiques du régime. »
Il n’empêche, la Chine retire un bénéfice considérable de la guerre en Ukraine. « Poutine est dépendant de la Chine et la Russie est dépendante du bon vouloir de la Chine, martèle l’Américain Daniel Fried, ancien secrétaire d’État adjoint pour les Affaires européennes et asiatiques et aujourd’hui chercheur à l’Atlantic Council, cité par Politico. Cette dépendance fait de la Russie « un partenaire captif et junior de plus en plus désireux de collaborer avec Pékin », abonde de son côté Elbridge Colby, ancien secrétaire adjoint pour la défense et le développement de l’administration Trump, lui aussi cité par Politico.
Le gain pour la Chine est économique et commercial car elle se retrouve en position de force pour influencer la Russie dans des proportions inimaginables il y a encore deux ans. En effet, Pékin livre à Moscou la part du lion de ses importations en produits de consommation que la Russie ne peut plus importer de l’Occident en raison des sanctions infligées depuis le début de la guerre en Ukraine. Pour la Chine, elles lui permettent de s’approvisionner en pétrole et en gaz russes à des prix bradés.
Sur le plan géostratégique, cette guerre offre en outre aux Chinois une opportunité pour détourner l’attention mondiale de la situation à Taïwan. « Le soutien américain à l’Ukraine a permis à Pékin de détourner les États-Unis sur un second théâtre tandis que [la Chine] continue de renforcer sa puissance [militaire] » en vue d’une possible invasion de Taïwan, explique Elbridge Colby. L’accent mis par les forces américaines sur le théâtre ukrainien et la résilience de la Russie en dépit de son statut de paria international pourrait donner à Xi l’idée de mettre un jour à exécution ses menaces d’user de la force pour « réunifier » Taïwan. »

Prudence à Pékin

Mais il est de tradition à Zhongnanhai, le cœur du pouvoir politique à Pékin, de ne jamais prendre de risque inconsidéré dans le domaine géopolitique. Aussi la direction chinoise demeure-t-elle prudente, car la situation peut changer. « Si le régime de Poutine devait être menacé […] [les Chinois] pourraient réévaluer leur analyse des bénéfices et des coûts », estime Rick Waters, ancien secrétaire d’État adjoint et actuellement coordinateur de la China House du département d’État.
Signe de la prudence à Pékin face à une posture progressivement plus dure de l’administration Biden : trois des quatre premières banques d’État chinoises ont suspendu leurs services de paiement prodigués aux institutions financières russes, a indiqué le 21 février l’hebdomadaire Newsweek, citant le quotidien russe Izvestia. Cette mesure fait suite à une décision de l’administration Biden prise en décembre d’imposer des sanctions à toute institution financière qui se livrerait à des « transactions significatives » avec le complexe militaro-industriel russe.
Il reste que les États-Unis ne se font aucune illusion sur l’objectif ultime de la Chine communiste : supplanter l’Amérique sur la scène mondiale. L’administration Biden ne cesse d’avertir ses alliés sur les risques que posent les dernières initiatives annoncées par Pékin que sont la Global Security Initiative (GSI) et la Global Developement Initiative ». « La République populaire de Chine met en avant une vision alternative pour la gouvernance mondiale […] mais ces initiatives signifient l’abandon de nombreux principes qui sont à la base du système international », a déclaré le 21 février Daniel Kritenbrink, secrétaire d’État adjoint pour les affaires de l’Asie de l’Est et du Pacifique.
Tapis dans l’ombre, le régime de Pékin attend donc son heure et observe avec la plus grande attention le déroulement de la guerre en Ukraine et celle de l’armée israélienne à Gaza. Il ne manquera pas de noter le constat fait aujourd’hui par les autorités ukrainiennes que leurs stocks de munitions s’épuisent et que leurs forces armées perdent du terrain face à une armée russe puissante alimentée par une industrie militaire relancée à plein régime. Vladimir Poutine a clairement averti l’Occident que perdre la guerre en Ukraine était pour lui impensable.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).