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Chine : après Alibaba, Tencent dans le viseur de Xi Jinping ?

Le groupe Tencent, qui possède l'application WeChat, se trouve dans la tourmente avec la mise en examen de son vice-président Zhang Feng. (Source : Marketwatch)
Le groupe Tencent, qui possède l'application WeChat, se trouve dans la tourmente avec la mise en examen de son vice-président Zhang Feng. (Source : Marketwatch)
Le « nettoyage » politique par Xi Jinping des géants du numérique en Chine ne fait que commencer. Après « l’affaire Jack Ma » qui oblige Alibaba à un démantèlement qui ne dit pas encore son nom, c’est maintenant Tencent qui est inquiété. Le Parti a mis en examen le vice-président de ce groupe tentaculaire qui possède, entre autres, WeChat et ses services de e-paiement. En cause, une affaire de pots-de-vins liés à un partage de données numériques d’utilisateurs, mais surtout, des liaisons dangereuses présumées avec le clan de l’ancien président Jiang Zemin, que Xi Jinping cherche inlassablement à anéantir.
*Cela dit, le 2 février, Tencent annonçait déjà que plus de 100 personnes avaient violé son code de conduite, alors que 40 autres ont été laissés aux soins du ministère de la Sécurité publique. **Zhang avait été engagé pour gérer les relations entre la compagnie et les différents organes du Parti-État.
La semaine dernière, le monde de la FinTech en Chine a été une nouvelle fois ébranlé. Tencent annonçait qu’un de ses employés était sous le coup d’une enquête pour corruption ouverte par la Commission disciplinaire du Parti*. Or, Zhang Feng (张峰), vice-président de Tencent depuis 2018**, a été « emporté » (被带走) par cette même Commission aux alentours du 21 mai 2020, soit environ un mois après la chute de Sun Lijun lors de la purge menée par Xi Jinping dans la Sécurité publique. À l’époque, des rumeurs voulaient que Zhang Feng ait été impliqué dans cette affaire : il aurait partagé des informations liées à des utilisateurs de WeChat avec Sun Lijun. Il faut aussi rappeler que le président de Tencent, Ma Huateng (马化腾), avait été absent durant les « deux assemblées » du 21 au 28 mai 2020, un signal que quelque chose n’allait pas très bien au royaume de WeChat.
*Douyin est, depuis le 2 février, sur le pied de guerre contre Tencent par le biais de la nouvelle législation anti-monopole. La plainte a été déposée auprès du tribunal de la propriété intellectuelle de Pékin. Douyin cherche à obtenir 11,47 millions d’euros afin d’éponger ses pertes par rapport aux monopoles que représentent, selon le plaignant, WeChat et QQ.
La nouvelle, annoncée par Tencent, souligne aussi le fait que l’examen ne compromet en rien WeChat en Chine et à l’international. La chute potentielle de Zhang Feng pourrait entraîner des ramifications catastrophiques pour Tencent pour deux raisons : d’une part, le conglomérat est pursuivi en justice par la compagnie Douyin (抖音) et de l’autre, les nouvelles règles de visionnement en ligne affectent ses revenus*. Certains observateurs se demandent même si la mise au pas d’Ant, le bras financier d’Alibaba, n’était en fait qu’un coup d’essai pour le Parti et que l’expérience acquise lors de l’inspection et du « redressement » de Ant servirait à présent à s’occuper du cas de Tencent.
Ne l’oublions pas, Tencent est fortement impliqué dans le paiement numérique avec WeChat Pay (微信支付) ainsi que dans le jeu en ligne dans les médias numériques comme le streaming. En fait, Tencent, tout comme Alibaba, se retrouve à présent face au Parti qui tente de limiter le jeu en ligne depuis un moment déjà, d’enlever les smartphones des écoles, de limiter les pratiques parfois douteuses du live streaming et de se réapproprier le secteur du paiement numérique. Si ces rumeurs s’avéraient fondées – comme celles sur le financement de Ant Financial en novembre -, Xi Jinping pourrait décider de diriger l’appareil régulateur sur Tencent afin de « l’aider » à se « restructurer ».

Partisan ou ennemi de Xi Jinping ?

*Une intention réaffirmée lors du rapport du premier groupe d’inspection du Comité central le 8 février. Pour Xi, Meng Jianzhu est l’homme à abattre. Il est sans doute déjà assigné à résidence depuis avril sous la surveillance du régiment 61889 (connu sous le nom du bureau n°9 du ministère de la Sécurité publique ou encore le bureau de la sécurité centrale du Parti). Dans ce cas, Meng serait sous la tutelle de Yi Qingran (衣庆然), le chef des gardes du corps de la Commission Militaire Centrale.
Certaines rumeurs veulent que Zhang ait transmis des informations personnelles d’utilisateurs de WeChat à Sun Lijun. Or « l’affaire Sun Lijun » concerne aussi Gong Dao’an (龚道安), directeur de la Sécurité publique de Shanghai de 2017 à 2020, et Deng Huilin (邓恢林), directeur de la Sécurité publique de Chongqing de 2017 à 2020. Les trois hommes sont de proches associés de Meng Jianzhu, membre de la « bande de Shanghai », proche également de Zeng Qinghong et Zhou Yongkang, dont Xi tente depuis un moment déjà d’éradiquer l’influence*. Le numéro un chinois tente également de supprimer l’influence de l’ancienne garde du système des affaires politiques et légales.
*En 2010, Zhang était directeur de la 4ème section du 3ème bureau des cadres (bureau de l’éducation économique et technologique). En 2016, il était inspecteur adjoint pour le 3ème bureau.
À vrai dire, la question que le président chinois se pose est plutôt si oui ou non Zhang Feng a assisté Sun Lijun dans ses activités visant à déstabiliser le Parti. Et à ce stade, la réponse est loin d’être simple. Ce que l’on sait par contre, c’est que Zhang a passé un bon moment au département central de l’Organisation lorsqu’il était dirigé par Li Yuanchao de 2007 à 2012*. Cela dit, l’actuel vice-président de Tencent était à l’époque loin d’être proche de Li, encore moins d’autres membres clés de la « clique de Shanghai ».
*Proche notamment de Zhang Qingwei (张庆伟), secrétaire du Parti du Heilongjiang, Wang Wengtao (王文涛), actuel ministre du Commerce, Ma Xingrui (马兴瑞), gouverneur du Guangdong et Yuan Jiajun (袁家军), secrétaire du Parti pour le Zhejiang.
Regardons de plus près le parcours de Zhang. Il a travaillé un moment sous la direction de Rui Xiaowu (芮晓武), président de la China Electronics Corporation depuis 2011 et, surtout, proche de la « clique de l’aérospatiale »*. Avec un parcours aussi complexe, il n’est pas aisé d’étiqueter Zhang Feng comme membre de la clique de Jiang Zemin, comme faisant partie des mécontents ou des conspirateurs, ni non plus comme partisan de Xi Jinping. Certaines croisements existent certes, mais les preuves demeurent insuffisantes pour affirmer que Zhang était un associé de Sun Lijun. En revanche, il est possible qu’il ait tout simplement accepté des pots-de-vin pour avoir accès à certaines informations sans toutefois faire partie du cercle des initiés de Sun ou encore de Meng Jianzhu.

La question des données personnelles

Outre l’aide présumée qu’aurait offerte Zhang Feng à Sun Lijun, il reste l’épineuse question de la protection des données personnelles en Chine : Zhang a-t-il partagé illégalement des données privées ? Que disent les autorités chinoises en la matière ? Lors des « deux assemblées » de 2020, le Parti avait mis en avant des dispositions pour sécuriser le droit à la vie privée et la confidentialité des informations personnelles des Chinois. Bien entendu, ce genre de discours est ironique pour le Parti-État qui ne cesse de renforcer son appareil de surveillance. Les efforts pour mieux protéger la confidentialité des données dans le pays ont largement été perçus comme une manière de légitimer le secteur d’Internet au sens large, qui ne cesse de s’étendre. Ces efforts visent également à protéger les données des utilisateurs chinois à l’étranger, où elles sont très précieuses.
Cependant, l’esprit de ces dispositions et leur mise en place sont deux choses différentes. À ce titre, le Parti pénalise lourdement les infractions liées à la fuite de données sans toutefois se soumettre lui-même aux règles. Par exemple, le Parti a ordonné à une réserve naturelle de détruire les données collectées via la reconnaissance faciale, technologie que la réserve avait installée sans avertir les visiteurs. Au début janvier 2020, des citoyens avaient saisi la justice contre le Parc Safari de Hangzhou pour des raisons similaires. Aussi la cour trancha-t-elle en faveur des plaignants.
Le Parti semble vouloir farouchement protéger les données privés de ses citoyens, surtout contre des acteurs privés ou encore semi-privés. Ainsi la mise en œuvre de ces dispositions nous laisse entrevoir une volonté très claire du PCC : si les données ne sont pas utiles à la défense du Parti, elles ne doivent en aucun cas être disponibles pour d’autres. Partager des données devient alors très problématique. Les partager avec des individus qui ne soutiennent pas la cause du Parti relève presque de la trahison. Et si effectivement Zhang est reconnu coupable de ce « partage » de données, il faudrait s’attendre à ce que le Parti vienne « restructurer » Tencent à son avantage, tout comme Ant Financial l’a été.
Tencent pourrait-il devenir un second Ant ? Pas nécessairement. Cependant, la récente débâcle de l’application « dessiner l’enveloppe rouge » 画图红包 – dont l’un des puzzles pouvait être résolu en écrivant « Xi » (习), le nom de famille du président chinois – donne une raison supplémentaire au Parti de serrer une fois de plus la vis dans le secteur des technologies numériques. Par ailleurs, le président de Tencent ne s’est pas beaucoup manifesté depuis mai 2020. Il paraît même « absent » depuis un petit moment déjà. À suivre.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.