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Chine : quand Xi Jinping menace l'empire de Jack Ma

Le PDG d'Alibaba, Jack Ma, et le président chinois Xi Jinping. (Source : The Week)
Le PDG d'Alibaba, Jack Ma, et le président chinois Xi Jinping. (Source : The Week)
Pour continuer de consolider son emprise sur la Chine, Xi Jinping s’engage sans le dire dans une opération de « nettoyage politique » du secteur des nouvelles technologies. C’est ainsi que se comprend le surprenant coup de frein à l’entrée en bourse d’Ant Group, le bras financier d’Alibaba, géant du numérique fondé par Jack Ma. Pourquoi Xi s’attaque-t-il à l’empire du « Steve Jobs chinois » ? À cause de ses liaisons dangereuses avec « l’Ancien régime », le tentaculaire réseau de pouvoir de l’ex-président Jiang Zemin, que l’actuel numéro un chinois cherche à éradiquer depuis son arrivée au pouvoir.
Les investisseurs parlaient déjà de retours incroyables. En août dernier, le groupe Ant (蚂蚁集团, Ant Financial) déclarait son intention d’entrer aux bourses de Shanghai et de Hong Kong. Déjà, Pékin avait commencé à parler d’économie « à cycle interne », annonçant un resserrement de la part des autorités financières chinoises. S’ajoutaient une volonté de contrôler davantage les risques systémiques sur l’ensemble de son système bancaire et financier, par de nouvelles réglementions et le lancement de la monnaie numérique souveraine. Cette dernière, qui vient « étrangler » progressivement les services comme Alipay et WeChat Pay, se veut non seulement un instrument de contrôle pour la banque centrale (PBoC), mais aussi de « protection » pour les paiements virtuels qui étaient alors entre les mains d’institutions devenues de facto des banques, sans pourtant en avoir le droit au départ. C’est dans ce contexte que s’inscrit la tentative récente d’introduction en bourse d’Ant Financial : lever des capitaux pour sortir de ce secteur, du moins en Chine continentale.
Mais alors que les investisseurs se tenaient prêts pour cet événement, telle ne fut pas leur surprise lorsque Pékin, le 3 novembre, freina cette démarche. Jack Ma et son équipe furent convoqués par le gouvernement, qui justifia sa décision par « l’environnement réglementaire ».
*Depuis, JD.com est retourné à 348,63 HHD (plus de 95 % sa valeur d’origine). Ces cinq derniers jours, Alibaba est coincé à seulement environ 89 % de sa valeur.
La semaine dernière, Pékin est revenu à la charge en parlant de réglementations « antimonopole » dans le secteur du livestreaming, appartenant notamment à Alibaba et à JD.com (Jingdong). Ce discours pro-régulation de la part des autorités fit perdre 41,8 HKD au titre d’Alibaba et 62,4 HKD à celui de JD.com en l’espace de trois jours, du 9 au 12 novembre*.
Une chose est certaine, le coup sera dur pour Jack Ma qui, en utilisant le poids d’Alibaba, se pensait dans une meilleure position que Ren Zhiqiang (任志强), ou de Wu Xiaohui (吴小晖), mari de la petite-fille de Deng Xiaoping et PDG disgracié du groupe d’assurance Anbang.

Plus de régulations

Les régulateurs au plus haut niveau, comme la Commission pour la stabilité financière et le développement dirigée par Liu He, le vice-premier ministre, avaient déjà demandé à Ma de ralentir. Surtout au regard des risques systémiques pour le système financier chinois que posent les plateformes de paiement comme Alipay – qui pour ainsi dire monopolisent le secteur du paiement en ligne et du e-commerce.
*Il était même allé jusqu’à dire que le « système » financier chinois n’en est pas vraiment un, attaquant ainsi directement la légitimité des autorités financières et bancaires.
Trouvant le « système financier et bancaire » chinois archaïque et entravant l’innovation*, Jack Ma, lors d’un passage à Shanghai à la fin du mois d’octobre, décida de faire cavalier seul. Et de critiquer la nouvelle orientation de Pékin sur une gestion renouvelée des risques dans le secteur, objectif de premier plan pour le Parti qui peine à gérer les situations comme celles de la Baoshang Bank (包商银行), de la Hengfeng Bank (恒丰银行) et de la Jinzhou Bank (锦州银行).
Les banques de commerces régionales ont grandement érodé la patience et la tolérance de Pékin à l’égard des acteurs fautifs, susceptibles de déstabiliser le système dans son entier. Ce faisant, les commentaires de Wang Qishan lors Bund Summit 2020 à Shanghai à la fin du mois d’octobre annonçaient l’évitement du risque et l’économie du « cycle interne ». Ces remarques se sont retrouvés aux antipodes des propos de Jack Ma. Pourtant, ce dernier, un habitué de la politique du Parti – comme Ren Zhiqiang et Wu Xiaohui avant lui –, aurait dû savoir que l’heure n’était pas à la critique des autorités centrales. Et de fait, cette attitude cavalière vient de coûter très cher au fondateur d’Alibaba qui pensait avoir suffisamment de leviers pour « répondre » à Pékin.

Liaisons avec « l’Ancien régime »

Outre l’intervention directe des autorités centrales pour des raisons de « sécurité », il faut savoir qu’Alibaba et Ant Financial se trouvent au cœur des disputes entre les factions du Parti depuis un moment déjà. Le secteur du paiement électronique, tout comme les télécommunications, les technologies de l’information ou même l’aérospatial, ont un dénominateur commun : Jiang Mianheng (江绵恒), le fils de l’ancien président Jiang Zemin. Il est connu que Jiang fils est l’architecte de China Telecom, de China Mobile et bien d’autres. À ce titre, il n’est pas surprenant que l’on retrouve parmi les investisseurs du Groupe Ant, une société d’investissement nommée Boyu (博裕投资), prétendument dirigée par un certain Jiang Zhicheng (江志成), le fils de Jiang Mianheng.
Le groupe de Jack Ma semble aussi avoir le soutien de la famille de Chen Yun (陈云), directeur de la Commission consultative du Parti de 1987 à 1995 et contrepoids conservateur à Deng Xiaoping durant les années 1980. Proche du beau-père Wang Qishan, Yao Yilin 姚依林, Chen aurait connu le père de Jack Ma, Ma Laifa (马来法), une figure importante de la scène artistique au Zhejiang au début des années 1960. Ma Laifa est un vétéran des arts traditionnels devenu après 1999 responsable de la protection du patrimoine culturel et de l’art populaire de la province. Et c’est le parcours dans les arts dans la région de Suzhou-Hangzhou qui a permis au père de Jack Ma de côtoyer du personnel politique durant sa carrière.
*Jack Ma est né en 1964. Certains suggèrent son père aurait donné le prénom Yun à son fils en l’honneur de son bienfaiteur, Chen Yun. **Zhu Jiamu, Chi Aiping et Zhao Shigang, Chen Yun, Pékin : Central Party Literature Press, 1999.
Critiqué durant le Grand Bond en avant, Chen Yun décida en mars 1962* de ne pas retourner à Qingpu, sa ville natale, un district de Shanghai autrefois intégré au Jiangsu, mais plutôt de s’arrêter à Hangzhou pour récupérer* – il n’était pas en bonne santé à l’époque. Durant sa convalescence, Chen fréquenta les librairie Dahua et Sanyuan, où il pouvait écouter du pingtan (评弹), une variété régionale d’art musical et narratif traditionnelle. C’est là qu’il rencontra Ma Laifa. Chen retournera à Hangzhou presque tous les ans par la suite, y demeurant parfois plus d’un mois. Il aidera même à organiser des événements liés au pingtan dans la région, surtout durant les années 1980.
*C’est sans parler du prêt de 20 milliards de dollars à ZTE, compagnie fondée en 1985 par Hou Weigui (侯为贵), un associé de Jiang Zemin. **À l’époque, la banque détenait aussi des parts d’Alibaba.
Ces liens entre Chen Yun, Ma Laifa puis entre Chen Yuan (陈元), fils de Chen Yun, et Ma Yun (alias Jack Ma), fils de Ma Laifa, a grandement aidé au lancement de la compagnie Alibaba. Chen Yuan, qui fut à la tête de la Banque de Développement chinoise (国家开发银行) de 1998 à 2013, prêta aussi en 2012 1 milliard de dollars à Alibaba* pour que la compagnie acquiert des parts de Yahoo**. En 2015, Ant leva ainsi 4,5 milliards de dollars après un tour de table auquel la Banque de Développement participa. C’est donc peu de dire que Chen Yuan aida Jack Ma à faire décoller Alibaba.
*Xi Jinping est très près de Chen Yun sur le plan idéologique, surtout sur le « droit » et le « devoir » des enfants du Parti de gouverner et diriger le pays. **PDG du groupe Huayuan jusqu’à sa chute en automne 2020.
Mais alors Chen Yun et son fils sont-ils un problème pour Xi Jinping ? En fait, Chen Yun, du moins tout au long des années 1980 et au début 1990, s’est rangé du côté de Jiang Zemin*. D’ailleurs, c’est grâce à l’aide de Chen que Jiang est devenu secrétaire général du Parti en 1989. Quant à Chen Yuan, il fut le premier dirigeant du groupe Huayuan en 1984 (alors nommé Beijing Huayuan Group) et connaît très bien Ren Zhiqiang**, son père Ren Quansheng et bien sûr le beau-fils de Yao Yilin (le patron de Ren Quansheng), c’est-à-dire Wang Qishan. Ce faisant, Chen Yuan, malgré les penchants conservateurs de son père, demeure proche des « libéraux » de la deuxième génération de rouges (红二代). Chen Yuan fait aussi partie des rares à avoir essayer de discuter avec Xi des conséquences de la guerre commerciale avec les États-Unis.
En ce sens, Alibaba et Ant représentent « l’Ancien régime », l’argent de la famille de Jiang Zemin, mais aussi le soutien de la seconde génération de rouge, deux groupes d’individus qui font partie des « mécontents » et avec qui Xi est en froid. La problématique de la stabilité financière semble alors tomber à pic pour le numéro un chinois qui cherche toujours à se débarrasser des autres réseaux.

La régulation comme arme

*Le cadre envoyé pour « retourner en Mongolie-Intérieure », afin de passer en revue 20 ans de paperasse, est Ning Yanling (宁延令), l’un des « secrétaires particuliers » (mishu) de Wang Qishan qui avait été nommé directeur du 8e groupe d’inspection de la Commission disciplinaire en 2014 pour enquêter sur China Unicom – une autre compagnie de télécom proche de Jiang Mianheng.
En fait, dans l’optique du recentrement de l’économie nationale, la réduction des risques systémiques est l’une des priorités du régime chinois. Cependant, blesser les autres factions est aussi une priorité de Xi Jinping. Après avoir torpillé le système mis en place sous Jiang Zemin puis consolidé sous Hu Jintao dans le secteur de l’énergie (pétrole, charbon, bois et autres minéraux), quoi de mieux que de viser les secteurs de hautes technologies* ?
Ce n’est pas pour rien qu’Alibaba a opéré son introduction boursière en 2014. La position de Xi à l’égard de « l’Ancien régime » était encore relativement ambiguë. La compagnie de Jack Ma ne cesse depuis de devenir « too big to fail » en monopolisant presque certaines chaînes d’approvisionnement et bien sûr, les modes de paiement. Ce n’est pas non plus pour rien qu’Ant Financial tente de « sortir de Chine » depuis 2017, où elle est complètement à la merci de Pékin.
*Les mécontents pourraient l’utiliser pour déstabiliser Xi.
Pékin a décidé d’orienter le pays vers « l’autonomie et l’autosuffisance ». Les autorités vont donc mettre l’accent sur le « contrôle des risques », surtout dans le cas d’une compagnie liée à l’Ancien régime »* et jugée « trop grande pour faire faillite ». N’oublions pas non plus qu’Alipay et Alibaba monopolisent deux des secteurs, l’e-paiement et l’e-commerce, qui vont au-delà des risques simplement financiers. En ce sens, Pékin risque de camper encore plus sur sa position : plus de réglementation et de stabilité, surtout au regard de l’histoire de la société-mère. Aussi de dire, la Chine tente à l’heure actuelle d’ouvrir certaines parties de son marché financier aux acteurs étrangers et se doit de mettre en place une réglementation mieux adaptée aux nouveaux types de risques. Malheureusement, à l’heure actuelle, Alipay – sans parler de ses filiales à l’étranger sous d’autres noms – représente déjà trop de risques pour le Parti-État – blanchiment, prêts douteux et autres. Des risques dont le pouvoir central pourrait vouloir se débarrasser compte tenu des relations de Jack Ma. Dans cette optique, le lancement du yuan numérique était un premier pas dans le projet de « désarmer » Alibaba.
Pour l’instant, Alibaba, Alipay et Ant ne disparaîtront pas. Même si les journaux chinois ont mis un coup de projecteur sur Jack Ma, jurant que la Chine produirait non seulement « d’autres Jack » mais des entrepreneurs encore plus innovants que lui. En outre, démanteler les compagnies liées à Alibaba serait un cauchemar pour les autorités qui ont déjà de la difficulté à gérer les sanctions américaines et les vagues de faillite sur le sol chinois. Cependant, il n’est pas dit que les autorités financières ne tenteront pas de serrer encore plus la vis à Alibaba dans les semaines qui viennent.
Xi Jinping voudra certainement continuer d’utiliser la Commission pour la stabilité financière et le développement afin de procéder aux « recouvrements de dettes », tant sur le plan monétaire que politique, de certaines compagnies proches de « l’Ancien régime » à des fins de sécurité politique jusqu’à 2022. Il s’agira pour lui d’avoir le champ libre pour réaliser sa « vision 2035 ». Ainsi, le système de réglementation pourrait devenir une sorte de deuxième Commission disciplinaire pour Xi Jinping.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.