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Chine : le yuan numérique, la fraude et les géants du paiement mobile

Le projet pilote de yuan numérique a déjà été testé à Shenzhen, Chengdu, Suzhou ainsi que dans la nouvelle zone de Xiong'an près de Pékin. (Source : Asia Nikkei)
Le projet pilote de yuan numérique a déjà été testé à Shenzhen, Chengdu, Suzhou ainsi que dans la nouvelle zone de Xiong'an près de Pékin. (Source : Asia Nikkei)
La Chine est en passe de devenir le premier pays à se doter d’une monnaie numérique souveraine. Un moyen de mieux réguler les fraudes. Une mauvaise nouvelle pour les leaders non étatiques de l’e-payment, Alipay et WeChat Pay.
*DCEP pour Digital Currency Electronic Payment.
Le projet d’une monnaie numérique souveraine chinoise, appelée « Paiement électronique en monnaie digitale »*, a été annoncé pour la première fois à la fin du mois d’avril dernier. S’en est suivi un programme pilote lancé au début du mois de mai. Dans les premiers jours d’août, la Banque centrale de Chine (PBoC) a créé une filiale qui serait directement responsable du projet de monnaie numérique souveraine, signalant ainsi au marché le succès du projet pilote initial et la confiance de la banque centrale pour déployer ce systèmemonétaire au plus vite et massivement. À l’heure actuelle, le projet pilote a déjà été testé à Shenzhen, Chengdu, Suzhou ainsi que dans la nouvelle zone de Xiong’an près de Pékin. Cette nouvelle expansion engloberait la région de Pékin-Tianjin-Hebei, le delta du fleuve Yangzi et la région de la grande baie (Guangdong-Hong Kong-Macao).
*Agricultural Bank of China, Industrial and Commercial Bank of China (ICBC), China Construction Bank et Bank of China.
En plus de ce programme d’expansion, le projet de monnaie numérique se propage lentement dans le milieu des affaires. Non seulement les « quatre grandes » banques* du pays ont commencé à proposer le yuan numérique sur leurs propres plateformes bancaires mobiles, mais Didi Chuxing, le géant chinois des VTC, a signé un accord de partenariat avec la PBoC au début août afin de pouvoir utiliser cette nouvelle monnaie numérique sur sa plateforme. Il ne serait pas surprenant de voir de plus en plus d’entreprises du secteur tertiaire faire la queue pour adhérer à ce programme.

La PBoC déchaînée : de la poigne pour resserrer le marché ?

Peu de temps après que la PBoC eut annoncé l’extension de son programme de monnaie numérique souverain, les médias étrangers spécialiste de la finance, tels que le Financial Times et le Coin Telegraph, se sont immédiatement mis à spéculer sur l’avenir du paiement numérique en Chine. Ils ont fait allusion, de manière presque indélicate, au défi de taille que représente cette monnaie pour Alipay et Wechat Pay, les acteurs dominant le paiement électronique en Chine. L’argument mis en est de dire qu’une fois la monnaie numérique souveraine de la PBoC déployée et intégrée au marché intérieur, les consommateurs n’auront plus besoin d’utiliser d’autres plateformes, surtout si la Banque centrale met en place sa propre plateforme ou intègre sa monnaie numérique dans les plateformes existantes déjà utilisées par les grandes banques commerciales (ce qui est justement en train de se produire).
Pour l’instant, il semble que la voie la plus efficace pour la PBoC consisterait simplement à intégrer davantage le programme de monnaie numérique avec les plateformes existantes utilisées par les banques commerciales du pays. À ce stade, il convient de réfléchir aux avantages qu’Alipay et Wechat Pay ont encore à offrir aux clients pour les convaincre de rester sur leur plateforme, au lieu de simplement passer aux applications mobiles proposées par les banques commerciales – qu’ils ont déjà en grande partie sur leur appareil mobile. La plateforme de la PBoC pourrait simplement finir par forcer Alipay et Wechat Pay à innover et à trouver un autre secteur de marché à occuper, tout comme ils l’avaient déjà fait dans le cas du secteur des paiements numériques.
*N’oublions pas que tôt ou tard, Ant Financial sera transféré dans les indices de référence à Hong Kong ainsi que sur le continent et fera partie des principaux fonds et portfolios pour négocier et échanger en bourse et ce, un peu partout dans le monde. En ce sens, les titres de Ant Financial deviendront sous peu très liquides.
Il est intéressant de noter qu’à la fin du mois d’août, le groupe de services financiers Ant Financial (蚂蚁金服), la société mère d’Alipay, a demandé une double cotation sur les bourses de Shanghai et de Hong Kong. Hormis la taille de cette introduction en bourse, une cotation publique d’Ant Financial lui donnera, dans une large mesure, un coussin important en matière de capital si ses revenus en provenance du traitement des paiements chutent en raison de la nouvelle monnaie souveraine sur le marché. En fait, la possibilité pour Ant Financial de lever des capitaux sur deux bourses différentes* lui donne amplement la possibilité de se retirer du secteur des paiements électroniques s’il le souhaite ou si cela devient nécessaire.
Bien entendu, la défaite annoncée d’Alipay et de Wechat Pay face à la monnaie numérique souveraine de la PBoC n’est en aucun cas chose certaine. Pour l’instant, les détails concernant cette monnaie sont encore peu nombreux. Cela dit, la prochaine entrée boursière d’Ant Financial et le fait qu’Alibaba et Tencent, la société-mère de Wechat Pay – soient cotées en bourse, montrent que ces compagnies ont entamé depuis longtemps un processus de diversification de leurs activités.

Une monnaie souveraine pour stimuler la réglementation

*On pourrait aussi penser ici à la faillite de la commerciale Baoshang Bank début août. La plateforme pour la monnaie numérique souveraine de la PBoC aurait pu, dans ce cas, permettre aux régulateurs de suivre de plus près les dépôts des clients de la banque et d’assurer un processus beaucoup plus fluide de retour de ces dépôts aux clients.
Alors que la Chine continue d’ouvrir son important – et souvent mal desservi – secteur financier, les autorités gouvernementales et régulatrices doivent être renforcées pour gérer une offre de produits financiers de plus en plus complexe et diversifiée, en plus de l’afflux d’institutions financières étrangères. Dans ce contexte, le Parti-État n’aura d’autre choix que de s’en remettre aux réglementations ainsi qu’à ses institutions régulatrices en plus de devoir développer un cadre juridique mieux adapté à la finance « complexe ». Ce cadre devra être développé non seulement pour rassurer les investisseurs et les compagnies étrangères – pris entre les sanctions américaines et la Chine – sur le fait que leur argent est en sécurité en Chine, mais aussi pour améliorer l’efficacité globale du marché – qui est parfois très dysfonctionnel en République populaire)*.
Un bon exemple de changements dans la structure régulatrice est la montée en force des entreprises de paiement numérique, coplée à la chute des plateformes de prêts entre particuliers peer-to-peer. Dans les deux cas, un marché inefficace – les consommateurs étant mal desservis – a conduit au développement de plateformes privées de paiement numérique, telles qu’Alipay et Wechat Pay.
Pendant un certain temps, ces plateformes ont fonctionné en dehors du joug de l’appareil régulateur – et donc avec moins de contraintes. Ce qui leur a permis, il est vrai, d’innover davantage. Les autorités n’avaient pas alors ressenti un besoin urgent de réglementer ce qui était considéré comme une simple application mobile capable de traiter les paiements. Cela dit, ces plateformes, y compris celles favorisant les prêts entre particuliers, étaient devenues de facto des banques capables d’offrir de l’intérêt sur l’épargne, d’élaborer des produits d’investissement et d’émettre des prêts à petite échelle. Wechat Pay en est un parfait exemple : pendant un certain temps, la plateforme a proposé des comptes de dépôt à terme avec des taux d’intérêt relativement élevés – meilleurs dans certains cas que les taux offerts par n’importe quelle banque commerciale. Wechat Pay permettait également au client de retirer des fonds du compte de dépôt à terme à n’importe quel moment.
C’est à ce moment que les autorités et les organes régulateurs sont intervenus pour ordonner à toute plateforme de paiement offrant de l’intérêt sur épargne de séparer ces opérations de son activité de traitement des paiements. Les institutions responsables de la réglementation ont également forcé les plateformes qui procédaient à des opérations bancaires à déposer une demande de licence bancaire. Ainsi, même si la PBoC ne chassait pas formellement du marché ces plateformes de paiement, un autre scénario pourrait se produire : l’environnement réglementaire deviendrait si strict et rigide qu’il ne ferait plus sens pour Alipay et Wechat Pay d’opérer dans ce secteur.
Nous devons également considérer cette monnaie numérique souveraine dans le contexte du nouveau régime d’imposition (sur le revenu à portée globale) annoncé par le Parti-État. Cette monnaie numérique rendrait plus transparentes les transactions financières de tous ceux qui l’utilisent. Cela exigerait bien sûr que la PBoC étende sa plateforme à l’extérieur de la Chine. Étant donné qu’elle serait promue par une banque centrale, les autres pays n’auraient que peu de raisons de la refuser (si ce n’est la diplomatie guerrière et l’attitude du gouvernement chinois face à la crise du coronavirus), dans la mesure où la PBoC suit exclusivement le yuan. Autrement dit, un ressortissant chinois vivant à l’étranger, aussi longtemps qu’il n’aura pas renoncé à tous ses actifs en yuan, serait toujours sous la supervision de la Banque centrale. Dans le même temps, une monnaie numérique souveraine sous l’œil vigilant de la PBoC, qui supervise la criminalité financière en Chine, rendrait le détournement de fonds et le blanchiment d’argent beaucoup plus difficiles.
Si nous poussons ce scénario de supervision encore plus loin, la PBoC pourrait éventuellement être appelée à jouer un rôle similaire à celui du département américain du Trésor. L’adoption de la monnaie numérique souveraine de la Banque centrale chinoise pourrait renforcer sa capacité à imposer des sanctions financières. D’autant que le Parti-État continue à promouvoir l’internationalisation du yuan.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.