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Chine : "l'affaire Jack Ma" et la nouvelle campagne anti-monopole

Le fondateur d'Alibaba, Jack Ma. (Source : Business Insider
Le fondateur d'Alibaba, Jack Ma. (Source : Business Insider
Si le fondateur d’Alibaba a fini pas reparaître en public le 20 janvier, ses ennuis ne font que commencer. Il fallait voir la vidéo de Jack Ma prêchant la bonne parole du Parti à des enseignants des campagnes. Fini le « Jeff Bezos chinois » et sa liberté de parole. Or le même jour que la sortie de cette vidéo de propagande, la Banque centrale chinoise a rendu public les bases de sa lutte contre les monopoles dans le paiement en ligne à des tiers. Des nouvelles régulations qui devraient s’appliquer à l’avenir à tous les secteurs de l’économie. En attendant, les deux cibles actuelles de cette campagne s’appellent Alibaba et Tencent.
Le 20 janvier dernier, la banque centrale chinoise, la Banque populaire de Chine (PBoC), a publié ses définitions préliminaires des pratiques monopolistiques dans le paiement en ligne à des tiers. Ces définitions s’appliqueront – en fait, elles s’appliquent déjà – aux prestataires de services qui ne sont pas des institutions bancaires. Parmi les principaux points : un fournisseur contrôlant la moitié du marché des transactions en ligne sera considéré comme un monopole ; deux fournisseurs contrôlant les deux tiers du marché pourront faire l’objet d’une enquête anti-monopole ; et idem pour trois fournisseurs contrôlant les trois quarts du marché.
Ces définitions n’ont évidemment aucun impact sur la monnaie, le yuan numérique, ni sur la plate-forme de e-paiement de la PBoC, qui sont considérées comme ayant cours légal. Autrement dit, ces définitions visent principalement deux conglomérats chinois : Alibaba et Tencent.
Le moment choisi pour l’annonce de ces définitions est aussi symbolique : elles sont intervenues le jour même où Jack Ma, fondateur d’Alibaba, a « réapparu » après des semaines d’absence. Une « disparition » qui datait de la débâcle de l’introduction en bourse d’Ant Financial, le bras financier d’Alibaba qui gère le paiement électronique, l’entité opérationnelle d’Alipay. Jack Ma s’est manifesté à nouveau dans une vidéo mise en ligne par un média appartenant au gouvernement provincial du Zhejiang, la terre natale de son conglomérat. Une étude attentive du discours de Ma nous indique qu’il semble avoir appris sa leçon. Reprenant les éléments de langage du Parti, il a parlé de lutte contre la pauvreté, tout en insistant sur le soutien qu’il tient à apporter aux enseignants en milieu rural par le biais de sa propre organisation caritative, la Fondation Jack Ma. Le créateur du géant chinois de l’e-commerce s’est ainsi rangé du côté du PCC et soutient à présent les mêmes causes.
Le contenu exact des discussions entre Ma et les dirigeants du Parti est sans intérêt. Ce qui importe et surtout saute aux yeux, c’est que le Parti a atteint durement son empire. Même si Jack Ma a refait surface, il n’est pas sorti d’affaire, loin s’en faut. Le Parti ne fait que commencer à s’intéresser vraiment à lui.

Les erreurs de Jack Ma affecteront tout le secteur des nouvelles technologies de la finance

Quelques jours avant la réapparition de Jack Ma, Ant Financial a annoncé avoir créé un « groupe de travail interne » pour « rectifier » les pratiques commerciales de l’entreprise. Ce groupe de travail doit coopérer étroitement avec la Banque centrale ainsi qu’avec les autres instances régulatrices, dont la Commission chinoise de réglementation des banques et des assurances et la Commission chinoise de réglementation des valeurs mobilières . Ce qui est normal sachant l’importance d’Ant à l’intérieur du système financier et bancaire. Loin d’être une simple plate-forme de traitement de paiement, Alipay est en fait la branche de paiement d’Ant Financial. Cette compagnie offre une gamme complète de services financiers : crédit, gestion de patrimoine et d’actifs, services bancaires généraux et même assurance. Alipay, soulignons-le aussi, n’est même pas la branche opérationnelle la plus lucrative d’Ant Financial. En 2019, ses services de crédit ont représenté 87 % de l’augmentation des revenus d’Alibaba. N’oublions pas que ces types de services sous-tendent le vaste secteur bancaire parallèle (shadow banking) de la Chine.
Alors que certains soutiennent l’idée que le groupe de travail mis en place par Ant tente seulement d’apaiser le courroux du Parti et des régulateurs, la réalité est bien différente. La création de ce groupe sonne le début de la fin pour Ant Financial dans sa forme actuelle. Si le processus sera long et ardu, c’est malgré tout une victoire pour le Parti.
La langue chinoise est remplie d’idiomes et de proverbes colorés. Aucun n’est plus adapté à la situation actuelle que celui-ci : « Tuer le poulet pour effrayer le singe » (shaji jinghou, 杀鸡儆猴), grossièrement traduit par « infliger une punition exemplaire ». En effet, quand le Parti invite Jack Ma à « prendre le thé » – la métaphore d’usage pour une intimidation en règle – pour ensuite déclencher la restructuration d’Ant Financial – en clair, son démantèlement -, c’est un signal clair envoyé aux autres acteurs des hautes technologies de la finance : il leur faudra rentrer eux-mêmes dans le rang avant que le Parti ne les y « aide ». Et déjà, le message porte ses fruits. À la mi-janvier, quelques jours avant qu’Ant Financial n’annonce publiquement la création du groupe de travail, l’autre géant du e-commerce JD a annoncé une importante restructuration de sa branche financière. Par un heureux hasard, les pairs d’Ant Financial et d’Alibaba ont également saisi le message. Cette question de la « restructuration » pourrait s’imposer durant les prochaines années à à tout le secteur. Cette « course » à la restructuration s’amplifie aussi pour ne pas tester la patience d’un Parti pour le moins irascible.
*Nous faisons directement référence ici à l’interférence politique du Parti à l’intérieur de ces deux structures.
Au fur et à mesure des réformes et de l’arrivée d’acteurs étrangers sur le marché chinois, le Parti se retrouve sous pression pour que ses structures réglementaires et juridiques soient non seulement « opérationnelles » – autrement dit, que le PCC puisse interférer politiquement sans problème majeur – mais aussi à jour. En ce sens, le Parti est aussi dans une course contre la montre en matière d’appareil de réglementation. Il comprend bien qu’il n’est plus possible de revenir en arrière, à un semblant d’autarcie comme en Corée du Nord.
Alors que les mesures de contrôle sur les capitaux et le change devaient servir à protéger le marché interne des chocs économiques mondiaux, elles entravent désormais la croissance et la concurrence. Par conséquent, malgré la rhétorique d’autosuffisance et de découplage avec les États-Unis, la Chine est en fait de plus en plus ancrée dans l’économie mondiale. Pour le meilleur ou pour le pire, il est désormais difficile au Parti de combattre cette tendance vers une plus grande ouverture du marché intérieur chinois. Comme souvent auparavant, le PCC devra s’adapter aux conditions changeantes et tenter de tirer son épingle du jeu avec de nouvelles mesures de surveillance et de contrôle.

La régulation anti-monopole en guise de protection ?

Bien que le projet de réglementation de la Banque centrale s’apparente clairement à une attaque contre le secteur du paiement à des tiers – et contre Jack Ma et Ant Financial en particulier –, ces définitions préliminaires pour évaluer les pratiques monopolistiques servent en fait un objectif plus pratique. Même si pour l’instant, elles ne s’appliquent qu’aux services de paiement à des tiers, elles pourraient s’appliquer dans n’importe quel secteur. Comme une façon de mettre au pas tous les acteurs économiques nationaux jugés problématiques par le Parti. Bien entendu, le PCC évitera certainement les secteurs dominés par les entreprises d’État, comme la banque et la construction. Mais, ces définitions créent un précédent important tout en donnant au Parti une nouvelle méthode pour discipliner les entreprises dites « privées » en Chine. Elles envoient un message clair aux hommes d’affaires et aux entrepreneurs chinois : n’oubliez pas qui est le patron !
Autre motivation du Parti à faire évoluer son appareil de régulation et son système juridique : gérer les risques liés au marché. L’ouverture progressive et continue du marché chinois et l’arrivée d’acteurs étrangers – qui sont plus efficaces, plus expérimentés et surtout dotés de plus de capitaux – mettent énormément de pression sur les entreprises nationales qui ne sont pas très compétitives. Le Parti comprend également que l’utilisation de la punition arbitraire envers les entreprises étrangères en Chine, afin de protéger les acteurs nationaux, équivaudrait à du sabordage. Ce type d’action enverrait un message très alarmant au reste de la communauté internationale, en plus de créer du ressentiment et, potentiellement, de lourdes conséquences économiques.
*Début janvier, le système juridique chinois a créé un précédent en tenant les souscripteurs, les cabinets comptables et les cabinets d’avocats financièrement responsables du défaut d’obligations des sociétés – le premier du genre à l’échelle mondiale.
Le Parti se doit d’établir un semblant de légitimité en punissant les entreprises récalcitrantes par le biais de son appareil régulateur et de son système juridique*. Le projet de réglementation anti-monopole de la Banque centrale s’inscrit parfaitement dans cette idée : il ne s’appliquerait pas uniquement aux entreprises chinoises, mais aussi aux entreprises étrangères. Soir une nouvelle carte dans le jeu du Parti.
Plus important encore, ce projet est un signal à la fois pour le marché intérieur et les entreprises étrangères qui souhaiteraient y accéder. Pour le marché domestique et les compagnies nationales, ce projet de régulations pousse les entreprises chinoises à faire le ménage rapidement, tout en leur donnant un délai de grâce pour procéder à leur restructuration. Malgré tout, en pratique, ce projet profite à l’économie chinoise dans son ensemble dans la mesure où la réglementation viendra défaire les conglomérats qui se livrent souvent à des pratiques commerciales louches. Le Parti dispose désormais des bases réglementaires et juridiques nécessaires afin de pouvoir démanteler les entreprises qui deviendraient trop imposantes et dominantes dans un secteur donné de l’économie, créant ainsi plus d’espace sur le marché pour de nouveaux acteurs et, espérons-le, de l’innovation. Ce projet aide également les aspirants entrepreneurs chinois et les nouvelles start-ups à comprendre l’environnement réglementaire dans lequel ils évoluent en leur faisant savoir que le Parti ne permettra tout simplement plus à une entreprise de dominer l’ensemble du marché ou l’un de ses secteurs.
Pour les entreprises étrangères, ce projet a deux objectifs. Primo, il signale à l’économie mondiale dans son ensemble non seulement que le marché chinois est toujours ouvert, mais aussi que le Parti cherche activement à créer un environnement commercial plus stable et plus transparent. Secundo, il indique clairement que le PCC, disposé à sanctionner les entreprises chinoises, ne se gênera pas pour faire subir le même sort aux entreprises étrangères qui ne respectent pas les règles.
La réglementation anti-monopole sera finalisée sous peu. Quant au régime réglementaire, qui continue d’évoluer tout en devenant de plus en plus « mordant », il sera bientôt prêt à être déployé. La campagne anti-monopole qui suivra aura, elle aussi, valeur de test pour le Parti, qui verra dans quelle mesure il peut s’en remettre aux institutions régulatrices et aux tribunaux pour gérer certaines parties de l’économie.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.