Culture

Merveilles menacées d'Asie : les temples de Bagan

Les montgolfières s'élèvent au-dessus des temples de Bagan, en Birmanie. (Crédit : SCHROEDER Alain / hemis.fr, via AFP)
Les montgolfières s'élèvent au-dessus des temples de Bagan, en Birmanie. (Crédit : SCHROEDER Alain / hemis.fr, via AFP)
Un vol de montgolfières dans un ciel flamboyant. Au-dessous : des milliers temples, découpés dans la brume, s’étirent à perte de vue. Voilà l’un des plus vifs clichés de la Birmanie – celui de Bagan, capitale du premier royaume à avoir unifié le pays. Plus de 2 500 monuments bouddhistes, majoritairement construits entre le Xe et le XIVe siècle, y constellent 50 kilomètres carrés sur un méandre de l’Irrawaddy. Mais secouée par les séismes depuis sa construction (le dernier en date remonte à août dernier), l’ancienne capitale doit aujourd’hui faire face à une nouvelle menace. Car avec l’ouverture progressive de la Birmanie depuis 2011, le nombre de touristes augmente rapidement dans le pays. Et peu d’entre eux acceptent de rentrer chez eux sans avoir posé le pied dans cet endroit mythique.

Contexte

La Grande Muraille de Chine, le Taj Mahal en Inde, la baie d’Ha Long au Vietnam… Autant de merveilles naturelles ou architecturales, dont l’imaginaire surgit en un éclair à la simple évocation de l’Asie. Mais ces images d’Épinal ne sont pas épargnées par les maux de notre siècle au rang desquels tourisme intempestif, changement climatique et pollution. Dans cette nouvelle série, Asialyst se penche sur le sort d’une poignée de ces « merveilles menacées ». Une sélection subjective de quelques sites emblématiques face aux défis du XXIe siècle avec, en ligne de mire, la perspective de les surmonter.

Carte des merveilles menacées d'Asie retenues par Asialyst et localisation de Bagan, en Birmanie.
Carte des merveilles menacées d'Asie retenues par Asialyst et localisation de Bagan, en Birmanie.

Caprices de l’histoire

*Bob Hudson, Nyein Lwin, Win Maung (Tanpawady), « The Origins of Bagan: New Dates and Old Inhabitants », dans Asian Perspectives, 40/1, 2002.
La Chronique du Palais de Cristal des Rois de Birmanie, commandée en 1829 par le roi Bagyidaw, fait remonter la fondation de Bagan en l’an 107 de notre ère. D’autres récits évoquent la construction de murailles autour de la ville par le roi Pyinbya en 849 après J.-C., consacrant l’exil des Birmans chassés par les troupes du royaume bouddhiste de Nanzhao (dont le territoire s’étendait sur une partie de l’actuelle province chinoise du Yunnan). D’après un article académique publié par Bob Hudson, Nyein Lwin et Win Maung (Tanpawady)*, il semblerait en réalité que l’érection de murailles ait débuté au plus tôt au tournant du deuxième millénaire, et que la seconde moitié du XIIe siècle ait connu un pic de constructions.
Les premiers bâtiments d’importance dateraient néanmoins du règne d’Anawratha (1044-1077), qui transforma le royaume de Pagan (fondé en 849) en un véritable empire. Lui qui unifia la Birmanie fit de Bagan un centre rayonnant pour le bouddhisme theravada (dit du petit véhicule) et pour son étude, attirant les moines des contrées avoisinantes. L’aide d’architectes, d’ouvriers et d’artisans Môns du royaume de Thaton, conquis par Anawratha en 1057 et d’où il rapporta de précieux manuscrits, fut alors déterminante.
*Michael Aung-Thwin, Pagan: The Origins of Modern Burma, Honolulu : University of Hawaii Press, 1985.
Car d’après Michael Aung-Thwin, c’est « le désir primordial de salut par le mérite »*, élément-clé dans la vie du royaume, qui a poussé ses habitants à multiplier les constructions – pagodes, stupas et statues – jusqu’à atteindre le nombre de 10 000 à l’apogée du régime. Pagan et sa capitale tiraient alors notamment leurs richesses de l’agriculture, permise grâce au développement poussé de l’irrigation dans cette région pourtant sèche de la Birmanie.
C’est au début du XIVe siècle que l’influence politique de Bagan s’essouffle. Souvent présenté comme en étant la cause principale : l’invasion des troupes mongoles de Témur Khan au cours des années 1280, petit-fils du fondateur de la dynastie Yuan, Kubilai Khan. D’autres facteurs ont néanmoins été mis en avant. Parmi eux, l’émergence d’une élite en provenance de Mandalay, où sera par la suite déplacé le centre du pouvoir, mais aussi l’épuisement économique lié à une importante politique de donations religieuses mise en place au XIIIe siècle. La ville est néanmoins demeurée un point névralgique de pèlerinage et d’études bouddhistes.

Caprices de la terre

Mais l’histoire de Bagan ne s’est pas déroulée sans entrave. Outre le manque d’entretien général induit par le dépeuplement, d’une part, et la focalisation des pèlerins sur les temples principaux, d’autre part, au moins 17 séismes dévastateurs ont frappé l’ancienne capitale impériale de 1174 à nos jours – le dernier en date remontant au mois d’août 2016. Ce qui explique qu’il ne subsiste plus qu’un quart de l’ensemble des constructions initialement érigées sur le site. Le tremblement de terre le plus ravageur reste celui de 1975, au cours duquel près de 1 200 structures ont été endommagées voire complètement détruites – soit trois fois plus que lors du dernier en date.
*Than Tun, « Defacing Old Bagan », in Bagan Lak Thit (New Hand) and Other Essays, Mandalay : Tun Yin Bookshop, 1996, pp. 182-204.**Thomas Crampton, « Concrete overlay for an ancient Burmese landscape », International Herald Tribune, 22 avril 2005.
Ces vagues destructrices ont été suivies par autant de rénovations – pour le meilleur et (surtout) pour le pire. L’historien birman Than Tun les décrivait en 1996 comme « l’histoire d’antiquités ruinées par la réparation »*, les excès les plus manifestes remontant certainement au programme de 1995. Un fonctionnaire de l’UNESCO avait alors évoqué « la création par le gouvernement militaire d’une version fantastique à la Disney d’un des plus importants sites historiques et religieux du monde… Les autorités utilisent de mauvais matériaux pour construire des structures mal formées par-dessus de sublimes stupas anciens. »** Équivoque. C’est d’ailleurs ce qui a valu à la Birmanie le refus de l’organisation internationale d’inscrire Bagan à la liste du patrimoine mondial de l’humanité.
Car la junte, instaurée en 1988 par un coup d’État militaire, l’avait bien compris : le tourisme pouvait représenter un apport de devise étrangère pour le pays, de même que redorer son image après une répression sanglante. Or la dictature militaire qui l’avait précédée (1962-1988) avait volontairement porté un coup au secteur au nom de la préservation de la culture et de l’identité birmanes. La décennie 1990 est celle du tournant : un ministère du Tourisme et de l’Hôtellerie est mis en place en 1992 et l’organisation de la « Visit Myanmar Year » en 1996 devait rendre le pays plus attractif. Dans cette optique, Bagan revêtait un intérêt fondamental : vitrine d’un pays à l’histoire longue (si ce n’est d’une « civilisation » raffinée), le potentiel touristique de l’ancienne capitale était considéré comme immense. Et les agences de voyage ne se sont pas privées d’appuyer sur le caractère « magique » voire « mystérieux » du site, en parfait écho avec la curiosité que pouvait alors évoquer ce pays fermé pendant des décennies.
C’est pourquoi aujourd’hui, afin d’éviter un nouveau camouflet de l’UNESCO, les travaux de reconstruction post-séisme de 2016 sont entrepris en coopération avec la communauté internationale. Et les efforts ont l’air de porter leurs fruits puisqu’au mois de septembre, le chef du bureau de l’organisation à Rangoun a déclaré à l’AFP que Bagan avait de « fortes chances » d’être inscrite au patrimoine mondial en 2019, rapporte Mizzima. L’année 2014 avait marqué une première victoire pour le gouvernement de Naypyidaw, avec l’inscription des anciennes cités Pyu sur la liste de l’UNESCO.

Caprices de l’homme

Mais avec un nombre de touristes multiplié par près de 6 entre 2011 (année de l’auto-dissolution de la junte et de la création d’un gouvernement civil) et 2015 pour atteindre plus de 4,6 millions de personnes l’année dernière*, l’afflux croissant de voyageurs étrangers devient un nouvel enjeu pour la protection des temples de Bagan. Le gouvernement civil en a récemment fait l’illustration par trois fois.
Le 22 février 2016, les ministères de la Culture et de l’Hôtellerie et du Tourisme déclaraient vouloir interdire aux visiteurs d’escalader les temples pour admirer le coucher de soleil, par crainte de dégradation du patrimoine. Néanmoins, dès le jour suivant, l’administration rétropédalait et dressait une liste de cinq pagodes sur lesquelles il restait possible de grimper. En cause : la description par les guides touristiques de l’activité comme étant un incontournable à Bagan, déplore le Myanmar Times. « Nous pensons que nos ressources nationales anciennes sont plus importantes et précieuses que les revenus du tourisme », avait pourtant déclaré le ministre de l’Hôtellerie et du Tourisme au quotidien birman. Le 9 novembre, deux autres temples s’ajoutaient à la liste des exceptions.
Autre « passage obligé » épinglé par la loi birmane au nom de la préservation du patrimoine : les vols de montgolfières au-dessus des temples. Les entreprises opératrices, la Direction de l’Aviation civile et les ministères de la Culture et de l’Hôtellerie et du Tourisme sont parvenus à un accord en octobre 2015. Les nacelles doivent désormais voler entre 90 et 600 mètres de hauteur selon des axes déterminés, afin d’empêcher qu’elles n’accrochent et endommagent le sommet des pagodes. « Nous pouvons comprendre que les opérateurs aient besoin de voler sous 90 mètres en cas de mauvaises conditions climatiques, mais ils ne seront pas autorisés à le faire s’il s’agit simplement de satisfaire les touristes qui demanderaient à voir les temples de plus près », explique au Myanmar Times un officiel du ministère de la Culture. Les montgolfières doivent également atterrir loin des zones où se concentrent les plus anciennes constructions.
Enfin, peu avant les élections générales de novembre 2015, le gouvernement birman s’attelait à lister les hôtels construits dans la zone archéologique de Bagan – en violation avec la loi sur la protection du patrimoine de 1998. Un héritage de la junte militaire pendant laquelle les passe-droits étaient légion. « Certains hôtels comprennent d’anciennes pagodes dans leur enceinte. Les bâtiments ont été construits trop près des murailles de l’ancienne capitale et de ses temples. Ces constructions bloquent la vue des pagodes et de l’entrée de la ville. Ils ont un impact négatif sur notre héritage culturel » soupirait alors U Nyein Lwin au Myanmar Times, directeur adjoint de la branche spécialisée sur Bagan au Département de l’Archéologie et des Musées nationaux (Ministère de la Culture). Des pénalités financières leur seront octroyées.
L’arsenal juridique birman en matière de protection du patrimoine, avec Bagan en figure de proue, ne cesse donc de se développer et de s’affiner à mesure que la Birmanie s’avance dans la transition démocratique. Néanmoins, force est de constater que les décisions continuent parfois d’être prises de manière unilatérale par le gouvernement et que ce dernier, dans sa volonté de bien faire, se retrouve parfois entravé par les recommandations des guides touristiques. Car à l’époque où le pays n’accueillait pas encore autant de touristes, leurs rédacteurs ont certainement considéré que certaines largesses à l’égard de la protection du patrimoine valaient le détour (avec le consentement implicite des autorités). Des créneaux lucratifs sur lesquelles certaines entreprises se sont insérées. Naypyidaw doit ainsi composer avec ces différents acteurs – et sans crier victoire trop tôt, le chemin semble prendre une bonne direction.
Par Alexandre Gandil

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A propos de l'auteur
Doctorant en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), Alexandre Gandil consacre ses recherches à la construction du politique dans le détroit de Taiwan. Anciennement doctorant associé à l'Institut de Recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM, 2016-2019) puis à la fondation taïwanaise Chiang Ching-Kuo (depuis 2019), il est passé par le Dessous des cartes (Arte) avant de rejoindre la rédaction d'Asialyst. Il a été formé en chinois et en relations internationales à l'INALCO puis en géopolitique à l'IFG (Université Paris 8).