Culture
Série - Patrimoine universel d'Asie

Merveilles menacées d'Asie : la Grande Muraille de Chine

La Grande Muraille près de Pékin, en 2007. (Crédit : WANG SHUQING / IMAGINECHINA via AFP)
La Grande Muraille près de Pékin, en 2007. (Crédit : WANG SHUQING / IMAGINECHINA via AFP)
C’est certainement, avec les pandas, la première image que l’on se fait de la Chine : la Grande Muraille qui s’étire et serpente à travers les montagnes. Une représentation vivace qui s’infiltre depuis le box-office jusqu’aux noms des restaurants chinois de quartier, et qui charrie son lot de mythes. Qui n’a jamais pensé, un jour, pouvoir l’admirer depuis l’espace ? Et pourtant, la réalité s’avère bien moins reluisante : mis à part quelques endroits conservés pour les touristes, la Grande Muraille s’effondre, et sa rénovation est parfois opérée de manière bien hasardeuse – à coups de béton et de fils barbelés. Cette construction mythique est-elle destinée à sombrer dans le kitsch ?

Contexte

La Grande Muraille de Chine, le Taj Mahal en Inde, la baie d’Halong au Vietnam… Autant de merveilles naturelles ou architecturales, dont l’imaginaire surgit en un éclair à la simple évocation de l’Asie. Mais ces images d’Épinal ne sont pas épargnées par les maux de notre siècle au premier rang desquels figurent tourisme intempestif, changement climatique et pollution. Dans cette série, Asialyst se penche sur le sort d’une poignée de ces « merveilles menacées ». Une sélection subjective de quelques sites emblématiques confrontés aux défis du XXIe siècle avec, en ligne de mire, la perspective de les surmonter.

Carte des merveilles menacées d'Asie retenues par Asialyst et localisation la Grande Muraille, en Chine.
Carte des merveilles menacées d'Asie retenues par Asialyst et localisation la Grande Muraille, en Chine.

« La Grande Muraille », une construction récente

Le récit officiel est bien léché : la Grande Muraille, système défensif construit « de manière continue » pendant près de 2 000 ans (entre le IIIe siècle avant J.C. et le XVIIe siècle après J.C.), s’étire sur plus de 20 000 kilomètres depuis l’Ouest jusqu’à l’Est chinois. Ce récit ne résiste pourtant pas à l’investigation historique – et même géographique.
Car la Grande Muraille, ce sont en fait « des » Grandes Murailles. Ou plutôt, un ensemble de murs majoritairement construits à quatre époques différentes – les Zhou orientaux, et plus particulièrement les « Royaumes combattants » (VIIIe siècle avant J.C. – IIIe siècle avant J.C.), la dynastie Qin (IIIe siècle avant J.C.), la dynastie Han (IIIe siècle avant J.C. – IIIe siècle après J.C.) et la dynastie Ming (XIVe siècle après J.C. – XVIIe siècle après J.C.). Des murs parfois reliés entre eux, parfois détruits, parfois reconstruits, au gré des menaces et des invasions. Et si l’inventaire de ces différents pans semble désormais achevé, de nouvelles découvertes ne sont pas à exclure : les progrès technologiques (observation par satellite et datation au carbone 14) ont permis d’identifier en 2011 un mur d’environ 100 kilomètres au sud de la Mongolie, dont l’appartenance au système défensif chinois ne fait presque aucun doute.
*Arthur N. Waldron, « The Problem of The Great Wall of China », in Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 43, no 2, décembre 1983, p. 651.
Aujourd’hui, l’image d’Épinal de la Grande Muraille qui nous est familière correspond essentiellement au segment construit sous la dynastie Ming. Les visites touristiques se concentrent d’ailleurs sur les vestiges de cette période. Or pour désigner leurs constructions, les Ming employaient le terme de « mur-frontière » (bianqiang – 边墙) et non pas celui de « Grande Muraille » (Changcheng – 长城). Si cette expression existait bien à l’époque, elle était réservée aux fortifications des Qin, dynastie avec laquelle les Ming ne voulaient pas être associés en raison de la tyrannie de son fondateur, Qin Shi Huangdi*.
La construction du label de « Grande Muraille » pour désigner l’ensemble des murs défensifs érigés par les dynasties chinoises successives est donc relativement récente. L’influence occidentale n’y est pas étrangère : les émissaires européens envoyés en Chine à partir du XVIIe siècle témoignent de leur fascination devant tel ou tel pan dans leurs récits de voyage. C’est donc plutôt tardivement, au XIXe siècle, que l’Empire du Milieu a pris conscience de cette attraction, plus vivace en dehors qu’à l’intérieur de ses frontières. L’appellation générique de « Grande Muraille » a ainsi permis de renforcer l’attrait et la curiosité des voyageurs d’abord occidentaux, puis du monde entier.

L’engouement récent et ses excès

Car c’est bien l’appétit des touristes étrangers qui a incité les autorités chinoises à mettre en valeur la Grande muraille. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1987 et parmi les sept nouvelles merveilles du monde 20 ans plus tard, les Chinois en faisaient pourtant bien peu de cas lorsqu’ils en retiraient des briques pour construire des maisons, des toilettes extérieures ou des porcheries sous l’ère maoïste. En 1997, un segment d’environ 35 mètres avait même été abattu pour faire passer une autoroute dans le district de Shanhaiguan (province du Hebei), creuser un tunnel s’avérant trop onéreux.
Si les autorités locales semblent ne plus conduire de telles opérations, c’est la rénovation de la Grande Muraille qui pose désormais problème. Déjà pointée du doigt pour les conditions de travail épuisantes de ses ouvriers – armés de burins, de pioches, de pelles et de briques de seconde main transportées à dos de mule – la réfection des murs est parfois de théâtre de véritables saccages. Comme dans le comté de Suizhou (province du Lianoning) où, en 2014, des tonnes de ciment ont été versées sur ce qui s’apparente désormais à une rampe de skateboard de 780 mètres. Et la meilleure réaction qu’ont trouvée les autorités locales fut de « protéger » le segment ravagé par des dizaines de mètres de barbelés, au nom de la « sécurité » des touristes…
L’afflux de visiteurs nourrit par ailleurs nombre de projets pharaoniques, dont le bon goût reste à évaluer. Cette année, une réplique d’un segment de 4 kilomètres de la Grande Muraille a par exemple été inaugurée à Nanchang, dans la province côtière du Jiangxi – à plus de 1 500 kilomètres de l’originale. Objectif : gravir les marches (ou presque) de cette infrastructure mythique en espérant éviter la foule… Pas sûr, en effet, qu’elle s’y presse.
Car au-delà de l’engouement mitigé qu’inspire la « fausse » Grande Muraille, une gare pour trains à grande vitesse est en construction sous la « vraie », à Badaling (à 40 kilomètres de Pékin). Mais pas n’importe laquelle : la « plus grande » gare et la « plus enfouie » du monde. C’est là l’un des projets corollaires à l’accueil des Jeux olympiques d’hiver par la capitale chinoise en 2022.

Un plaidoyer pour la protection

Les quelques points touristiques de la Grande Muraille mis en valeur par les autorités chinoises sont autant d’arbres qui cachent la forêt. Près d’un tiers des pans se seraient déjà effondrés, et seuls 8 % du segment remontant à la dynastie Ming seraient encore « dans de bonnes conditions ». Si Pékin a tardé à prendre des mesures pour la conservation de ce patrimoine historique, une autre réalité frappe ce tronçon historique : les murs serpentent à travers des comtés ruraux, ne disposant ni des moyens financiers ni de la formation nécessaires à la rénovation.
Comment changer la donne ? Dans un éditorial de 2016, le South China Morning Post livre quelques pistes à explorer. L’adoption de normes par le gouvernement sur les méthodes de réparation des monuments historiques pourrait par exemple y contribuer, de même que des campagnes de sensibilisation et d’éducation sur l’importance historique et culturelle de la Grande Muraille pour la Chine.
Mais tout ne peut pas reposer sur les autorités centrales, avertit Dong Yaohui, vice-président d’un groupe de citoyens baptisé « Société chinoise de la Grande Muraille ». Lui, espère obtenir des donations d’entreprises et de particuliers qui pourraient « sponsoriser » un pan de muraille, explique-t-il à la radio américaine NPR. L’argent serait ensuite reversé aux autorités locales, qui s’assureraient de patrouiller le tronçon et de le réparer si besoin est.
Les médias chinois n’hésitent d’ailleurs pas à acclamer les initiatives individuelles. Comme celle de l’ex-propriétaire d’une mine de charbon, Xu Guafeng, qui a récemment contribué à rénover un segment de la Muraille dans la ville-préfecture de Qinhuangdao (province du Hebei). L’homme a également ouvert un musée de 1 000 m² où il expose des biens culturels liés à la construction et à la vie sur la Grande Muraille : briques, bols et artillerie en pierre, entre autres. Mais c’est bien le tourisme qui reste la principale motivation…
Par Alexandre Gandil

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A propos de l'auteur
Doctorant en science politique au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), Alexandre Gandil consacre ses recherches à la construction du politique dans le détroit de Taiwan. Anciennement doctorant associé à l'Institut de Recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM, 2016-2019) puis à la fondation taïwanaise Chiang Ching-Kuo (depuis 2019), il est passé par le Dessous des cartes (Arte) avant de rejoindre la rédaction d'Asialyst. Il a été formé en chinois et en relations internationales à l'INALCO puis en géopolitique à l'IFG (Université Paris 8).