Birmanie : l’unité impossible ?
La colonisation aux sources de la déstabilisation
A l’indépendance en 1948, l’État birman hérite de fractures ethniques sciemment opérées par l’ex-colonisateur britannique. Lorsqu’ils conquierent enfin la Birmanie après trois guerres successives (1824-26, 1852‑53 et 1885), les Anglais en font, jusqu’en 1937, une province de leur Empire des Indes. Et pour mieux régner, ils divisent. Ainsi, les Birmans ethniques, parce qu’ils constituent le groupe majoritaire et incarnent l’ancienne monarchie bouddhique, sont systématiquement tenus à l’écart des nouvelles structures de pouvoir. Les postes à responsabilité reviennent aux Indiens dans l’administration et l’économie, et aux minorités ethniques dans l’armée*.
Le cloisonnement de la société birmane s’accompagne d’un cloisonnement de son territoire. Les régions majoritairement peuplées de Bamar (plaines centrales et zones deltaïques) sont directement administrées par la couronne britannique ; tandis que celles où se concentrent les minorités ethniques (périphéries montagneuses) conservent leur système traditionnel de chefferie, à la faveur d’une administration indirecte.
En alimentant ainsi le clivage entre l’ethnie bamar et les minorités ethniques, en privant les élites birmanes de l’exercice du pouvoir et de la gestion des institutions, la colonisation britannique a jeté les bases d’une instabilité socio-politique durable en Birmanie.
Les espoirs envolés de l’interlude parlementaire
Les Karen, non signataires des accords de Panglong, prennent les armes dès 1949. Plusieurs groupes appellent de leurs vœux une nouvelle constitution, garante de l’égalité entre les grands groupes ethniques et une autonomie renforcée des territoires périphériques. Considérant l’intégrité territoriale birmane en danger, l’armée organise un coup d’État le 2 mars 1962 et impose une dictature militaire.
La dictature militaire et “l’ethnocratie” bamar
Ne Win met alors en place une violente politique de « birmanisation ». Il réprime les identités locales des minorités ethniques pour leur substituer une identité birmane – fondée sur l’identité bamar. La centralisation des pouvoirs et le repli du pays sur lui-même doivent contribuer à cette homogénéisation de la société birmane : autarcie, interdiction des langues minoritaires, diffusion forcée du bouddhisme dans les périphéries.
Les conséquences sont désastreuses. Refusant leur assimilation forcée, certaines minorités ethniques forment des groupes armés à visée séparatiste. L’ensemble des régions périphériques finit par entrer en insurrection et, dans les années 1970, on estime que les États Shan, Kayin (Karen) et Kachin échappent complètement au contrôle du pouvoir central. Bien que le régime n’ait jamais été complètement déstabilisé par ces conflits, de nombreuses crises migratoires (réfugiés et déplacés) ont émaillé les décennies 1970 et 1980. Des mouvements de population qui continuent encore aujourd’hui.
Les ambiguïtés de la transition démocratique
En 2003, la junte publie sa « Feuille de route pour la démocratie » (Roadmap to Discipline‑flourishing democracy) – aboutissement de 15 ans de pressions exercées par les citoyens et une partie de la communauté internationale sur un régime déjà acculé par des décennies d’asphyxie économique et de conflits internes. Cinq ans plus tard, une nouvelle constitution est adoptée par référendum : outre la prépondérance accordée à l’armée dans le processus de transition démocratique*, elle garantit la diversité ethnique mais interdit tout séparatisme. Lorsqu’elle entre en vigueur en 2011, le Président Thein Sein (élu par le Parlement) forme un gouvernement civil.
En vertu des nouvelles dispositions, le découpage administratif de la Birmanie doit garantir une plus grande autonomie aux États périphériques (donc aux minorités ethniques). Certaines poches de territoires majoritairement peuplées de groupes ethniques non-bamar sont désormais auto-administrées : cinq zones (ethnies Naga, Palaung, Kokang, Danu et Pao) et une région (ethnie Wa). Mais en réalité, le pouvoir reste concentré dans les mains du gouvernement central et le fonctionnement des parlements régionaux est aléatoire.
En outre, la transition démocratique a permis la création de facteurs d’unité nationale : en attestent les logiques électorales observées en 1990 (élections libres annulées par la junte) et 2012 (élections partielles). En remportant la quasi-totalité des sièges à pourvoir (392 sur 491 pour la première, 43 sur 45 pour la seconde), la LND a largement balayé les partis des minorités ethniques. 16 de ces derniers décident alors, en 2013, de mettre leurs intérêts locaux de côté au profit de l’intérêt national : ensemble, ils forment le Federated Union Party (FUP), dont l’objectif est de contrebalancer le poids de la LND aux élections de 2015.
Ces avancées – logique transrégionale dans les négociations avec le pouvoir central et intégration au jeu politique – montrent que la plupart des minorités ethniques tendent désormais à se représenter comme composantes de la nation birmane. Mais la principale pierre d’achoppement à ce processus réside certainement dans le traitement réservé aux Rohingyas. Les ressortissants de cette ethnie, musulmans apatrides depuis 1982 et sans‑papiers depuis 2015, font l’objet de persécutions de plus en plus fréquentes et violentes. Et au-delà des Rohingyas, c’est l’ensemble de la communauté musulmane du pays qui est victime de discriminations.
Pourtant la stabilité de l’Arakan, où résident la majorité de cette ethnie musulmane, est cruciale pour le développement du pays. L’État périphérique abrite en effet l’un des plus importants piliers de l’ouverture économique birmane : un gazoduc et un oléoduc directement reliés à la province chinoise du Yunnan.
Les ambivalences de l’ouverture économique
Autre problème : les projets d’infrastructure dans les États périphériques ne bénéficient pas toujours aux populations locales. Ils peuvent même se faire à leur détriment. C’est le cas du barrage hydroélectrique de Myitsone dans l’Etat Kachin (Nord) : les travaux ont été suspendus suite aux protestations des habitants et aux actions de la Kachin Independence Army pour rompre le cessez-le-feu. Sa construction aurait pu provoquer l’inondation de 63 villages et d’un site sacré pour les populations locales, au croisement des rivières N’Mai et Mali. Pire : parce que le projet a été conçu, financé et en partie construit par la Chine (via l’entreprise d’État China Power Investment Corporation), 90 % de la production d’électricité aurait dû revenir à la province chinoise du Yunnan…
L’ouverture économique de la Birmanie ne se fait donc pas suffisamment au service du développement des États périphériques et des populations locales. Face à des projets lucratifs pour le pouvoir central mais nuisibles pour l’environnement, les minorités ethniques restent défiantes vis-à-vis d’un gouvernement perçu comme corrompu*. Et cela pourrait se répercuter en termes d’allégeance auprès des groupes armés, considérés comme les défenseurs des intérêts locaux.
D’ailleurs, certains États de la région n’hésitent pas à tirer parti de ces sentiments contrariés : outrepassant le gouvernement de Naypyidaw, la Chine a récemment signé un accord avec les dirigeants de l’ethnie Wa à cheval sur la frontière de l’Etat Shan et du Yunnan, afin d’exploiter les plantations d’hévéa sur leur territoire.
En fin de compte, la société birmane est traversée par trois grandes lignes de fractures : ethnique (bamars contre minorités), religieuse (bouddhistes contre musulmans), socio-économique (régions bénéficiaires de l’ouverture contre régions exploitées). Ces lignes s’élargissent, se rétrécissent, se disjoignent ou se confondent selon l’époque et les régions, selon les politiques et le pouvoir mis en place. Et même si les élections législatives de novembre 2015 font souffler un vent d’espoir sur la Birmanie, rappelons que ni le parti au pouvoir, ni l’opposition incarnée par la LND ne souhaitent officiellement transiger sur les discriminations faites aux musulmans. Quels que soient les résultats, un nouveau contrat social birman entièrement “inclusif” parait improbable : la construction nationale peut-elle s’opérer en s’aliénant 4 % de la population du pays ?
Par Alexandre Gandil
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