Histoire
Expert – Asie orientale : les racines du présent

 

Rohingyas : Comprendre la tragédie

Des migrants Rohingyas à l’heure de la prière dans un camp de rétention à Bayeun dans la province d’Aceh en Indonésie en mai 2015
Des migrants Rohingyas à l’heure de la prière dans un camp de rétention à Bayeun dans la province d’Aceh en Indonésie en mai 2015 (Crédit : Anzwar / Anadolu Agency)
Que les musulmans de Birmanie subissent actuellement de graves persécutions ne fait aucun doute. Elles ont dans certains cas pris l’allure de véritables pogroms, et l’on voit encore, dans une ville comme Meiktila, au centre du pays, les tristes stigmates des pillages et incendies subis, aboutissant au départ d’une grande partie de la communauté islamique locale. Un peu partout, des éléments extrémistes du clergé bouddhiste organisent le boycott des nombreux commerces musulmans. Et, dans la province occidentale de l’Arakan, celle où les musulmans sont proportionnellement les plus nombreux, les exactions ont entraîné un exode massif, dans des conditions souvent lamentables, soit vers le Bangladesh frontalier, soit – de manière plus visible – par bateau vers la Thaïlande ou vers d’autres terres islamiques supposées plus accueillantes comme la Malaisie ou l’Indonésie.
L’explication donnée par les medias paraît tragiquement simple. On répète à l’envie cette formule attribuée à l’ONU (?), et reprise entre autres par Amnesty International : les Rohingyas constitueraient : « la minorité la plus persécutée au monde ».
Outre que ce genre de classement est par nature discutable (que dire par exemple des Yézidis d’Irak ?) et plutôt malsain, le terme « minorité » pose un problème tant historique que politique.

Une définition historique malaisée

Historiquement, on doit admettre que l’appellation Rohingya est jusqu’à ces dernières décennies demeurée évanescente. L’administration britannique, par exemple, n’en fit jamais état, alors même que toute la construction de la Birmanie coloniale reposait sur une savante et très complète classification ethnique. La première mention connue de Rohingya, en 1798, semble désigner les serviteurs musulmans d’un prince indien défait, déporté avec sa cour en Arakan.
La déportation des vaincus en direction du pays vainqueur, impliquant parfois des peuples entiers, est coutumière dans l‘Asie du Sud-Est ancienne.

Puis silence radio jusque dans les années 1930-1940, où les étudiants musulmans de l’université de Rangoon s’affublent du nom de Rohingya, dans le contexte des âpres luttes menant à l’indépendance (1948), qui vit les Birmans bouddhistes majoritaires (ou Bamars) se heurter aux groupes ethniques ou religieux chrétiens ou originaires du sous-continent indien. Cela devait conduire, pendant l’occupation japonaise (1942-1945), à des massacres réciproques, les Bamars étant favorisés par l’armée nippone, que combattaient les groupes christianisés (Karens, Kachins…) et musulmans, alliés aux Britanniques. On doit admettre que ce fossé de sang n’a jamais été surmonté, d’autant qu’il fut redoublé par les violences des nombreuses insurrections ethniques de l’après-1948, dont quelques-unes subsistent jusqu’à aujourd’hui.

Cependant, si les musulmans constituèrent sans doute quelque 10% de la population birmane, et beaucoup plus en Arakan, ils ne cherchèrent pas, jusqu’aux années soixante, à se regrouper sous une bannière ethnique. Ils se dénommaient kala en Arakan, où leur intégration à la société majoritairement bouddhiste ne posait pas de problème, jusqu’à figurer symboliquement dans certains rituels bouddhistes locaux. Ils se distinguaient par contre des Bengali, musulmans (et parfois hindous) immigrés depuis l’Inde durant la longue période (1824-1937) où l’Arakan, puis la totalité de la Birmanie, constituèrent de simples provinces de British India. Mais ni les kala, ni les Bengali ne se revendiquaient groupe ethnique local.
On a de bonnes raisons de penser que la grande majorité des musulmans de Birmanie est d’origine indienne plus ou moins lointaine, un certain nombre étant aussi descendu du Yunnan chinois qui, par exemple, connut à Dali au XIXe siècle un sultanat. Mais, des siècles durant, leur installation – tout comme celle de nombreuses autres communautés – ne posa guère de problèmes, en particulier dans le royaume d’Arakan, qui constituait une manière de zone de transition entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est, et comprenait d’ailleurs une partie de l’actuel Bangladesh, en particulier son grand port, Chittagong. La monarchie y vivait largement de la piraterie (ce qui en Asie signifie principalement rapt d’hommes à fins esclavagistes), avec en particulier l’aide de mercenaires portugais.
On retrouve la trace de cet Etat plurinational, détruit par la Birmanie à la fin du XVIIIe siècle, quelques décennies avant la conquête britannique, dans l’extraordinaire mosaïque ethnique actuelle, et dans la présence des mêmes populations de part et d’autre de la frontière birmano-bangladaise. Une part du présent drame provient de la marginalisation de ce territoire, à la fois relégué dans des confins oubliés par le développement, et divisé arbitrairement, l’Arakan birman étant privé de son principal débouché maritime. Les Arakanais, aujourd’hui si divisés, sont au moins réunis par leur commune pauvreté, qui les pousse, tous groupes confondus, à émigrer soit vers le centre de la Birmanie, soit (souvent par mer) vers les pays proches.

Une classification politique ambigüe

Politiquement, la mise en avant de l’ethnicité Rohingya, soutenue par la puissante coalition des ONG, de l’Occident (singulièrement des Etats-Unis, toujours à l’affût de « signaux » positifs envers le monde musulman) et des instances islamiques internationales, peut apparaître contre-productive pour ceux-là même qu’on prétend défendre.
D’abord, comme par un fatal jeu de miroir, elle conforte la substitution à l’identité arakanaise pluraliste d’une nouvelle identité birmano-bouddhiste, exclusiviste et à l’occasion violente, qui sépare concrètement des populations qui vivaient jusqu’il y a peu en bonne intelligence, et fait des plus faibles – les musulmans – des étrangers dans le pays où leurs ancêtres vivaient souvent depuis de nombreuses générations.
On peut certes dénoncer dans les tensions actuelles la main de milieux proches de l’ex-junte militaire, qui gouverna un demi-siècle durant, ou celle de politiciens démagogues jouant sur une fibre nationaliste (historiquement associée au bouddhisme dans la lutte anticoloniale) très présente en Birmanie. Mais, dans une tradition remontant aux Britanniques, et reprise par les régimes suivants, la reconnaissance d’un groupe ethnique numériquement important implique presque automatiquement l’accord d’un territoire auto-administré, le pays ayant une structure fédérale. Cela paraît injustifié dans le cas des musulmans à la quasi-totalité des Bamars, car les premiers ne sont pas considérés (et ne se considéraient pas eux-mêmes jusqu’à il y a peu de temps) comme une ethnie.
D’où la gêne à se prononcer – pour ne pas dire plus – d’Aung San Suu Kyi et de l’opposition démocratique, qui n’entendent pas se suicider à la veille d’élections cruciales. Ne conviendrait-il pas de promouvoir plutôt une conception « française » de la citoyenneté, découplée des appartenances communautaires, qui pourrait fournir des droits civiques pleins et entiers à des musulmans brutalement transformés en apatrides, tout en apaisant les craintes de la majorité bamare ? C’est sans doute utopique, mais n’est-ce pas la seule voie propre à arrêter le processus de marginalisation – exclusion – expulsion qui frappe les musulmans, et désormais pas seulement en Arakan ?
La situation est encore compliquée par la mondialisation de l’information, tout à coup libérée en Birmanie, et qui semble conforter jour après jour les discours caricaturaux sur l’Islam. La destruction par les Talibans en 2001 des grands bouddhas de Bamyan (en Afghanistan) est ressentie comme la démonstration de la menace mortelle pesant sur le bouddhisme birman, que confirmeraient les brutalités de l’« Etat islamique » contre tout ce qui n’est pas strictement musulman.
Enfin, il ne faut pas négliger la dimension régionale du conflit : sans qu’on en parle beaucoup en Occident, de graves exactions (dont des destructions de temples millénaires), et un véritable régime d’exception ont frappé durablement les minorités bouddhistes du Bangladesh. Cela fait partie d’un jeu de ping-pong délétère, où minorités et majorités s’inversent suivant le côté de la frontière, et où les malheurs des uns entraînent la persécution des autres.

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).
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