Politique
Expert - Politique chinoise

Chine : 10 ans après le lait contaminé, guerre des chefs en Mongolie-Intérieure

Dans l'une des usines de Yili, géant chinois du lait, dont les produits ont été incriminés dans le scandale de la contamination à la mélamine en 2008. (Source : South China Morning Post)
Dans l'une des usines de Yili, géant chinois du lait, dont les produits ont été incriminés dans le scandale de la contamination à la mélamine en 2008. (Source : South China Morning Post)
C’était il y a dix ans. La Chine vivait l’un de ses pires scandales de santé publique : la contamination de certains lots de lait de consommation courante et de lait infantile à la mélamine, un composant industriel de la colle et du plastique. Officiellement, quatre bébés en sont morts et plus de 52 000 enfants sont tombés malades. Parmi les produits contaminés, ceux de la marque Yili, un grand groupe laitier basé dans la province de Mongolie-Intérieure au nord-est du pays. Contrairement à son concurrent Sanlu, aucune condamnation n’a touché les dirigeants de la firme. Une décennie plus tard, Yili est désormais le théâtre d’une guerre des chefs qui en dit long sur le système protégeant l’élite locale. Pour comprendre, il faut s’intéresser à la « bande mongole » du puissant Liu Yunshan, ancien tsar de la Propagande, et à Chu Bo, l’ex-« Roi de la Mongolie-Intérieure ».
*Pan Gang s’était en fait plaint des pressions exercées sur lui après les accusations contre Zheng en 2015 par le procureur général Ma Yongsheng (马永胜, 1956). **La fille de Jia, Jia Liqing (贾丽青) est l’épouse de Liu Lefei (刘乐飞, 1973), président du fonds d’investissement CITIC, et fils de Liu Yunshan.
Etrange confrontation. Le 24 octobre, le groupe Yili accuse publiquement de corruption son ancien PDG Zheng Junhuai (郑俊怀, né en 1950). C’est le dernier avatar d’un feuilleton débuté en 2005, poursuivi en 2011 puis en 2015*. En 2005, donc, Zheng est condamné à 6 ans de prison pour détournement de fonds, mais il est libéré dès 2008. Selon la firme laitière, son ex-patron a bénéficié d’une protection des autorités locales, mais aussi de certains magistrats. Une allusion directe à une série de hauts responsables du système judiciaire chinois : Jia Chunwang (贾春旺, 1938), ex-ministre de la Sécurité publique (1998-2002) et procureur général du parquet populaire suprême de 2003 à 2008, Xing Baoyu (邢宝玉, 1948), procureur général de la région autonome (2003-2012), et Xing Yun (邢云, 1952), secrétaire du Parti de la ville de Baotou (2001-2006) et secrétaire de la commission des affaires politiques et légales de la région de 2006 à 2012.
Les connexions de ces trois personnalités permettent de comprendre l’enjeu de l’affaire Yili. Jia Chunwang est un allié de l’ancien tsar déchu de la Sûreté Zhou Yongkang, mais aussi un proche de Liu Yunshan**, chef de file de la « bande mongole » (蒙古帮). Xing Baoyu est lui un allié des premiers jours du même Liu Yunshan en Mongolie-Intérieure, dès 1975. Quant à Xing Yun, c’est un proche de Chu Bo (储波, 1944), l’ancien « Roi de la Mongolie-Intérieure ». Xing est tombé aux mains de la commission disciplinaire du Parti le 25 octobre dernier. Ce n’est pas la première fois que le nom de Liu Yunshan est remis au devant de la scène politique ces dernières semaines. Le 19 octobre, son bras droit, Lu Wei (鲁炜, 1960), patron tombé en disgrâce de l’administration de l’information et de la propagande*, a comparu devant le tribunal de première instance de Ningbo, dans la province côtière du Zhejiang.
*Selon le porte-parole de Yili, Zhang Jianqiu (张剑秋, 1962), l’origine de cette rumeur de mise en examen serait Zheng lui-même, comme d’autres ayant causé d’importantes pertes au groupe. **C’est son absence au Forum économique annuel de Bao’ao en avril dernier qui avait fait naître plusieurs de ces rumeurs.
Revenons aux accusations de Yili contre son ex-PDG. Elles répondent à une série d’attaques contre elle de la part de ce même Zheng Junhuai, qui auraient fait plonger le titre plusieurs fois au cours de l’année à la bourse de Shanghai. S’ajoutent des rumeurs qui ont nourri le mystère autour de cette confrontation entre hauts cadres membres de la même faction politique. En particulier, des rumeurs au sujet de l’actuel patron de la firme laitière, Pan Gang (潘刚, 1970), tour à tour donné malade, en fuite aux États-Unis ou mis en examen*. Pendant de long mois, il s’était fait très discret**, jusqu’à sa réapparition en mai dernier. Une bonne occasion de nuire à sa réputation.

Liu Yunshan et la « bande mongole »

Avant d’intégrer le département de la Propagande puis le Politburo, Liu Yunshan, un des lieutenants de l’ancien président Jiang Zemin, a longtemps été en poste en Mongolie-Intérieure. C’est à cette époque, à la fin des années 1970, qu’il rencontre un certain Tian Conming (田聪明, 1943-2017). À partir de 1975, tous deux sont journalistes pour la branche régionale de l’agence de presse officielle Xinhua, où ils travaillent au service Agriculture et Élevage. Un service que Tian dirige alors, avec Liu Yunshan pour adjoint. Dès 1980, Tian est choisi par Zhou Hui (周惠, 1918-2004), patron du Parti de la province de 1978 à 1986, pour devenir son secrétaire particulier (mishu). Cette connexion entre Tian et Zhou offre à Liu Yunshan l’occasion de se faire remarquer. Ainsi Liu est-il envoyé à l’école centrale du Parti sur recommandation de Zhou Hui. Il revient en 1982 en qualité de secrétaire adjoint pour les Jeunesses communistes de la région autonome. Très impliqué auprès du comité permanent de la province, il est promu par Zhou directeur adjoint du département de la Propagande en 1984. Il en devient le directeur en 1986, sur la recommandation de Tian Congming.
C’est durant cette période que Liu Yunshan mettra sur pied un important réseau de partisans dans toute la Mongolie-Intérieure. Il fut ensuite transféré au département central de la Propagande, département qui deviendra au final son fief personnel.

Le « Roi de la Mongolie-Intérieure » et l’affaire Yili

*Il sera appuyé par Yao Dayue (姚大跃), directeur général adjoint du département de souscription des fonds et Wang Xigu (王锡谷, 1970), assistant du directeur général du département des investissements de Xiangcai. Tous deux feront partie du cabinet de conseil Beijing Hanjun (北京瀚钧). Wang sera consultant et directeur général adjoint, Yao prendra le poste de directeur général du groupe et sera le vice-président de la compagnie Inner Mongolia Trust and Investment (内蒙信托). Chu Huibin était lui le représentant légal de Beijing Hanjun.
Chu Bo devient le chef du Parti de la province de Mongolie-Intérieure en 2001, à la fin d’une période tumultueuse. Il est en effet nommé après un scandale de corruption autour des nouveaux bâtiments officiels de la ville de Hohhot (lire ici et ). Dès 2003, Chu plonge dans le système. Il est notamment mêlé à une retentissante affaire de corruption impliquant notamment Li Jianhua (李建华), l’un des chefs de la police locale de la ville de Baotou . Mais il faut aller plus loin pour comprendre son emprise sur la Mongolie-Intérieure. Outre les nominations politiques qui auront une grande influence sur l’avenir de la région autonome, le pouvoir de Chu Bo s’explique aussi par le rôle de son fils, Chu Huibin (储慧斌, 1971). Diplômé de l’Université d’Économie et de Finance du Hunan, ce dernier est un personnage important dans le monde chinois de la finance. Directeur général adjoint de l’investissement chez Xiangcai Securities (湘财证券), il participe de près à l’offre publique d’achat d’actions « Xiangjiugui » (湘酒鬼股票)* (d’ailleurs toujours cotée en bourse), puis rejoint son père en Mongolie-Intérieure pour exporter le fer produit par le géant de la sidérurgie, Baosteel. Précisons que Chu Huibin est depuis 2005 un ami de Pan Gang, le boss de Yili qui est aussi un proche de Chu Bo.
Ces liens entre les Chu et Pan Gang expliquent aussi pourquoi en 2011 Liu Yunshan, pivot important de la Propagande du Parti, avait protégé Pan face à des accusations de corruption et de détournement de fonds. Ces accusations n’ont jamais abouti, comme les précédentes en 2008 d’ailleurs, lors du scandale du lait contaminé à la mélamine.
Cependant, la situation est différente pour Zheng Junhuai, dirigeant de Yili avant Pan. Des bruits de malversation courent à son sujet. Il se serait allié avec l’ancien conseiller d’État d’ethnie mongole Yang Jing (杨晶, 1953) pour verser des fonds à Chu Huibin, le fils du « Roi de la Mongolie-Intérieure ». L’information n’est pas avérée : elle aurait été dévoilée en 2011 dans des documents sensibles mis en circulation par Zhang Sanlin (张三林, 1938), l’ancien assistant de Zheng. Mais la véracité de ces documents demeure incertaine.
Condamné en 2005, Zheng Junhuai est relâché en 2008. Il s’implique alors dans la restructuration du groupe laitier Red Star (红星集团), sous la protection d’une administration pro-Jiang Zemin. Il rejoint officiellement la firme du Heilongjiang en 2011. Mais cette année-là, il est de nouveau mis en accusation. Zheng Junhuai ne digérera jamais complètement sa condamnation. Si bien qu’aujourd’hui, comme le laisse entendre Yili, Zheng tenterait de se venger en salissant le groupe. Il faut dire qu’il a une grande influence sur l’élite locale, dont il se sert pour maintenir la pression sur la firme laitière par le biais « d’inspections surprises ». En passant en revue la liste des procureurs, un seul nom ressort comme potentiel « examinateur » téléguidé du groupe Yili : un certain Zhu Xiaoqing (朱孝清, 1950), allié de Jia Chunwang et démis de ses fonctions en avril 2014.

Qui protège qui ?

En mars dernier, le groupe Yili a déposé une plainte contre Zheng au parquet général de Mongolie-Intérieure. Il s’agit d’une plainte pour corruption, appropriation de fonds étatiques (surtout au Heilongjiang) et de fonds privés (concernant Yili). Cette mise en accusation intervient alors que l’administration judiciaire est en pleine restructuration. Le 26 octobre, Li Rulin (李如林, 1955), un vétéran du département de la justice proche de Jia Chunwang, est limogé alors qu’il est procureur général adjoint depuis 2014. Celui qui le remplace en juin s’appelle Tong Jianming (童建明, 1963), ancien directeur du bureau des affaires générales du même Jia Chunwang.
*Zhang venait alors remplacer Cao Jianming (曹建明, 1955), un homme de Jia Chunwang, de Luo Gan et de Zhou Yongkang.
Ces changements ne sont pas de bon augure pour Yili. Ils font suite à la nomination de Zhang Jun (张军, 1956) au poste de procureur général du parquet suprême*. Ancien ministre de la Justice, vétéran de la Cour suprême, Zhang est un proche de Luo Gan (罗干 (1935), allié de Jiang Zemin et secrétaire de la commission des affaires politiques et légales de 1998 à 2007, et de son successeur Zhou Yongkang (1942).
Pour le moins curieuse, cette guerre des chefs oppose à la fois l’ancienne élite de la Mongolie-Intérieure, le département de la Propagande et le parquet. Elle soulève néanmoins une question : si l’on considère que Liu Yunshan a protégé Pan Gang par deux fois, mais que l’élite locale (liée à la fois à Liu Yunshan et à Chu Bo) s’est rangée derrière Zheng Junhuai, qui protège qui ? D’où vient la menace ? Les deux questions restent en suspens. En attendant, le système de corruption en Mongolie-Intérieure est loin d’être assaini.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.