Economie
Analyse

Indonésie : les défis économiques du prochain président

Les trois principaux candidats à l'élection présidentielle en Indonésie, de gauche à droite : Anies Badeswan, Prabowo Subiante et Ganjar Pranowo. (Source : Nikkei Asia)
Les trois principaux candidats à l'élection présidentielle en Indonésie, de gauche à droite : Anies Badeswan, Prabowo Subiante et Ganjar Pranowo. (Source : Nikkei Asia)
Les Indonésien votent ce mercredi 14 février pour élire leur nouveau président. Le successeur de Joko Widodo héritera d’un pays qui ne s’est pas encore relevé du choc provoqué par la pandémie. La situation macro-économique de l’archipel reste stable, mais une bonne partie de la population s’est appauvrie et les dividendes de la flambée des prix des matières premières s’estompent. À moyen long terme, l’Indonésie doit accélérer sa marche vers une croissance durable. Les enjeux majeurs : l’industrialisation, la transition énergétique, la déforestation, la submersion de certaines zones côtières – en particulier Jakarta – et le rééquilibrage géographique. Dans le même temps, l’Indonésie devra développer une économie du savoir sous peine de ne jamais pouvoir rejoindre le groupe des pays à hauts revenus.
Prabowo Subianto et son colistier pour la vice-présidence Gibran Rakabuming, fils aîné de l’actuel président Joko « Jokowi » Widodo, sont les grands favoris du prochain scrutin présidentiel du 14 février. Si aucun candidat n’obtient 50 % des voix au premier tour, le second aura lieu le 26 juin prochain. L’économie indonésienne a fait des progrès significatifs après les dix ans de règne de Jokowi, mais elle reste confrontée à de nombreux enjeux à court comme à long terme. Prabowo devra, s’il est élu, démontrer qu’il n’est pas dans les mains des grands lobbies nationaux et qu’il est capable d’accélérer la dynamique de changement initiée par son prédécesseur.

L’héritage contrasté du Covid-19 et de la guerre en Ukraine

La pandémie fut un choc très violent pour l’économie indonésienne. Elle ne s’en est pas entièrement remise. La croissance a certes retrouvé en 2023 son rythme de croisière de 5 %, mais la récession de l’année 2020, prolongée en 2021 par une croissance très molle, ont fait perdre à l’Indonésie sept points de PIB par rapport à la tendance antérieure. L’archipel est même redescendu brièvement en 2020 dans la catégorie des pays à revenus intermédiaires de la tranche dite « inférieure » de la Banque Mondiale – qui est la catégorie où se situe l’Inde.
Source : FMI World Economic Outlook Octobre 2023.
Source : FMI World Economic Outlook Octobre 2023.
Si l’Indonésie a retrouvé une dynamique de l’emploi, la part des emplois informels, très mal rémunérés, a encore progressé. Ils représentent 59 % du marché du travail contre 56% avant le choc de la pandémie. Les pertes de salaires pour les autoentrepreneurs et les travailleurs informels ont dépassé 10 %, ce qui explique l’extrême sensibilité de la population à la question de l’inflation. Le volant d’emplois qualifiés s’est significativement réduit. Le gouvernement a dû mettre en place des programmes de distribution alimentaire et relancer les subventions destinées aux fertilisants et au gasoil.
La guerre en Ukraine a eu un impact à la fois très positif et très négatif. Très positif sur les recettes d’exportation, qui ont bénéficié de l’envolée des cours des matières premières. Les exportations de charbon ont pratiquement doublé en valeur entre le premier et le quatrième trimestre de 2022 avant de retrouver leur niveau d’avant-guerre fin 2023. Le pays a enregistré un excédent inhabituel de sa balance des paiements en 2022 avant de revenir quasiment à l’équilibre l’année dernière.
L’impact négatif de la guerre en Ukraine a porté sur les prix des denrées de base et les risques de rupture d’approvisionnement sur le blé. L’Indonésie était un grand importateur de blé ukrainien, et ce blé jouait un rôle clé dans la fabrication des nouilles instantanées qui constituent le plat du pauvre. On se souvient de la visite de Jokowi en Russie en juin 2022 : l’objectif principal n’était pas la préparation du G20, dont l’Indonésie assurait la présidence en 2022, mais la sécurisation de l’approvisionnement en blé du pays. Cette question du prix des produits de base reste d’actualité. Les prix à la consommation ont retrouvé un niveau moyen inférieur à 3 %, mais celui du riz, du sucre et du poulet restent sous tension.

Gestion macroéconomique solide malgré les sorties de capitaux

L’Indonésie a une politique macroéconomique prudente et sait lutter contre les fuites de capitaux dans les périodes d’incertitude. La remontée des taux d’intérêt aux États-Unis a créé des pressions sur la roupie indonésienne et des fuites de capitaux qui ont atteint un sommet au troisième trimestre de 2023, jusqu’à représenter 0,3 % du PIB. La Banque centrale a réagi par une série de mesures : remontée des taux directeurs, diffusion de liquidités par la baisse des réserves obligatoires imposées aux banques et obligation faite aux exportateurs de matières premières de déposer 30 % de leurs recettes d’exportation à la Banque centrale pendant au moins trois mois. Grâce à ces mesures, les réserves de change du pays n’ont diminué que de 9 %. Elles représentent l’équivalent de six mois d’importations, ce qui est suffisant pour faire face à d’éventuels aléas supplémentaires.
La politique budgétaire du pays est également prudente, avec un déficit toujours inférieur à 3 % du PIB. La dette publique a des caractéristiques dont notre ministre des Finances Bruno Le Maire n’oserait pas rêver. Elle se situe à 38 % du PIB – 72 % de cette dette est domestique et 87% sont constitués par des emprunts à long terme.
Le système bancaire est lui-même robuste, avec un faible niveau des prêts non performants, des provisions largement suffisantes et des ratios de capitalisation très supérieurs aux normes prudentielles internationales. Le prochain président pourra s’appuyer sur cette solidité des données macroéconomiques et financières pour mener une politique de croissance.

L’industrialisation du pays passe par la valorisation des ressources naturelles et la voiture électrique

Il y a un sujet économique sur lequel Prabowo s’est exprimé très clairement pendant la campagne électorale. Il entend achever la politique d’intégration industrielle des filières liées aux matières premières initiée par Jokowi. Il s’agit de ne plus exporter de produits de base comme la bauxite et le nickel, et de contraindre les acheteurs de ces minerais à investir en Indonésie pour y créer une industrie de transformation. Cette politique donne de bons résultats. L’investissement étranger dans l’archipel a atteint des sommets en 2022 avec 44 milliards de dollars, puis en 2023 avec 47 milliards de dollars. Près de la moitié de ces investissements se situent dans les secteurs des mines et de la métallurgie. Ils portent sur la filière bauxite/aluminium, la filière nickel/batteries électriques/moteurs, et celle des batteries lithium-ion.
Le premier partenaire étranger de cette intégration de filières est et restera la Chine, suivie de près par la Corée du Sud. Les entreprises chinoises ont déjà investi dans de nombreuses fonderies de nickel, permettant une multiplication par trente des exportations indonésiennes de nickel raffiné entre 2016 et 2022.
Une autre filière se met en place pour la production de batteries lithium-ion, à partir de lithium importé pour partie d’Australie et de graphite provenant de Chine, avec des investissements du Sud-Coréen Hyundai, du Chinois BYD et du couple sino-coréen constitué par LGES et Huayou Cobalt.
Le gouvernement de Jakarta a par ailleurs mis en place une politique d’exemption de droits de douane et de taxes intérieurs pour les investissements dans l’assemblage de voitures électriques. À ce stade, seuls Hyundai et le Chinois Wuling disposent de petites unités d’assemblage en Indonésie. Une dizaine de sociétés chinoises, sud-coréennes, européennes ainsi que l’Américain Tesla sont en négociation pour d’autres investissements. C’est probablement sur le développement du marché de la voiture électrique et sur la capacité du pays à attirer l’industrie mondiale du secteur, que sera jugée la politique industrielle du prochain président indonésien.

Début de transition vers les énergies renouvelables

Presque tout reste à faire pour la transition énergétique en Indonésie. Selon la Banque Mondiale, la demande d’énergie primaire est fondée à 93 % sur les énergies fossiles, incluant 43 % pour le charbon, 31 % pour le pétrole et 19 % pour le gaz. Les subventions au charbon et au gasoil ont rebondi lors de la pandémie, atteignant de nouveau 2,8 % du PIB en 2022 contre 1,5 % en 2020. Beaucoup reste à faire pour les éliminer et commencer à taxer les énergies fossiles.
Jokowi avait réussi lors du G20 en novembre 2022 à signer un « partenariat pour une transition énergétique juste » avec les États participants au sommet de Bali portant sur une enveloppe globale de 20 milliards de dollars pour accélérer la transition vers une production électrique décarbonée. Mais les négociations sur la mise en œuvre de ce partenariat traînent en longueur et les investissements n’ont pas réellement commencé. Pour le moment, les centrales à charbon représentent toujours 62 % de la production électrique du pays, un niveau comparable à celui de la Chine.
Un marché des permis d’émission a été mis en place en septembre 2023 pour les propriétaires de centrales à charbon. Il a vocation à s’étendre aux autres énergies fossiles par la suite. Le prix de la tonne de carbone reste bas dans les échanges initiaux sur ce marché (4,5 dollars par tonne de CO2). Il faudra 5 à 10 ans pour qu’il se diversifie et atteigne une vraie maturité, à condition que le gouvernement continue à agir pour son développement.
S’agissant des énergies renouvelables, le solaire et l’éolien occupent encore une place marginale dans le mix énergétique, à un niveau très inférieur à celui d’autres pays en développement d’Asie comme l’Inde ou le Vietnam. La géothermie a un potentiel théorique considérable car l’archipel indonésien est situé le long d’une des grandes fractures sismiques de l’océan Pacifique. Mais 5 % seulement de ce potentiel est actuellement utilisé. Le gouvernement affiche de grandes ambitions pour développer les énergies renouvelables à l’horizon 2030, avec des résultats modestes pour le moment. L’accélération de la transition énergétique sera l’un des enjeux majeurs de la prochaine présidence.

Il faut continuer le combat contre la déforestation

L’Indonésie est, avec le Brésil et la République démocratique du Congo, l’un des trois premiers pays au monde par l’étendue de sa forêt primaire tropicale. La déforestation représentait 42 % des émissions de gaz à effet de serre de l’archipel sur la période 2000-2020. Plus d’un million d’hectares de forêts primaires ont disparu chaque année durant la première décennie de ce siècle par l’extension des terres agricoles, les projets miniers, l’exploitation souvent illégale de la forêt pour l’industrie de pâte à papier, et le développement des plantations d’huile de palme.
La bonne nouvelle est que le rythme de déforestation a considérablement diminué. À la suite d’un moratoire sur les nouvelles plantations, le rythme de déforestation a été divisé par dix et n’est plus que de 110 000 hectares par an sur la période 2019-2022. Le gouvernement indonésien a signé l’engagement dit de Glasgow, signé par 140 pays en 2021 en marge de la COP26, visant à ramener à zéro la déforestation dans le monde à l’horizon 2030.
Le plan national indonésien ne prévoit pas une disparition totale de la déforestation, mais un équilibre entre une déforestation limitée au strict nécessaire pour le développement économique, compensée par la réhabilitation des tourbières et des terres abandonnées et une gestion plus rigoureuse des feux de forêts. Le tout doit en principe permettre à la forêt indonésienne d’apporter une contribution positive à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Beaucoup dépendra de la capacité du gouvernement à maîtriser les grands lobbies agro-industriels du pays pour atteindre cet objectif. Prabowo a annoncé son intention de créer une agence interministérielle chargée de mieux coordonner la gestion et la réglementation du secteur.

Nusantara, future nouvelle capitale et symbole du rééquilibrage spatial du pays

Le projet de nouvelle capitale initié par Jokowi a fait l’objet de nombreux débats durant la campagne électorale. Deux des trois candidats, Prabowo et Gandar, y sont favorables mais le troisième, Anies Baswedan, propose plutôt le développement d’une quinzaine de grandes villes sur l’ensemble du territoire. Nusantara se situe sur l’Ile de Borneo à 1500 km à l’est de Jakarta, et le transfert à terme des élites politiques et administratives à proximité du centre géographique du pays constitue une rupture avec l’histoire du développement économique de l’archipel, fondé sur l’exploitation des richesses par les élites économiques et politiques de Jakarta et de l’Ile de Java.
Le projet doit se dérouler sur une vingtaine d’années, avec en ligne de mire le centenaire de l’indépendance du pays en 2045. Il n’en est qu’à ses balbutiements et seulement 2 à 3 % des investissements nécessaires ont été réalisés. Le prochain président devra déterminer si ce projet prend véritablement son envol. Prabowo Subianto le soutient, mais il a aussi proposé un programme de développement de dix « smart cities » à travers le territoire pour répondre aux objections d’Anies. Le rééquilibrage géographique est d’autant plus important que les inégalités entre provinces de l’Indonésie sont les plus élevées d’Asie : l’écart de PIB par habitant entre la province la plus riche (Jakarta) et la plus pauvre (les îles de la Sonde) est actuellement d’un à treize.

L’innovation, talon d’Achille de l’économie indonésienne

Le rattrapage économique de l’Indonésie ne pourra pas réussir à long terme sans l’innovation et la mise en place d’une « économie du savoir ». Or sur ce point, Jokowi n’a pas un bilan très convaincant. Les dépenses de recherche et développement du pays plafonnent à 0,25 % du PIB, un chiffre très inférieur à ceux de l’Inde (0,7 %) ou d’autres pays de l’Asean comme la Malaisie, la Thaïlande ou le Vietnam. En matière d’éducation, les élèves indonésiens se situent régulièrement tout à fait en bas du classement PISA de l’OCDE. Aucune université indonésienne ne figure dans le classement mondial 2023 des 1000 premières universités établi par l’Université Jiaotong de Shanghai. Le classement 2024 de Times Higher Education est un peu plus favorable. Il place cinq universités indonésiennes dans le groupe de celles situées entre 500 et 1000, la première étant la National Cheng Kung University.
Le Global innovation index de l’Office mondial de la propriété intellectuelle (OMPI) couvre différentes composantes de l’innovation : de l’effort de recherche et développement aux dépôts de brevets, en passant par le financement et le développement des start-ups, l’économie numérique, les produits, les services et les exportations de haute technologie. L’Indonésie était classée en 2023 au 61ème rang mondial, nettement derrière ses voisins d’Asie du Sud-Est (Vietnam, Thaïlande, Malaisie, Philippines). Le point fort de l’Indonésie dans ce classement est l’adoption très large de l’Internet et la vitalité de l’économie digitale qui compense pour partie la faiblesse de l’effort d’innovation.
Pour être complet dans ce bref panorama des enjeux économiques et sociaux, il faudrait aussi parler des faiblesses de l’État-providence en Indonésie, qui conduit à un niveau d’inégalités sociales très élevé et proche de celui observé en Inde. Le nouveau président indonésien héritera d’un pays économiquement stable et il ne sera pas immédiatement plongé dans la gestion de crise comme le prochain Premier ministre pakistanais. Mais le menu des réformes à entreprendre est très vaste pour permettre au pays de réussir son rattrapage sur des bases durables.
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.