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Démocratie affaiblie au Japon, glissement totalitaire en Chine : quelles trajectoires politiques ?

Le Premier ministre japonais Fumio Kishida et le président chinois Xi Jinping lors du forum de l'Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) à Bangkok, le 17 novembre 2022. (Source : Japan Times)
Le Premier ministre japonais Fumio Kishida et le président chinois Xi Jinping lors du forum de l'Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC) à Bangkok, le 17 novembre 2022. (Source : Japan Times)
Le lundi 17 avril, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a organisé une rencontre avec Guibourg Delamotte, maître de conférences à l’Inalco et Chloé FROISSART, professeur de science politique à l’Inalco, autour de la parution de La Démocratie japonaise, singulière et universelle de Guibourg Delamotte (collection Gouvernement en question(s), éditions ENS, 2022) et des parutions de Chloé Froissart, « Chine : la crispation totalitaire » (coord., Esprit, n°491, novembre 2022) et « The Chinese Communist Party at 100 » (avec Jérôme Doyon, Journal of Chinese Current Affairs, 51 (3), Décembre 2022).

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Depuis 2021, Asialyst est partenaire de l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

L'ancien premier ministre japonais Shinzo Abe et son successeur Fumio Kishida. (Source : Asia Times)
L'ancien premier ministre japonais Shinzo Abe et son successeur Fumio Kishida. (Source : Asia Times)
Guibourg Delamotte, quels sont les points les plus saillants du livre La Démocratie au Japon, singulière et universelle ?
Guibourg Delamotte : Ce livre avait deux objectifs. Le premier était de montrer que la démocratie japonaise en était bien une – j’ai laissé hors de mon champ de recherche la « démocratie sociale » – et montrer ainsi que la démocratie était bien universelle, si l’on en doutait. Les Japonais se revendiquent du même héritage spirituel que nous. Deuxième objectif : mettre à mal les idées reçues. Première idée reçue : la démocratie au Japon daterait de l’occupation américaine. La démocratie a été imposée dans ses modalités ou dans son calendrier, mais la Constitution a été débattue, amendée, adoptée par la Diète impériale. Surtout, le principe démocratique était connu au Japon : l’archipel avait une expérience du débat, du jeu électoral et des campagnes. La Constitution de Meiji n’était pas démocratique, mais elle garantissait les droits et libertés, elle limitait le pouvoir de l’empereur en établissant un équilibre des pouvoirs. Et dans sa pratique jusqu’au début des années 1930, elle s’est libéralisée et une pratique simili-parlementaire est apparue. Il faut convenir à cet égard qu’en 1889 date de la Constitution de Meiji, les démocraties occidentales sont démocratiques à des degrés divers et limités. Le simple fait d’avoir une monarchie constitutionnelle dans le contexte du XIXème siècle est déjà le signe d’un libéralisme certain.
Deuxième idée reçue : une part de féodalité subsisterait avec des liens d’allégeance obscurs ou anciens. Les lignées politiques existent en effet, les origines locales jouent, les ancrages locaux également – pour ce qui est des lignées politiques, à un degré supérieur à ce que l’on trouve ailleurs – 60 % d’héritiers parmi les élus du Parti libéral démocrate aux élections à la Chambre haute de juillet 2022, et 70 % des Premiers ministres japonais. Mais y voir un héritage féodal, c’est sur-interpréter et avec condescendance.
Quels critères utilisez-vous pour porter un jugement sur le degré démocratique du système japonais ?
Guibourg Delamotte : Je me suis appuyée sur la définition de Christophe Jaffrelot – complète et précise, et élaborée dans le cadre d’une étude de démocraties non-occidentales. La démocratie est selon lui « le système politique qui, dans un État souverain, remet le contrôle du pouvoir exécutif à des représentants du peuple, désignés lors d’élections régulières au suffrage universel (scrutins auxquels les citoyens peuvent presque tous se porter candidats) et qui garantit constitutionnellement la liberté d’expression et d’association. Le personnel politique se soumettant au jeu des élections exerce la plénitude du pouvoir. Il forme une classe de professionnels se renouvelant – de préférence, mais pas nécessairement – au gré des alternances que permet le pluralisme politique. » Par-delà ce cadre, la démocratie est réalisée par ses acteurs : les pouvoirs institutionnels, les contre-pouvoirs, les organisations sociales et politiques, les associations « animant l’espace public ». Cette première définition m’a permis de délimiter mon champ d’investigation.
Autre critère de la démocratie : le fait que les gouvernants aient effectivement les moyens de gouverner. Il faut ensuite que ceux choisis pour gouverner aient effectivement les moyens de le faire. Ils peuvent les obtenir naturellement ou artificiellement. Naturellement, la majorité qui s’est dégagée de la victoire aux élections a toutes les raisons de demeurer stable et soudée : ses membres savent que les électeurs, à travers eux, ont avant tout désigné un dirigeant, et que le rôle des députés du camp vainqueur est de le soutenir. Si, naturellement, la majorité n’est pas soudée, le droit constitutionnel d’après-guerre a inventé, d’abord en Allemagne, les mécanismes du parlementarisme rationalisé qui garantit que le gouvernement en place dispose des moyens nécessaires à son action.
Un troisième critère est à souligner : les gouvernants doivent effectivement être responsables devant les gouvernés. « Cette responsabilité doit être assumée dans l’intervalle des élections, mais c’est à l’occasion de celles-ci qu’elle doit pouvoir être sanctionnée. » Pour que la responsabilité s’exerce dans l’intervalle des élections, il faut qu’existent des contrôles, juridiques, politiques, médiatiques, sur l’action des gouvernants. Mais il faut aussi que le Parlement, singulièrement sa minorité, ait les moyens d’enquêter, de questionner, de critiquer.
Or, au Japon, le Premier ministre est choisi par les partis davantage qu’il ne l’est par leurs électeurs (premier critère). Les dirigeants japonais ont peu de moyens institutionnels de s’imposer – ces moyens qui relèvent du parlementarisme rationalisé (deuxième critère). Enfin (troisième critère), si l’article 104 de la Loi de la Diète permet en théorie à tout parlementaire d’avoir communication de tout document, en pratique cette possibilité peut être restreinte et un parlementaire aura plus de succès s’il est plus proche du pouvoir. Les juges ont une conception de leur rôle comme contre-pouvoirs qui n’est pas celle qu’ont souvent les juges occidentaux : ils estiment que certaines questions relèvent du pouvoir politique et qu’ils n’ont pas à interférer – ce qui rappelle la notion française d’acte de gouvernement. Les journalistes des grands quotidiens ne publient de faits « scandaleux » que lorsqu’ils sont avérés. C’est plutôt la pratique ou une interprétation restreinte de la notion de contrôle, qui en limitent le champ. Il n’y a pas de défaillance systémique.
Quelles sont les singularités du système politique japonais ?
Guibourg Delamotte : Le système politique japonais a des spécificités. La fermeture de la classe politique en est une : 10 % environ de femmes à la Chambre basse, 26 % environ à la Chambre haute. En 2022, l’âge moyen à la Chambre haute dépasse les 56 ans, le plus âgé atteint 80 ans (PLD), le plus jeune 37 ans (Parti communiste japonais, PCJ). Le taux de succès pour les héritiers s’élève à plus de 70 %, contre 22 % environ pour les autres candidats à la Chambre haute en 2022. Pas moins de 9 élus sur 14 ont soit un parent, un grand-parent, un beau-parent ou un parent au 3ème degré à la Diète (arrière-grands-parents, oncle ou tante, neveu ou nièce). Autre spécificité : le système électoral est mixte pour les élections à la Chambre haute comme à la Chambre basse. Peu de pays utilisent le vote unique non transférable qui reste utilisé au Japon pour une partie des circonscriptions dans les élections à la Chambre haute.
Historiquement, la faiblesse du gouvernement – sans droit d’amendement – s’est traduite par l’introduction d’une consultation des députés avant le début de la procédure parlementaire. La Diète a été privée de sa fonction délibérative. Cela ne veut pas dire que la majorité ne soit pas consultée, qu’elle n’ait pas de moyen d’influencer le contenu des textes – au contraire – et même l’opposition peut être consultée. Si l’opposition est unie autour d’un parti et que le PLD est fragile (faible majorité, baisse de popularité), l’opposition a plus de poids.
Le système électoral a beau encourager l’avènement de grands partis, l’attractivité de l’opposition est fonction de la force du PLD. Si le Premier ministre, chef de la majorité, n’est pas soutenu, la majorité se divise et vient renforcer l’opposition. La classe politique est donc friable. En l’occurrence, l’opposition l’est davantage que la majorité. Les alternances ont été rares. Les contrepouvoirs (contrôles parlementaires, judiciaires, journalistiques) existent, avec des modalités ou une acception parfois différente. Les juges estiment qu’ils n’ont pas à s’ingérer dans les questions politiques ; les journalistes « établis » ne vont pas chercher le scandale, mais ne l’étouffent pas quand il apparaît.
Cependant, la démocratie japonaise répond aux critères démocratiques aussi bien que ses consœurs occidentales. Elle a montré qu’elle était capable d’amélioration. À la suite de Fukushima, une commission d’enquête a condamné le système.
Pendant les années Shinzo Abe, la démocratie japonaise s’est-elle plutôt renforcée ou affaiblie ?
Shinzo Abe a fortement contrôlé sa majorité. Il a accru les pouvoirs du Premier ministre sur la bureaucratie. Son assise lui a permis d’ignorer les coutumes mises en place dans les relations avec l’opposition – convoquer une session extraordinaire quand elle le demandait, répondre sans être injurieux. Mais son efficacité est discutable : si beaucoup de réformes ont été adoptées, il a connu un succès mitigé sur un plan économique à cause du contexte international – dont on mesure l’importance actuellement sur les taux de change et l’inflation.
Quelles seraient les réactions du Japon en cas d’attaque de Taïwan ?
Le Japon pourrait porter assistance à Taïwan si l’île n’était pas responsable d’un changement du statu quo. La situation pour l’archipel serait plus compliquée dans le cas contraire. Il pourrait si Taïwan était attaquée, la reconnaître comme État, considérer que sa survie est en cause et qu’il peut faire usage de la légitime défense collective. Il pourrait lui apporter non seulement un soutien logistique mais aussi, dans ce contexte, des armes.
Le président chinois Xi Jinping. (Source : 19fortyfive)
Le président chinois Xi Jinping. (Source : 19fortyfive)
Vos recherches, Chloé Froissart, tendent à montrer qu’on est passé en Chine, de l’autoritarisme au totalitarisme. À quoi le voyez-vous ?
Chloé Froissart : Il existe deux manières de définir le totalitarisme : L’une statique, qui renvoie à une typologie fondée sur un certain nombre de critères. par exemple, un Parti unique, un chef charismatique, le primat de l’idéologie, le monopole des outils de propagande, la présence d’un État policier. Ces critères ne sont pas toujours très utiles car il n’existe pas de solution de continuité entre un régime autoritaire et un régime totalitaire. Il s’agit plus d’une différence de degré que de nature et certains critères peuvent se retrouver, plus ou moins accentués, d’un régime à l’autre.
L’autre définition est dynamique : elle renvoie à un processus d’absorption de la société, de l’économie et de l’État dans le Parti. Une absorption qui tend à la fusion de ces trois entités avec le Parti. L’intensification du contrôle du Parti sur ces trois sphères, la pénétration accrue dans ces domaines qui étaient avant distincts de lui, se traduit par un processus d’homogénéisation, c’est-à-dire de réduction du pluralisme limité qui caractérisait la sphère du social au sens large (incluant l’économie) sous l’autoritarisme selon Juan Linz. C’est ce que Claude Lefort appelle le « fantasme de l’Un », soulignant ainsi une intention – l’abolition de toute séparation entre le Parti et ce qui lui est extérieur – qui n’est pas présente dans l’autoritarisme, mais une intention qui n’est jamais pleinement réalisée. Par exemple, il existe toujours une société, de la résistance dans un régime totalitaire, le contrôle total étant impossible – les manifestations de novembre en témoignent. Ce qui est visé, c’est la disparition du conflit social – qui n’a plus lieu d’être puisque la société est réputée unie dans son identification au Parti – et donc la dénégation des différences. Mais il en va autrement dans la réalité empirique : pour Lefort, le régime totalitaire produit inévitablement des conflits, en dépit de son discours. Il ne s’agit donc pas de chercher une société entièrement à la solde du Parti – cela n’arrivera pas, c’est le fantasme du pouvoir -, ni la soumission de toutes les composantes du Parti à « l’égocrate », selon l’expression de Lefort pour nommer le chef suprême.
Selon cette définition, que je privilégie, le totalitarisme s’appréhende donc via une démarche comparative diachronique. Étudier l’évolution totalitaire d’un régime consiste à identifier l’existence d’un tel fantasme, la mise à disposition des moyens pour y parvenir et le degré de resserrement des espaces de la société civile et de l’État absorbés progressivement dans le Parti et son chef suprême. Autrement dit, cette définition permet de saisir la nature d’un régime à travers sa trajectoire.
Depuis quand le régime de Xi s’est-il radicalisé ? Pour quelles raisons ? Quelles ont été les manifestations de cette radicalisation ? Que signifient-elles pour nous ?
Chloé Froissart : Xi Jinping a été élu secrétaire général du Parti communiste chinois au XVIIIème Congrès en 2012 et président de la République populaire de Chine (RPC) en mars 2013. La radicalisation n’a pas eu lieu au même moment dans tous les domaines. Au moment de la transition politique, corruption, factions, chasses gardées et complots pour la prise de pouvoir (l’affaire Bo Xilai) menaçaient l’unité du Parti. Asseoir plus fermement que jamais les relations d’autorité qui lient le Parti à l’État et le secrétaire général au Parti est apparu comme le seul moyen d’éviter l’implosion du PCC. Cela s’est notamment traduit par une série de mesures prises par Xi Jinping. D’abord, l’élimination des factions via la « campagne anti-corruption », lancée dès l’arrivée de Xi au pouvoir et qui visait à la fois des hauts dirigeants et militaires (notamment les opposants de Xi) et les cadres locaux. De plus, le Parti a dépêché des équipes d’inspecteurs pour enquêter et semer la peur dans les rangs d’organisations publiques de tout type. L’accent a été mis sur la discipline des cadres et leur loyauté au Parti et à son chef suprême. Ce n’est pas une nouveauté dans le régime chinois, mais cette campagne anti-corruption est d’une systématicité et d’une longueur inégalées – périodiquement relancée, elle vise même les cadres à l’étranger.
Autre mesure radicale : le transfert des fonctions de l’État vers le Parti sous l’autorité de Xi Jinping désigné comme « noyau dirigeant » dès 2016. Cela s’est notamment traduit par la création de onze commissions centrales dans des domaines-clés pour contrôler des secteurs jugés stratégiques pour la sécurité de l’État (affaires étrangères, Internet, affaires religieuses, sécurité nationale, économie et finances, etc.). Ces noyaux décisionnaires, présidés par Xi Jinping lui-même et composés de membres du Comité central, ont servi de canaux supplémentaires via lesquels l’autorité émanant du Parti s’est imposée aux administrations.
La reprise en main de la société civile s’est faite plus tard. Elle s’explique par le fait que la conscience des droits, la capacité à s’organiser des citoyens avaient beaucoup progressé, qu’étaient apparues des alliances horizontales au sein de la société. Le « Document n°9 », fuité en juillet 2013, bannit l’usage d’un certain nombre de termes considérés comme véhiculant une influence occidentale néfaste pour le régime : « société civile », « constitutionnalisme » ou « nihilisme historique ». Rétrospectivement, il apparaît comme une sorte de programme pour la reprise en main idéologique dans les universités, de la société civile, et pour la réécriture de l’histoire.
L’étape suivante a été de refaçonner la société civile en une « société du peuple ». Des lois sur la charité et sur les organisations étrangères ont été promulguées en 2016, qui ont coupé les organisations sociales chinoises de leurs soutiens financiers étrangers – et de l’influence en terme de valeurs que cela supposait. Elles ont éradiqué la zone grise non institutionnalisée dans laquelle subsistaient beaucoup d’ONG en les contraignant, via de nouvelles règles d’enregistrement privilégiant les organisations caritatives au détriment des autres, à se transformer en extensions et auxiliaires de l’État-Parti. En outre, des contrôles accrus de l’État ont été mis en place sur les employés et leurs activités : les organisations sociales sont quasiment toutes devenues des prestataires de services de l’État-Parti dans le domaine de la charité.
Parallèlement, on a assisté à une pénétration inégalée du Parti dans les organisations sociales, avec une accélération de la création de cellules du PCC dans les organisations comptant au minimum 3 membres du Parti. Les organisations que ne s’y plient pas ne peuvent s’enregistrer ni obtenir des fonds publics. Au Guangdong, 86,6 % des ONG comprenaient une cellule du Parti dès 2015. Pour s’assurer que ces cellules ne soient pas dormantes, des « responsables de l’orientation du travail du Parti » et des « officiers de liaison », chargés d’observer et rapporter les activités du Parti dans les organisations sociales, y sont employés à temps plein. Il est devenu impossible pour les organisations sociales de jouer le rôle de négociateurs du conflit social comme c’était le cas sous la décennie Hu Jintao-Wen Jiabao. La même chose s’est produite dans les entreprises.
Ce double mouvement de répression et de remodelage se retrouve dans les médias traditionnels et les réseaux sociaux. La reprise en main des médias a eu lieu à partir de 2016 avec la visite de Xi Jinping à CCTV s’adressant à tous les médias : « Votre nom de famille est « Parti » ! », a asséné le président chinois. Xi a rappelé aux médias que leur fonction première était une fonction de courroie de transmission du Parti, leur a dit de mettre l’accent sur des « nouvelles positives » (et non critique) afin d’insuffler une énergie positive à la population. Les médias se sont faits également de plus en plus les instruments du culte de la personnalité de Xi.
Sur Internet, il y a eu des mesures répressives (fermeture des comptes des Big Vs, obligation de s’inscrire sur les réseaux sociaux sous une vraie identité, décentralisation de la censure vers les fournisseurs d’accès, augmentation des mesures répressives avec 3 ans de prison par exemple si un post est vu plus de 5 000 fois et retweeté 500 fois – puis des mesures proactives pour refaçonner la proto-sphère publique sur Internet. Le Parti privilégie désormais les méthodes de persuasion et de manipulation de l’opinion en ligne sur les méthodes répressives, notamment en recrutant des influenceurs qui orientent le débat public dans la ligne voulue par le Parti.
Comment Xi est-il parvenu à renforcer son pouvoir progressivement ?
Chloé Froissart : Il est arrivé au pouvoir grâce à la commission centrale de la discipline, dirigée par Wang Qishan jusqu’en 2017 et qui lui a permis de lancer cette véritable purge stalinienne que s’est avérée être la « campagne anti-corruption ». Il a ensuite développé des réseaux clientélistes, ce qui a permis à sa faction, minuscule lors de sa prise de pouvoir, de devenir la faction dominante au sein du Parti. Sur le plan institutionnel, il a également remis en cause toutes les règles de collégialité, de limite des mandats et de succession instaurées sous Deng Xiaoping. Il a ainsi amendé la Constitution pour faire sauter la limite des deux mandats à l’Assemblée nationale populaire de 2018. Sur le plan idéologique, Xi s’est fait nommer noyau dirigeant du PCC dès 2016 (terme jusqu’alors réservé à Mao), sa pensée a été inscrite dans les statuts du Parti au XIXème Congrès à l’automne 2019 alors que les autres dirigeants avaient dû attendre la fin de leur mandat pour que leur pensée accède à un tel statut. À l’instar de Mao, sa pensée a été publiée : ce sont les quatre tomes de La gGouvernance de la Chine. La résolution sur l’histoire du Parti du 6ème plénum de novembre 2021 place Xi sur un pied d’égalité avec Deng et Mao, dont il apparait comme la synthèse. Mais son charisme est institutionnalisé, pas personnel : Xi est craint, pas admiré ni respecté.
La crise sanitaire l’y a-t-elle aidé ?
Chloé Froissart : Il y a eu plusieurs étapes dans la crise sanitaire. Suite au confinement de Wuhan, Xi a été attaqué de toutes parts : il y a eu plusieurs appels à la démission de la part d’intellectuels critiques et il a été accueilli à Wuhan sous les huées. Puis, il a réussi à retourner la crise à son avantage après le confinement de Wuhan en ayant recours au nationalisme et en faisant de la politique « zéro Covid » la preuve de la supériorité du modèle de gouvernance chinois fondé la surveillance et la privation de liberté au nom de la sécurité du peuple et de la préservation de la vie humaine. Xi s’est également positionné en sauveur du monde en envoyant masques, respirateurs et vaccins. Il s’agissait de se présenter à l’international comme une grande puissance responsable afin de faire oublier les origines de la crise.
La politique « zéro Covid » a permis dans un premier temps de mieux protéger la population de l’épidémie que ne l’ont fait certains pays occidentaux. Mais les coûts collatéraux de cette politique sont progressivement devenus plus importants que les bénéfices tandis que le sentiment que le confinement était mené moins à des fins de protection de la population que de son asservissement, voire de son anéantissement, pour des motivations politiques, s’est imposé lors du confinement de Shanghai au printemps 2022. Les dénonciations et les violences des « hommes en blanc » contre la population ont réveillé le spectre de la Révolution culturelle, tandis que l’entêtement jusqu’au-boutiste de Xi Jinping dans la politique « zéro Covid » était comparé à celui de Mao pendant le Grand Bond en avant. Comme les conséquences économiques du confinement devenaient extrêmement lourdes au lendemain du confinement de Shanghai, les gens ont voulu croire qu’une fois que Xi aurait obtenu son troisième mandat, il assouplirait la politique « zéro Covid ». Mais à l’automne, lorsque l’épidémie est repartie et que de nouveaux confinements sporadiques se sont multipliés à Pékin, Chengdu, Shenzhen, Canton, conduisant Xi à réaffirmer son engagement plein et entier dans la politique « zéro Covid », la coupe du monde du Qatar et l’incendie d’Urumqi ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La population n’en pouvait plus. C’est ce qui a provoqué les révoltes de novembre 2022.
Comment voyez-vous la situation évoluer à Hong-Kong ?
Chloé Froissart : Hong Kong fait désormais partie intégrante du territoire chinois. Il n’y a plus de frontière, la ville a été complètement intégrée dans la « Greater Bay Area ». Le principe « un pays, deux systèmes » a disparu avec la Loi de sécurité nationale de juin 2020. Toute opposition a été éradiquée : il y a eu reprise en main de la société civile, des médias, la plupart des ONG étrangères ont quitté Hong Kong et le système juridique local s’est progressivement aligné sur celui de la Chine populaire. Les arrestations se sont multipliées, ainsi que les tactiques d’intimidation et de pénétration de la société par le Parti, avec des tactiques de Front uni qui visent désormais à absorber le peu d’organisations sociales qui restent. Le Chef de l’exécutif, un policier, est désormais choisi par un comité électoral acquis à Pékin. La réforme électorale de 2021 a éradiqué toute opposition politique au Conseil législatif (Legco). Hong Kong est de plus en plus gouverné directement par Pékin via le Bureau de liaison et, maintenant, directement par le PCC, au détriment de l’État. La réforme passée lors de la session de l’Assemblée nationale populaire de mars dernier a créé un Bureau central de Hong Kong et Macao dépendant directement du Parti, censé remplacer à terme le Bureau des affaires de Hong Kong et de Macao du Conseil d’État. Il s’agit là d’un exemple typique de l’avancée du Parti au détriment de l’État.
Comment évaluer le risque de guerre à Taïwan ?
Chloé Froissart : Ce serait une erreur de sous-estimer le risque de guerre avec Taïwan. Xi, comme Poutine, nous a prévenu par de multiples déclarations : « ne pas passer le problème de Taiwan à la génération suivante » ; « ne pas reculer devant l’usage de la force » ; déclaration à Ursula von der Leyen à Pékin : « Quiconque pense que la Chine va faire des compromis à propos de Taïwan se berce d’illusions ». Mais au-delà des déclarations, la RPC considère de facto que Taiwan fait déjà partie de son territoire. La Chine met tout en œuvre pour prendre le contrôle de la mer, de l’espace aérien et de l’information afin de créer une dissuasion et un encerclement total de Taïwan. Lors de la visite de Nancy Pelosi sur l’île à l’été 2022, et celle de Tsai Ing-wen aux États-Unis en mars dernier – qui ne s’apparentaient pas à des visites d’État remettant en cause le statu quo -, des avions ont franchi la ligne médiane du détroit, considérée comme la frontière entre l’île et le continent, ou ont survolé le sud-ouest de la zone d’identification de défense aérienne de Taïwan. Pour Xi, l’idéologie tend à primer sur les considérations économiques, même si celles-ci seront également prises en compte. Ce qui est présenté comme la « réunification de la nation chinoise » peut s’avérer un élément essentiel de relégitimation pour Xi Jinping, et un ferment de cohésion nationale à un moment où beaucoup de marqueurs sociaux et politiques sont au rouge – ralentissement de la croissance économique, chômage, crise sociale, fatigue idéologique.

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE