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Analyse

"Zéro Covid" en Chine : la contestation tourne au défi politique pour Xi Jinping

Des Pékinois brandissent des feuilles de papier blanc dans une manifestation contre la politique "zéro Covid", après un rassemblement en hommage aux victimes de l'incendie d'Urumqi, dans la capitale chinoise, le 27 novembre 2022. (Source : Reuters)
Des Pékinois brandissent des feuilles de papier blanc dans une manifestation contre la politique "zéro Covid", après un rassemblement en hommage aux victimes de l'incendie d'Urumqi, dans la capitale chinoise, le 27 novembre 2022. (Source : Reuters)
L’exaspération due à la gestion catastrophique de la pandémie du Covid-19 était trop forte. La contestation s’étend désormais dans plus d’une dizaine de villes de Chine. Surtout, elle prend une tournure ouvertement politique, devenant d’ores et déjà la plus grande manifestation anti-régime depuis le massacre de la place Tiananmen en juin 1989 et un défi pour le maître du pays Xi Jinping.
Un mouvement de colère succède à l’autre. La semaine dernière à Zhengzhou, capitale de la province centrale du Henan, le ras-le-bol du « zéro Covid » avait enflammé une partie des 200 000 ouvriers de la méga-usine taïwanaise Foxconn qui assemble les iPhone d’Apple. Quelques jours plus tard, les manifestations ont essaimé à Urumqi au Xinjiang, puis à Pékin, Canton, Nankin, Chengdu, Chongqing et aussi Shanghai. Dans la capitale économique de la Chine, une foule compacte s’est réunie dimanche 27 novembre aux cris de « Xi Jinping démission ! PCC démission ! »
Fait lui aussi inédit depuis 1989, la contestation a gagné les deux plus grandes campus de la capitale, Beida, l’Université de Pékin et la prestigieuse Qinghua. Des centaines d’étudiants se sont réunis ces derniers jours pour s’en prendre à la gestion par les autorités de la pandémie du Covid-19, dont ils dénoncent les excès contraires aux libertés publiques fondamentales. L’université des Communications de Nankin a elle aussi été le théâtre de manifestations, ainsi que d’autres campus à travers le pays.
La Chine est aujourd’hui le dernier grand pays du monde où les autorités imposent des restrictions très sévères à la population pour vaincre la pandémie, dont un confinement qui concerne actuellement d’une façon ou d’une autre plus d’un quart de la population chinoise.
À Shanghai, samedi soir 26 novembre, des centaines d’habitants se sont spontanément réunis pour une vigile dans la rue Wulumuqi (le nom en mandarin d’Urumqi), chantant des slogans tels que : « Nous voulons la liberté ! », « Stop au confinement au Xinjiang ! Stop au confinement dans toute la Chine ! » Parmi eux, certains se sont mis crier : « Xi Jinping, démission ! PCC, démission ! »
« C’est fou de savoir que, dans ces circonstances, il y a encore tant de gens courageux qui se font remarquer. »
Crier de tels slogans en public en Chine est rarissime et peut valoir à leurs auteurs de lourdes peines de prison. Ce phénomène illustre le degré de frustrations et de colère dans la population chinoise confrontée à des conditions de vie devenues pour beaucoup insupportables.
Lors de ces manifestations à Shanghai comme ailleurs, certains sont venus avec des fleurs blanches pour exprimer leur solidarité avec les personnes mortes dans l’incendie de leur bâtiment à Urumqi, ville de 3 millions d’habitants. Le Xinjiang est peuplé notamment de quelque 10 millions de Ouighours, cette minorité turcophone et musulmane victime d’une répression implacable depuis 2015. Une personne participante à cette manifestation a déclaré à l’AFP, sous couvert d’anonymat, être arrivée vers 2 heures du matin : « Un groupe de personnes en deuil déposait des fleurs sur le trottoir, un autre groupe scandait des slogans. C’est fou de savoir que, dans ces circonstances, il y a encore tant de gens courageux qui se font remarquer. »
Dans la même ville, un correspondant de la BBC a été arrêté, battu et emmené les mains menottées, avant d’être relâché selon la chaîne d’information britannique. « La BBC est extrêmement inquiète du traitement de notre journaliste Ed Lawrence qui a été arrêté et menotté alors qu’il couvrait les manifestations, indiquait ce lundi 28 novembre un communiqué de la BBC. Il a été détenu pendant plusieurs heures avant d’être relâché. Pendant sa détention, il a été battu par la police. Cela s’est passé alors qu’il travaillé en tant que journaliste accrédité. » La BBC a demandé des excuses officielles des autorités chinoises.
Cette arrestation et le traitement réservé à ce journaliste illustrent les conditions de travail de plus en plus difficiles des reporters étrangers en Chine où nombre d’entre eux sont soumis à des menaces de non-renouvellement de leur accréditation s’ils écrivent des articles jugés hostiles au régime de Pékin. C’est ainsi que beaucoup dont le statut est précaire pratiquent l’auto-censure.
Dans l’après-midi de dimanche, des centaines de personnes ont encore manifesté dans le centre de Shanghai, brandissant elles aussi des feuilles de papier blanc en se tenant debout en silence à plusieurs carrefours, avant que la police n’arrive et ne les disperse, a confié à l’AFP un autre témoin anonyme. « Nous voulons la liberté, la démocratie, la liberté d’expression et de la presse », demandaient des gens rassemblés dans cette métropole de 25 millions d’habitants. Je n’ai jamais vu ça en Chine », écrit Simon Le plâtre, correspondant du journal Le Monde.

« Vous ne pourrez pas censurer ce qui n’est pas dit. »

Revenons aux faits qui ont déclenché ce mouvement inédit depuis plus de trente ans. Au moins dix personnes sont mortes dans l’incendie à Urumqi. Elles se sont retrouvées pris au piège dans leur appartement lorsque les flammes se sont propagées du 15e au 17e étage d’un immeuble d’habitation de la ville. La porte était verrouillée de l’extérieur par des gardes qui appliquaient les consignes de confinement strict, selon des témoignages de résidents.
Selon l’une des versions officielles, les camions de pompiers venus secourir les habitants de l’immeuble ne pouvaient se garer à proximité en raison des voitures particulières qui encombraient les places de parking. Les autorités locales ont même déclaré que « la capacité de ces personnes à se sauver était trop faible », une explication qui a encore amplifié à la colère sur les réseaux sociaux chinois, des expressions de mécontentement rapidement censurées comme c’est toujours le cas en Chine.
Cette censure est d’ailleurs devenue elle-aussi un motif de colère. Si nombre de manifestants dans ces villes ont arboré des feuilles blanches, vierges de tout message, c’est parce qu’elles étaient le seul moyen pour eux d’exprimer leur hostilité à cette censure. Vendredi dernier, des centaines de manifestants s’étaient réunis dans les rues d’Urumqi, ville pourtant très étroitement surveillée du fait de la présence de Ouïghours. Beaucoup de ces manifestants arboraient des drapeaux chinois tout en exigeant la fin du confinement. Une femme a brandi des feuilles de papier où figurait les chiffres 10 en langues ouïghoure et chinoise, allusion au nombre des morts dans la ville. Dans la foule réunie, plusieurs personnes ont alors fait de même, selon le Washington Post. « Au bout d’un moment, tout le monde s’est mis à faire pareil, souligne Meng, un photographe qui s’est confié au quotidien américain et qui lui a donné ses images de la manifestation. Personne ne disait rien mais nous tous nous savons ce que cela signifie. Supprimer ce que vous voulez. Vous ne pourrez pas censurer ce qui n’est pas dit. »
Dans l’université des Communications de Nankin, des affiches tournant en ridicule la politique « zéro Covid » du pays ont rapidement été arrachées samedi. Mais un étudiant s’est alors tenu debout pendant plusieurs heures devant les restes de l’une de ces affiches brandissant une feuille de papier blanc. Plusieurs centaines d’étudiants l’ont alors rejoint, raconte le journal. Certains d’entre eux ont déposé des fleurs blanches sur le sol pour honorer la mémoire des disparus à Urumqi et se sont mis à chanter : « Reposez en paix ». D’autres ont entonné l’hymne national chinois – dont l’un des passage dit : « Debout ! Les gens qui ne veulent plus être des esclaves ! » -, puis l’Internationale, avant crier : « Longue vie au peuple », précise le Washington Post.
A Pékin, des étudiants ont accroché des masques bleus tachés à l’encre rouge sur les rampes des escaliers de l’Académie du cinéma, selon RFI. À l’université de Harbin dans la province septentrionale du Heilongjiang, des messages en caractères rouges étaient scotchés derrière les vitres des dortoirs : « Sans liberté, nous préférons la mort – hommage silencieux aux victimes d’Urumqi ». Le slogan n’a pas été choisi au hasard : il fut scandé par les centaines de milliers de manifestants réunis sur la place Tiananmen en mai et juin 1989 pour réclamer davantage de démocratie en Chine. Le 4 juin, sur l’ordre du dirigeant de l’époque Deng Xiaoping, l’armée populaire de libération avait tiré à balles réelles sur la foule, tuant jusqu’à 2 000 morts selon les bilans les plus crédibles établis par des observateurs étrangers présents sur place.
Dimanche soir encore, entre 300 et 400 personnes s’étaient rassemblées plusieurs heures sur les berges de la rivière Liangmahe qui traverse le centre de Pékin. Selon des journalistes de l’AFP témoins de la scène, certains criaient : « Nous sommes tous des gens du Xinjiang ! Allez le peuple chinois ! »
D’autres université ont, elles aussi, connu des manifestations du même ordre, dont celles de Xi’an ou Wuhan, la ville où avaient décelés les premiers cas de Covid-19 fin 2019. Dans cette ville, les étudiants de l’Université des technologies ont déposé des bougies sur sol formant les chiffres 11.24 en mémoire de la tragédie de jeudi 24 novembre à Urumqi.

Pris de court, les censeurs ont repris le dessus

Devant l’ampleur du mouvement de contestation, plusieurs universités à Pékin ont décidé de renvoyer leurs étudiants dans leurs familles pour des vacances anticipées puisque les congés du Nouvel An lunaire chinois commencent fin janvier cette année. « Il y a trop de gens à punir, vous feriez mieux de relâcher la pression sanitaire », écrivait lundi un internaute cité par RFI.
Les images des feuilles blanches brandies par les protestataires à Urumqi puis ailleurs dans les grandes villes chinoises ont très vite inondé les réseaux sociaux, dont la messagerie WeChat, les censeurs chinois ayant le plus grand mal à les éliminer rapidement tant ils étaient nombreux. Ces feuilles blanches sont très rapidement devenues le symbole de la contestation partout où elle s’exprime. Dans la petite ville de Wuzhen, dans la province du Zhejiang au sud de Shanghai, une jeune femme apparaît sur une vidéo marchant dans les rues avec des chaînes autour de ses poignets, un morceau de sparadrap sur la bouche et du papier blanc dans ses mains. La vidéo a très vite été effacée des réseaux sociaux. Ces feuilles blanches étaient déjà le symbole de la contestation à Hong Kong en 2020 : les manifestants exprimaient ainsi leur opposition à la Loi sur la sécurité nationale imposée en juin par Pékin, et qui a eu pour effet de bâillonner toute forme de contestation dans l’ancienne colonie britannique.
Dans un premier temps pris de court par les flux gigantesques d’images et de commentaires sur les réseaux sociaux, les censeurs de Pékin ont fini par prendre le dessus, si bien que plus rien ou presque n’était visible ce lundi. « Des dizaines de millions de posts ont été filtrés » pour ensuite en éliminer ceux jugés subversifs, explique Kerry Allen, une analyste de la BBC spécialisée sur les médias. Le stratagème est ingénieux car pour les autorités, « craindre des feuilles blanches [pour en faire un motif d’arrestation] serait un aveu de faiblesse », souligne-t-elle.
« Il s’agit probablement du plus grand mouvement social depuis 1989, et sa signification est d’autant plus forte qu’il surgit juste après le XXe Congrès. Le Covid-19 est le déclencheur, mais il y a des motivations politiques derrière », estime Chen Gang, chercheur à la National University of Singapore, cité par Le Figaro.
Il n’empêche, le régime chinois est pris en tenaille entre la volonté affichée par le dirigeant suprême Xi Jinping avec qui il est quasi impossible de s’opposer frontalement et le fait qu’en raison d’un faible taux de vaccination en Chine avec des vaccins chinois notoirement d’une faible efficacité, lever les restrictions d’un seul coup risquerait fort de provoquer une hécatombe de décès, jugent des sources sanitaires informées. Lundi, des patrouilles de police sillonnaient les quartiers de Pékin et Shanghai où se déroulaient les manifestations la veille tendis qua la rumeur courrait d’arrestation nombreuses.
Ce vent de fronde qui croît de jour en jour constitue un véritable défi politique pour le pouvoir chinois. Car il démontre d’une part le courage insoupçonné des manifestants qui prennent délibérément de grands risques et d’autre part, l’impossibilité des autorités de maintenir une chape de plomb sur ces événements, en dépit des moyens de censure considérables dont elles disposent. Pour autant, ces mêmes autorités possèdent d’énormes moyens de répression pour réduire la contestation au silence, dans le sang si nécessaire comme cela a été le cas en juin 1989. Elles pourraiet ainsi faire usage de la police militaire, une unité d’élite lourdement armée et entraînée, pour « rétablir le calme dans les rues des villes.
L’étape ultérieure serait d’avoir recours à l’armée si la contestation devait encore échapper à tout contrôle. Une étape qui serait funeste pour l’image de la Chine déjà grandement détériorée. Mais ceci ne réussirait cependant pas à éteindre la colère dans le pays, même si celle-ci ne pourrait plus s’exprimer en public. Il est, à ce titre, révélateur que les étudiants prennent part à la contestation puisqu’ils sont trop jeunes pour avoir vécu la tragédie de la place Tiananmen et qu’ils sont soumis à un enseignement soigneusement contrôlé qui s’apparente à un lavage de cerveau.
Réunissant quelques dizaines de milliers de manifestants au total pour une population chinoise d’1,4 milliard d’habitants, ces manifestations peuvent paraître insignifiantes au premier regard. Mais elles ne sont que la partie émergée d’un iceberg de colère rentrée de Chinois qui ont peur de s’afficher au grand jour, sachant le châtiment auquel ils s’exposeraient s’ils le feraient.
Ces manifestations auront d’autre part de façon quasi certaine des conséquences politiques à l’intérieur du régime et du Parti. Elles ne manqueront pas de donner du crédit à ces responsables opposés à l’exercice solitaire du pouvoir de Xi Jinping qui s’est illustré avec éclat pendant le XXème congrès du PCC. Ce dernier s’était achevé début novembre par un triomphe apparent de Xi Jinping à qui il a été confié un troisième mandat à la tête du pays, fait sans précédent depuis la mort de Mao Zedong en 1976, qui a requis un amendement de la Constitution. Ce coup de force n’a pas été sans susciter un profond mécontentement chez certains cadres du Parti car il signifie la fin de la collégialité du pouvoir, estiment les observateurs de la Chine.
Même si le pays est essentiellement dirigé par les sept membres de la Commission permanente du Politburo du Parti, présidée par Xi Jinping, qui prend seule toutes les grandes décisions stratégiques touchant à l’avenir de la Chine, le Parti fonctionnait jusque-là sur une certaine forme de collégialité puisque les membre du Bureau politique conservaient un certain degré de droit de regard sur la gestion du pouvoir et étaient régulièrement consultés, estiment les analystes. Aujourd’hui, l’architecte en chef de la gestion de la pandémie appliquée d’une main de fer depuis trois ans n’est autre que Xi Jinping lui-même. Lors du XXème Congrès, il avait clairement déclaré que cette politique resterait en place car « elle sauve des vies ». Or cette décision apparaît de plus en plus inepte, suscitant une colère croissante dans le pays mais aussi d’énormes contraintes pour une économie en chute libre.
Cette politique a beaucoup contribué à un fort ralentissement de la croissance économique chinoise, à une hausse très rapide du chômage, en particulier des jeunes, et aussi au départ de très nombreux investisseurs étrangers pour qui les conditions de travail en Chine sont devenues trop difficiles.
Pour beaucoup d’experts de la Chine, cette politique dont le but affiché est d’endiguer la pandémie est en réalité aussi un outil politique. Il sert à renforcer encore le contrôle de la population. Notamment grâce aux techniques sophistiquées de reconnaissance faciale et au système extrêmement contraignant des tests PCR qui doivent être affichés dans les téléphones portables des Chinois. Cette surveillance constante de la population, même si elle réunit le soutien d’une partie des Chinois pour qui elle permet de lutte contre la criminalité, est décriée par d’autres qui y voient une intrusion des autorités dans leur vie privée.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).