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Dans le Japon impérial, la poésie est un outil hautement politique

Détail de la couverture du livre "Kokin waka shû - Recueil de poèmes japonais d'hier et d'aujourd'hui"", anthologie traduite par Michel Vieillard-Baron, Éditions Belles Lettres. (Source : Belles Lettres)
Détail de la couverture du livre "Kokin waka shû - Recueil de poèmes japonais d'hier et d'aujourd'hui"", anthologie traduite par Michel Vieillard-Baron, Éditions Belles Lettres. (Source : Belles Lettres)
Le lundi 6 mars, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a organisé une rencontre avec Michel Vieillard-Baron, professeur de langue et littérature japonaises classiques à l’Inalco, Valérie Lavoix, maître de conférences en langue et littérature chinoises classiques à l’Inalco et Estelle Bauer, directrice de l’IFRAE et professeure d’histoire de l’art du Japon classique à l’Inalco. Un débat proposé et animé par Guibourg Delamotte, maître de conférences à l’Inalco, autour de la parution de la traduction du Kokin waka shû par Michel Vieillard-Baron (Les Belles Lettres, 2022).

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Depuis 2021, Asialyst est partenaire de l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

Qu’est-ce que le Kokin waka shû ?
Michel Vieillard-Baron : Le Kokin waka shû, Recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui, est la première anthologie de poèmes en japonais (waka) compilée sur ordre impérial. Avant, avaient été ordonnées trois anthologies impériales, mais il s’agissait d’anthologies de poèmes écrits en chinois par des auteurs japonais : le Ryôun-shû, compilé en 814 sur ordre de l’empereur Saga, le Bunkashûrei-shû, compilé en 818 sur ordre du même empereur Saga, et le Keikoku-shû, compilé en 827 sur ordre de l’empereur Junna. Le Kokin waka shû est donc la première anthologie « officielle » de poésie en langue vernaculaire (waka). Le Man.yôshû, compilé vers 780, est également une anthologie de poésie en langue vernaculaire, mais il ne s’agit pas d’un recueil compilé sur ordre impérial. Le terme waka qui figure dans le titre a deux sens : au sens large, il désigne tout poème écrit en langue vernaculaire (en japonais) ; au sens étroit, il désigne un poème de trente et une syllabes réparties en cinq vers de 5, 7, 5, 7, 7 syllabes, le genre le plus représenté dans le recueil.
Le Kokin waka shû, ordonné par l’empereur Daigo (885-930 ; r. 897-930), fut compilé vers 905 par quatre poètes réputés pour leur expertise dans l’art poétique : Ki no Tsurayuki (mort en 945), Ki no Tomonori (mort en 905 ou 906), Oshikôchi no Mitsune ( ?- ?), Mibu no Tadamine ( ?- ?). Le Recueil contient 1 111 poèmes de 122 poètes identifiés dont 26 femmes. Les poèmes les plus anciens datent du VIIIème siècle. Les plus récents sont contemporains des compilateurs.
Le Kokin waka shû est une œuvre dont la structure est parfaitement concertée. Elle comporte deux préfaces, l’une en japonais écrite par Ki no Tsurayuki (considérée comme le texte fondateur de la réflexion poétique japonaise) et l’autre en chinois écrite par Ki no Yoshimochi. Les 1 111 poèmes sont répartis en 20 livres : Livres 1 et 2, Printemps ; Livre 3, Été, Livres 4 et 5, Automne ; Livre 6, Hiver ; Livre 7, Poèmes de célébration ; Livre 8, Poèmes de séparations ; Livre 9, Poèmes de voyages ; Livre 10, Noms de choses (poèmes composés selon le procédé rhétorique du « mot caché » ; Livre 11 à 15, Amour ; Livre 16, Élégies funèbres ; Livre 17 et 18, Poèmes sur des sujets variés ; Livre 19, Poèmes de formes diverses ; Livre 20, Chants du chœur, Chants pour le divertissement des dieux, Chants de l’Est.
Les poèmes de saison qui occupent les six premiers livres et représentent un tiers des poèmes du Recueil sont classés de manière à évoquer le développement du thème. Ainsi le premier poème du Recueil chante-t-il le premier jour du printemps (qui correspondait au premier jour de l’année selon le calendrier alors en vigueur) ; le dernier poème de saison (le n°342) chante, lui, le dernier jour de l’hiver et dernier jour de l’année. En lisant les poèmes de saisons nous parcourons donc une année entière, découvrant au fil des poèmes chacune des caractéristiques des saisons. Le printemps et l’automne, saisons les plus spectaculaires au Japon, se voient chacune consacrer deux livres de poèmes. Ce même principe de classement – invention géniale des compilateurs – est adopté pour les poèmes d’amour qui occupent eux aussi un tiers du Recueil. En lisant les cinq livres de poèmes d’amour (Livres 11 à 15), nous sommes témoins des différentes étapes de la relation amoureuse, depuis la passion qui n’ose s’avouer jusqu’à la lassitude et la séparation.
Il convient sans doute de préciser à quoi correspondent les « d’hier et d’aujourd’hui » du titre. « Hier » désigne la période allant de l’Antiquité jusqu’à l’époque des six génies de la poésie japonaise évoqués dans les Préfaces du Recueil, soit du VIIIème siècle à la fin du IXème siècle. « Aujourd’hui » correspond à la période contemporaine, époque des compilateurs, soit les années 887 à 913.
Le Kokin waka shû est une œuvre qui prend naissance dans un contexte politique précis auquel elle doit certaines de ses spécificités. Quelles sont-elles ?
Michel Vieillard-Baron : Fujiwara no Yoshifusa (804-872) instaura le « gouvernement des régents et grands chanceliers » (sekkan seiji), stratégie destinée à renforcer les liens entre la famille impériale et le clan Fujiwara. Cette stratégie de gouvernement consistait pour les Fujiwara à faire entrer certaines de leurs filles dans le gynécée de l’empereur afin de devenir le grand-père ou l’oncle maternel d’un prince qui serait à son tour empereur et ainsi affermir leur pouvoir personnel et celui de leur famille Fujiwara. Tant que l’empereur était enfant, son grand-père occupait la fonction de régent, une fois l’empereur officiellement en âge de gouverner, son grand-père devenait grand chancelier (kanpaku) ou ministre (daijin). Cette politique fut poursuivie jusque dans la seconde moitié du XIème siècle. Pour que leur stratégie réussisse, ces personnages Fujiwara avaient besoin de liens personnels forts avec les personnes vivant dans le « palais de derrière » (kôkyû), résidence des épouses de l’empereur, aussi y favorisèrent-ils la création de cercles constitués majoritairement de femmes et incluant le souverain, au sein desquels s’échangeaient des « poèmes japonais » (waka). La compilation du Kokin waka shû peut donc être vue comme la reconnaissance officielle de la poésie en langue vernaculaire, et, à travers elle, la réussite de la politique mise en place par les Fujiwara. Il convient de souligner que ce nouvel essor de la poésie japonaise eut lieu à la même époque que la mise au point du syllabaire japonais hiragana qualifié « d’écriture féminine » (onnade) par opposition à l’écriture chinoise, « l’écriture masculine » (otokode), syllabaire qui permettait de noter facilement la langue japonaise et donc la poésie.
Quelles sont les formes des anthologies poétiques chinoises ? Ont-elles une portée politique ?
Valérie Lavoix : Quant au rapport entre poésie et politique dans le contexte chinois, l’exemple canonique, qui se trouve d’ailleurs être une source pour les préfaces du Kokin waka shû, est le Shijing (Shikio en japonais). C’est une anthologie qui n’est pas impériale mais royale, puisqu’elle est antérieure à la fondation du premier empire à la fin du IIIème siècle avant l’ère commune. Elle rassemble des poèmes anonymes, dont la composition et la transmission a dû couvrir une assez longue période, approximativement du XIème au VIème siècle sous la dynastie historique des Zhou, laquelle est demeurée un modèle pour l’idéologie politique des dynasties impériales postérieures.
Selon l’historiographie et la bibliographie officielles, « il existait dans l’antiquité des officiers préposés à la collecte des poèmes, grâce auxquels le souverain pouvait observer les mœurs et les coutumes, prendre la mesure des succès et des échecs, examiner et amender sa propre politique ». L’édition de l’anthologie, au sens d’une sélection parmi ce corpus plus vaste, est attribuée à Confucius, ce qui conforte encore son poids philosophico-politique et moral. Elle se compose de 305 chants dits populaires (chansons d’amour et d’accordailles), de fête ou de cour, qui purent être représentés lors de diverses cérémonies de la vie de la cour (banquets des princes feudataires, cérémonies rituelles liées au culte des ancêtres de la maison royale par exemple). Elle est conçue pour répondre au besoin de légitimation du pouvoir royal.
Aux époques ultérieures, les sources historiques attestent de la citation de poèmes du Shijing à double entente ou comme argument d’autorité politico-moral. « Jadis, quand les feudataires et les ministres se rencontraient entre États voisins, ils usaient les uns avec les autres de discours allusifs ; au moment des salutations cérémonielles, ils se devaient d’alléguer un poème afin de faire connaître leur intention. Sans doute cela permettait-il de faire le départ entre les gens de valeur et les médiocres, afin de jauger les chances de prospérité ou de déclin. » Au VIème siècle avant l’ère commune, on connaît de véritables joutes politico-diplomatiques, lors desquelles une alliance entre deux principautés se négociait en citant des chants d’amour du Shijing, en re-contextualisant ces textes dans la négociation diplomatique alors même qu’ils racontaient les « amours de village ».
Que représente le Kokin waka shû dans l’histoire de l’art japonais ?
Estelle Bauer : Certains poèmes du Kokin waka shû ont été composés en lien avec des paravents. C’est un mode de création important qui associe peinture, poésie et calligraphie. Le processus de création peut se présenter de différentes manières. Par exemple, un commanditaire demandait à un poète de composer des poèmes sur un thème, qui étaient ensuite soumis à un peintre pour qu’il s’en inspire ; ensuite, les poèmes étaient calligraphiés sur des cartouches que l’on apposait sur le paravent. Mais il arrivait aussi que le poète s’inspire d’une peinture déjà existante et transmette ensuite son ou ses poèmes au calligraphe qui les inscrivait sur les cartouches du paravent. Dernière possibilité : le commanditaire donnait un même thème au poète et au peintre qui travaillaient en parallèle, et les poèmes étaient ensuite calligraphiés sans que le poète n’ait nécessairement vu la peinture. On comprend que l’ordre des opérations variait selon les circonstances. Il subsiste un paravent datant du XIIème siècle sur lequel on aperçoit des carrés vides, les cartouches, qui sont les emplacements destinés aux poèmes, mais qui n’ont jamais été calligraphiés pour une raison que l’on ignore.
Il existe aussi un genre important dans l’histoire de la peinture au Japon : celui des portraits de poètes accompagnés de poèmes, où le Kokinshû est très présent. L’œuvre la plus ancienne est un rouleau (emaki) du XIIIème siècle qui réunit 36 poètes et porte le titre de Sanjûrokkasen-e (« Peinture des 36 génies de la poésie »). La peinture en couverture du livre de Michel Vieillard-Baron en est précisément un détail. Elle représente Ono no Komachi, une immense poétesse. Sur l’œuvre originale, le portrait est précédé par son nom, des éléments sur sa biographie et l’un de ses poèmes figurant dans le Kokin waka shû.
Il existe une autre anthologie, le Hyakunin isshu (« De cent poètes un poème »), compilée au XIIIème siècle par Fujiwara no Teika et traduite en français par René Sieffert. Le Hyakunin isshu a connu une très importante postérité, en particulier à l’époque d’Edo. Dans cette anthologie, vingt-quatre poèmes proviennent du Kokin waka shû sur les cent poèmes. Il s’agit donc d’une sorte d’anthologie d’anthologies. À l’époque d’Edo, le Hyakunin isshu a donné lieu à toutes sortes d’œuvres peintes qui peuvent aussi se présenter comme une succession de portraits de poètes précédés de leur nom et du poème sélectionné. Ces œuvres prennent la forme de rouleaux, de feuilles de papier séparées ou de jeux de cartes. La Bibliothèque nationale de France à Paris en possède. On peut dire que le Hyakunin isshu a contribué, lui aussi, à la diffusion de poèmes du Kokin waka shû. Il existe enfin des objets décorés à l’image d’un unique poème du Kokin waka shû – comme des écritoires en laque, qui sont plutôt des objets de luxe et qui s’adressent à des amateurs éclairés.
Quels sont les thèmes poétiques abordés dans le Kokin Waka Shû ?
Michel Vieillard-Baron : Les grands thèmes du Recueil sont sans conteste les saisons et l’amour, et parmi les saisons, le printemps et l’automne qui se voient consacrer, nous l’avons dit, le double de poèmes par rapport aux autres saisons. Cela peut s’expliquer par la spectaculaire beauté de ces saisons au Japon avec les fleurs de cerisier au printemps et les feuillages rougis en automne. Les autres thèmes sont au Livre VII, les poèmes de célébration, parmi lesquels figure le poème qui sert de paroles à l’hymne national du Japon :
343. [Anonyme] [Sujet inconnu.]

Wa ga kimi ha
Chiyo ni yachiyo ni
Sazare ishi no Autant qu’il faut au
Ihaho to narite Gravier pour devenir rocher
Koke no musu made Et que le couvre la mousse.

Que vive notre souverain
Mille, huit mille générations
Autant qu’il faut au
Et que le couvre la mousse.

On trouve également un livre entier (le Livre VIII) consacré aux séparations. Il ne s’agit pas ici de séparations d’amants, mais de séparations d’amis ou de collègues, par exemple. Le poème que je vais citer fut sans doute composé par un homme qui partait prendre ses fonctions en province (poème n°367) :
367. [Anonyme] [Sujet inconnu.]

Kagiri naki
Kumowi no yoso ni
Wakaru tomo
Hito wo kokoro ni
Okurasamu ya ha

Certes je me rends
Au-delà des nuées infinies
Et nous serons séparés
Mais pensez-vous que je vous laisserai
Sans vous emporter dans mon cœur ?

Le livre IX est consacré aux poèmes de voyage. Le voyage était dans le Japon classique considéré comme une expérience triste, dangereuse. On quittait ses proches et on ne savait pas si on reviendrait. Aussi la tonalité des pièces est-elle plutôt mélancolique.
Le livre X contient les poèmes appelés « Noms de choses » (mono no na), ou poèmes composés selon le procédé rhétorique du mot caché. Il s’agissait d’insérer discrètement dans le poème, en jouant sur les homophonies de la langue japonaise, un nom de chose donné à l’avance. Dans le poème ci-après, le mot donné à l’avance est « fleurs d’abricotier » (karamomo no hana) qui figure en gras dans la transcription de l’original :
429. [Kiyohara no] Fukayabu
Fleurs d’abricotier (karamomo no hana).

Afu kara mo
Mono ha naho koso
Kanashikere
Wakaremu koto wo
Kanete omoheba

Je me sens triste
Depuis le moment où nous
Nous sommes rencontrés
Car déjà je pense qu’un jour
Nous devrons nous séparer.

Les Livres XI à XV sont dédiés à l’amour. Là encore, les poèmes sont arrangés de manière à décrire l’évolution de la relation amoureuse. Dans les trois premiers livres (des poèmes 469 à 634), les waka chantent l’impatience d’une première rencontre avec l’être aimé. Mais le bonheur est de courte durée et dès le poème 641, les amants regrettent de se séparer à l’aube, déplorent que le souvenir de leur rencontre s’efface (poème 643), effet du passage du temps. Á partir de là, et jusqu’à la fin du dernier livre des poèmes d’amour, le cinquième, les waka expriment le regret de l’être aimé perdu, de l’amour perdu, du temps perdu. Citons à titre d’exemple un poème qui illustre la conviction que l’amour permet de surmonter tous les obstacles :
512. [Anonyme] [Sujet inconnu.]

Tane shi areba
Iha ni mo matsu ha
Ohinikeri
Kohi wo shi kohiba
Ahazarame ya mo

Une graine a suffi :
Même parmi ces rochers
Le pin a poussé !
Si l’on aime d’un amour vrai
Comment ne pas se rencontrer ?

Le livre XVI contient les élégies funèbres. On trouve dans ce livre des poèmes poignants, comme par exemple ce waka composé après l’enterrement du ministre de Horikawa, Fujiwara no Mototsune (836-891), au mont Fukakusa à Kyôto :
832. Kamutsuke no Mineo

Fukakusa no
Nobe no sakura shi
Kokoro araba
Kotoshi bakari ha
Sumizome ni sake

Ô vous cerisiers
De la plaine de Fukakusa,
Si vous avez du cœur
Teintez, au moins cette année,
D’encre noire vos pétales !

Les livres XVII et XVIII sont consacrés aux « Poèmes sur des sujets variés » (zô no uta), c’est-à-dire des poèmes sur des sujets autres que ceux des autres livres. Voyons par exemple un poème composé pour remercier l’hôte d’avoir hébergé le poète et lui avoir prêté une tenue de nuit :
876. Ki no Tomonori
Alors qu’il s’était rendu chez quelqu’un à cause d’un interdit de direction, le maître de maison lui prêta une tenue ; Tomonori, la lui rendant le lendemain, composa ce poème.

Semi no ha no
Yoru no koromo ha
Usukeredo
Utsuriga koku mo
Nihohinuru kana

Bien délicat
Ce vêtement de nuit,
Une aile de cigale,
Mais combien puissant était
Le parfum qui l’imprégnait !

Le livre XIX est consacré aux « Poèmes de formes diverses » (zattai). Les poèmes de ce livre se distinguent des waka canoniques par leur forme ou par le traitement du sujet. C’est ainsi que sont recueillis ici cinq poèmes longs (chôka), qui consistent en une série d’éléments 5/7 en nombre non défini, complétée par un heptasyllabe additionnel. On trouve également quatre « poèmes avec reprise du mètre du tercet initial » (sedôka) constitués de deux tercets de 5/7/7 syllabes. Il s’agit d’une forme poétique déjà tombée en désuétude au VIIIème siècle. Enfin, sont recueillis ici les poèmes « non conformes à la norme » (haikaika). Ces poèmes s’écartent de la norme du waka classique par un ou plusieurs aspects : emploi de termes en principe bannis de la poésie classique, expressions de la langue parlée, ton du reproche ou de la plaisanterie. Lisons à titre d’exemple de cette dernière catégorie le poème 1011 dans lequel l’auteur introduit l’onomatopée hitoku imitant le cri de la fauvette, expression qui signifie également « Un homme vient ! ».
1011. [Anonyme] [Sujet inconnu].

Ume no hana
Mi ni koso kitsure
Uguhisu no
Hito ku hito ku to
Itohishi mo woru

J’étais venu
Pour voir les fleurs de prunus
Mais la fauvette
Qui déteste que je sois là
Crie : « Un homme vient ! Un homme vient ! »

Enfin, le Livre XX, le dernier, rassemble des poèmes destinés à être chantés avec accompagnement musical lors de fêtes religieuses.
Ces thèmes se retrouvent-ils dans la poésie chinoise ?
Valérie Lavoix : Les anthologies strictement poétiques étaient fondamentalement structurées par des critères formels, et secondairement par des critères chronologiques et/ou hiérarchiques. Au début du VIème siècle, avec L’Anthologie des belles lettres (Wenxuan) connue au Japon sous le nom Monzen, et qui est consacrée autant à la poésie qu’à la prose, on trouve un classement thématique des poèmes. Mais à la notion de thème se surimpose souvent le critère de la circonstance de composition, révélateur de l’importance socio-politique de la pratique poétique en Chine. Peu après le Wenxuan, fut compilée une anthologie de poèmes « galants », les Nouveaux chants pour les terrasses de jade (Yutai xinyong). Mais on ne trouve pas en Chine de recueil observant une temporalité propre aux thèmes évoqués, comme c’est le cas du Kokin waka shû.
Quels principes de traduction avez-vous adopté et quelles ont été vos contraintes ?
Michel Vieillard-Baron : Je me suis efforcé de respecter autant que faire se pouvait le mètre du waka, c’est à dire, de traduire les poèmes en cinq vers de 5/7/5/7/7 syllabes. Mais je me suis autorisé des licences quand je considérais que ce mètre obligeait à « tordre » le français. J’ai toujours veillé à ce que la traduction soit facilement compréhensible. D’autre part, je me suis attaché à rester aussi fidèle que possible au sens du poème original. Quand la fidélité au sens imposait d’expliquer certains points, je les ai expliqués dans les notes. Enfin, une des caractéristiques de la poésie du Kokin waka shû est que les poètes ont abondamment utilisé les mots à double entente ou « mots-pivots » (kake kotoba), ce qui implique parfois de traduire deux fois le poème (ce double sens du poème était implicite pour les Japonais de ce temps). Voyons à titre d’exemple un poème qui contient quatre « mots-pivots » : kiku , « ouïr/chrysanthème » ; okite, « se lever/se déposer » ; omohi, « tourments d’amour », ce dernier mot contenant hi, « soleil » ; kenu, « disparaître/mourir », et se prête donc à une double lecture. Il s’agit d’une part d’un poème d’amour (partie gauche de la traduction) et d’autre part, d’une pièce sur la fragilité de la rosée (partie droite de la traduction) :
470. Le maître de la Loi Sosei
[Sujet inconnu.]

Oto ni nomi
Kiku no shira tsuyu
Yoru ha okite
Hiru ha omohi ni
Ahezu kenubeshi

Par la seule renommée
J’ai ouï parler d’elle : / Sur le chrysanthème la blanche rosée
La nuit je me lève / La nuit se dépose
Et le jour, à mes tourments d’amour / Et le jour, au soleil
Ne pouvant résister, je disparaîtrai / Ne pouvant résister, [elle disparaîtra.

Est-ce la première fois que des poèmes écrits par des femmes sont recueillis dans une anthologie ?
Michel Vieillard-Baron : Il figurait déjà des poèmes écrits par des femmes dans le Man.yôshû, somme de la poésie antique compilée vers 780. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de la poésie japonaise, les femmes ont toujours composé.
Les femmes poètes ont-elles leur place dans les anthologies chinoises ?
Valérie Lavoix : La place des femmes poétesses était marginale en Chine : dans la deuxième anthologie antique on ne peut attribuer aucune œuvre à une femme. Il y a eu des compilations de recueils de petite importance consacrés aux dames, dont on n’a conservé que les titres, mais la place des femmes dans les anthologies poétiques est souvent à la marge, avec les moines.

À lire

Kokin waka shû – Recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui, anthologie traduite par Michel Vieillard-Baron, Éditions Les Belles Lettres, 2022.

Couverture du livre "Kokin waka shû - Recueil de poèmes japonais d'hier et d'aujourd'hui"", anthologie traduite par Michel Vieillard-Baron, Éditions Belles Lettres. (Source : Belles Lettres)
Couverture du livre "Kokin waka shû - Recueil de poèmes japonais d'hier et d'aujourd'hui"", anthologie traduite par Michel Vieillard-Baron, Éditions Belles Lettres. (Source : Belles Lettres)

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE