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Rouleaux peints en Chine impériale : chasse royale et traversée des enfers

(Source : Inalco)
(Source : Inalco)
Le lundi 3 octobre, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a organisé une rencontre autour du livre Narrativité, comment les images racontent des histoires, sorti à la mi-septembre, ouvrage collectif dirigé par François Jacquesson et Vincent Durand-Dastès. Parmi les invités de cette rencontre, Vincent Durand-Dastès, professeur des universités de littérature chinoise prémoderne à l’Inalco, Valérie Lavoix, maîtresse de conférences en langue et littérature chinoises classiques à l’Inalco, et Alice Bianchi, maîtresse de conférences en histoire de l’art chinois à l’UPC. Un débat animé par Estelle Bauer, professeur des universités, spécialiste d’histoire de l’art du Japon et directrice de l’IFRAE.

Partenariat

Depuis 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

Quelle est la genèse de l’ouvrage ?
*Ouvrage en vente, également disponible en accès libre sur Openedition.
François Jacquesson, inspirateur et codirecteur de l’ouvrage* est un linguiste et sémioticien chercheur au CNRS qui a auparavant notamment travaillé sur la couleur. Il a porté pour l’Université Sorbonne nouvelle, avec Vincent Durand-Dastès pour l’Inalco, un projet : « Narrativité : paroles, textes, images » (lauréat de ce qui constituait à l’époque le PRES USPC), qui rassemblait outre Alice Bianchi et Valérie Lavoix, Pascale Dollfus, ethnologue spécialiste du Ladakh (CNRS), Pénélope Riboud, maîtresse de conférences en histoire et histoire de l’art chinois à l’Inalco, Cédric Laurent, professeur en histoire de l’art chinois à Rennes 2 et Nils Martin, alors doctorant à l’EPHE et spécialiste du Tibet.
Durant les années 2013-2016, ces participants ont tenu des séminaires, apportant des sources et des propositions différentes. Celles où la narrativité des images était la plus ostensible étaient des hagiographies : des « vies de Jésus » étudiées par François Jacquesson et Pascale Dollfus, et des « vies du Bouddha » par Nils Martin et Pascale Dollfus, précise Valérie Lavoix,.
La table des matières mentionne de nombreux sujets : y a-t-il des points communs ou de convergence entre eux ?
Les deux premiers projets présentés, originaires des pays du versant ouest de l’Himalaya reposaient sur les vies de Bouddha ou de Jésus, et partaient donc de textes connus de tous. S’est posée dans leur cas la question de l’implicite et de l’explicite lorsque ces histoires sont racontées en images – que le texte accompagne ou non l’image.
« Coté Chine, souligne Vincent Durand-Dastès, le rapport [entre texte et image] était moins évident. Valérie et Cédric avaient travaillé sur de longs rouleaux en lien avec des textes qui n’étaient pas des textes narratifs à proprement parler, tandis que Pénélope et moi partions de récits qui avaient une base textuelle, le Sutra des dix rois des enfers de la Chine médiévale, dont les illustrations qui racontent la traversée des âmes des morts à travers les enfers, ne sont pas de manière évidente des récits. »
De notre côté de l’Himalaya, l’adéquation avec le thème initial du projet était donc moins évidente, ce qui était à la fois ennuyeux et excitant.
Sur huit articles, trois, voire quatre, sont écrits à quatre mains. Comment cette alchimie s’est-elle mise en place ?
« Plusieurs projets de recherche ont été en effet menés par deux personnes, sur un mode collaboratif assumé, répond Valérie Lavoix. Le fait de se regrouper et l’esprit collectif de l’ouvrage étaient notamment dus au fait que l’image n’était pas la spécialité de tous : les échanges entre spécialistes de la littérature et spécialistes de l’image étaient rendus nécessaires par l’objectif de travailler sur des peintures illustrant des textes ou des récits. » Grâce au financement dont le projet était doté, rebondit Vincent Durand-Dastès, les collaborateurs ont pu voyager afin de se rendre sur les lieux mêmes de conservation ou d’exposition des œuvres et les étudier ensemble.
Alice Bianchi, quant à elle, s’est intéressée à la représentation d’inondations et des secours mis en place pour y faire face, avec deux albums du XIXème siècle qu’elle a pu voir sur les lieux où les catastrophes avaient eu lieu, ce qui lui a permis de comparer la représentation faite naguère, et les lieux d’aujourd’hui. Elle s’est intéressée à ceux qui racontaient les histoires, à partir de quel moment, puisqu’il y avait plusieurs narrateurs. La première partie du chapitre est concentrée sur la typologie des différents supports qui peuvent être utilisés pour ce genre de récits, que ce soient des rouleaux horizontaux ou verticaux, ou encore des peintures murales. Sont ensuite présentés deux albums dans lesquels on trouve très peu de narrativité.
« Ce qui frappe dans le premier album est de voir dans quelle mesure ces images en bleu et vert n’ont pas du tout ce côté dramatique qui est véhiculé essentiellement par les mots », note Alice Bianchi. Ainsi, sans les poèmes, il serait compliqué de comprendre l’histoire. Dans le deuxième album, est aussi racontée l’histoire d’une inondation. Cette série traduit avec force détails la puissance et la gravité du désastre à la manière des grands reportages photographiques qui verront le jour quelques années plus tard.
Valérie Lavoix et Cédric Laurent ont étudié des rouleaux peints horizontaux, dont le format est très ancien, probablement déjà présent au Vème voire au IVème siècle. Leur longueur dépasse souvent cinq voire dix mètres. Mais ils n’étaient jamais vus dans leur intégralité car contemplés scène par scène, dans l’espacement des « brassées » successives au cours du déroulement (et de l’enroulement) progressif de la peinture.
« De nombreux rouleaux illustrant des textes littéraires illustres ont fleuri à partir de la fin du XVème siècle jusqu’au XVIIème siècle, explique Valérie Lavoix. Nous avons consacré strictement notre étude aux illustrations du genre « fu », des poèmes fort longs dont certains, dans une forme plus vernaculaire, sont proprement narratifs mais qui justement n’ont pas fait l’objet d’illustrations en peinture. Les « fu » ont des poèmes descriptifs sur des sujets qui peuvent être très nobles comme des palais ou des parcs de chasse, ou des sujets moins solennels, comme des plantes ou des animaux. Un rouleau peint daté du XIIème siècle sur le célèbre poème de Tao Yuanming, « Le retour », présente un dispositif où le rapport entre le récit littéraire et la narrativité potentielle de l’image est le plus lisible, dans la mesure où le texte est segmenté dans des inserts qui délimitent ce faisant les scènes picturales. »
« En l’occurrence, poursuit Valérie Lavoix, la peinture distingue sept séquences, alors que le texte source se compose de cinq parties (d’un point de vue prosodique). Autrement dit, le rouleau exploite et trahit à la fois le séquençage du texte. Ainsi, les deux vers d’un même distique peuvent se trouver disjoints d’un insert à l’autre. L’image est elle-même le plus souvent discontinue, le décor de chaque scène étant distinct, hormis dans un cas où la continuité du paysage a été ménagée de part et d’autre d’un insert textuel. Certaines images du rouleau représentent des scènes qui ne sont pas évoquées dans le poème : une scène de repas familial sur le rouleau, par exemple, n’est pas citée si ce n’est par la mention que « dans le pot il y a du vin ». On trouve aussi des similitudes : la scène centrale du rouleau illustre la laisse, également centrale et fort lyrique du poème, où Tao Yuanming exprime sa profession de foi de « reclus », symbolisée par la présence de nuages et d’oiseaux. En revanche, une séquence très élaborée sur le rouleau présente une assemblée de visiteurs lettrés et leurs chevaux et suivants de part et d’autre d’un portail fermé, en illustration paradoxale des vers « Je veux rompre toute relation et ma porte restera fermée » – illustration paradoxale mais très parlante quant au mode chinois fort « socialisé » de la réclusion. Quant aux cinquième et sixième scènes, elles prennent appui sur le seul vers « Il y a du travail aux champs de l’Ouest » pour témoigner de la consécration de Tao Yuanming comme « poète paysan » et donc de la réception de son œuvre et de sa figure au fil des siècles. »
L’essentiel de l’article traite du cas du « Parc impérial », et d’un ensemble de sept rouleaux ayant pu être identifiés comme illustrations du même « fu ». L’un de ces rouleaux, conservé à la Freer Gallery à Washington, a été plus particulièrement étudié car il comporte des scènes très intéressantes du point de vue narratif, quant au récit-cadre, aux prologue et épilogue du poème. Faute de temps malheureusement, il faudra se reporter à l’article lui-même pour en savoir plus sur ce corpus somptueux de peintures « en bleu et vert » et sur le cas complexe du « Parc impérial ».
Pénélope Riboud et Vincent Durand-Dastès se sont pour leur part aventurés aux enfers. Depuis le Xème siècle, s’est imposée en Chine une vision de l’Au-delà qui veut que lorsqu’on est mort, on descende aux enfers et traverse une série de dix cours où règne un roi juge qui examine vos fautes et vertus. La dernière cour vous assigne une réincarnation et vous envoie vers une nouvelle existence, humaine ou animale. Le motif des Dix rois a été illustré par des bas-reliefs et des rouleaux horizontaux depuis la dynastie des Tang. L’évolution de la mise en images de la traversée de ces dix cours à travers le temps est le thème choisi pour le chapitre à quatre mains de Vincent Durand-Dastès et Pénélope Riboud, qui se demandent jusqu’à quel point cette traversée successive des dix cours par les morts peut s’apparenter à un récit.
« À partir de la dynastie des Song, souligne Vincent Durand-Dastès, on voit apparaître des séries de dix rouleaux verticaux les représentant. Ces rouleaux étaient accrochés lors de services pour le salut des morts. Sur ceux de ces rouleaux originaires de la Chine du Sud-Ouest, est représentée, entre la table du roi et les supplices infernaux, une sorte de scène de théâtre. Cette scène du théâtre infernal met en scène des personnages de l’histoire ou de la littérature chinoises, selon les codes visuels de l’opéra chinois. Le magistrat infernal regarde cette scène comme il regarderait des plaignants, mais aussi, comme, dans la Chine impériale tardive, les notables regardaient des pièces de théâtre, bien installés derrière une table garnie de victuailles. Certains des personnages représentés portent d’ailleurs des habits de comédiens ou des maquillages de théâtre. »
« Je me suis attaché dans mon chapitre individuel à identifier les personnages représentés dans ces « instantanés dramatiques » et la raison pour laquelle les peintres les ont ainsi figurés faisant face aux rois des enfers, explique encore Vincent Durand-Dastès. Mon analyse est essentiellement basée sur la remarquable collection du Professeur Li Yuanguo à Chengdu qui a rassemblé plusieurs milliers de ces peintures, datant essentiellement des XIXème et XXème siècles. »
Vincent Durand-Dastès propose en exemple l’analyse d’un de ces rouleaux : « On peut y identifier non pas une, mais deux histoires empruntées à la littérature. Juste devant la table du magistrat infernal, on reconnaît Wang Kui, un lauréat du concours mandarinal qui trahit et poussa au suicide l’épouse qui l’avait aidé alors qu’il n’était qu’un pauvre étudiant, emmené devant le tribunal infernal par cette dernière. Cette scène peut être rattachée au type que l’on peut appeler « saisi vivant » : un coupable est mené aux enfers par le fantôme de celui ou celle qu’il a fait périr. C’est le type le plus fréquent. La seconde scène appartient au type, beaucoup plus rare, des « scènes toponymiques ». Elle fait allusion à une pièce de théâtre intitulée « la Frontière du yin et du yang », autrement dit le point de rencontre du monde des vivants et du monde des morts. Or, bien que la pièce de théâtre n’ait guère à voir avec la justice infernale, nous nous trouvons sur cette peinture dans la cour du premier roi des enfers, le roi Qinguang… Autrement dit celui qui siège à cette même « frontière du yin et du yang ». L’histoire est ici donc empruntée pour son titre, par une sorte de jeu de mot faisant un parallèle entre un récit et un lieu de la géographie infernale.
Toutefois, la plupart des scènes du théâtre des enfers figurant sur les rouleaux des Dix rois sont, comme celle de Wang Kui, des histoires d’âmes coupables, porteuses d’une double dimension de punition et de salut.

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE