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Podcast de l'IFRAE : "La Guerre en Ukraine vue d'Asie : réactions publiques et parallèles historiques"

Manifestation à Tokyo contre l'invasion russe de l'Ukraine. (Source : FT)
Manifestation à Tokyo contre l'invasion russe de l'Ukraine. (Source : FT)
Affichant sa solidarité avec l’Ukraine dans le contexte de la guerre actuelle, notre partenaire, l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), a organisé le 28 avril une conférence en hybride à l’auditorium de l’Inalco, pour exposer les réactions des différents pays est-asiatiques face à ce conflit.
Écouter le podcast audio de la conférence :
Avec par ordre alphabétique :
Jean-Pierre Cabestan, professeur des universités, chercheur au CNRS, Université baptiste de Hong Kong, science politique, spécialiste de la Chine
Guibourg Delamotte, maître de conférence (HDR) à l’Inalco, science politique, spécialiste du Japon
Chloé Froissart, professeur des universités à l’Inalco, science politique, spécialiste de la Chine
Juliette Genevaz, maître de conférence à l’université Lyon III, science politique, spécialiste de la Chine
Jacques Legrand, professeur émérite à l’Inalco, spécialiste de littérature mongole
Doan Cam Thi, professeur des universités à l’Inalco, spécialiste de littérature vietnamienne
Françoise Robin, professeur des universités à l’Inalco, sociologie, spécialiste du Tibet
Eric Seizelet, professeur émérite à l’Université de Paris, droit, spécialiste du Japon
David Serfass, maître de conférence à l’Inalco, histoire, spécialiste de la Chine
Xiaohong Xiao-Planes, professeur émérite à l’Inalco, histoire, spécialiste de la Chine

Partenariat

À partir de 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

La délicate position de la Chine (Juliette Genevaz)

La position officielle du gouvernement chinois est de soutenir diplomatiquement la Russie en s’alignant sur ses positions, mais sans soutien militaire. Cet alignement a été officialisé par la déclaration commune du 4 février dernier à l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Pékin, définissant la relation sino-russe comme une « amitié sans limites ». Bien qu’il ne s’agisse pas d’une alliance, la Chine soutient sans ambiguïté la Russie. Plus précisément, Pékin prône la neutralité tout en prenant le parti de Moscou. Dans ce sens, la Chine emploie le langage russe en parlant « d’intervention spéciale » et non de « guerre ». Cependant, le conflit ukrainien dure plus longtemps que prévu par tous les partis. Il devient donc difficile de tenir une position de silence et d’attente. Xi Jinping pourrait être amené à endosser un rôle de médiateur, qu’il refuse pour l’instant. « Mais Xi Jinping et Vladimir Poutine partagent-ils une vision commune sur laquelle ils pourraient travailler ensemble, quelle que soit l’issue de la guerre ? » s’interroge Juliette Genevaz.
Premièrement, il n’y a pas de consensus au sein de l’intelligentsia chinoise à propos de la réaction à adopter face à l’agression russe. Au contraire, le débat est vif au sein des institutions publiques. Un centre de recherche directement affilié au conseil des Affaires de l’État, basé à l’université de Fudan à Shanghai, a par exemple critiqué le soutien diplomatique chinois à la Russie. « La Chine, souligne Juliette Genevaz, a conscience de se trouver à un tournant historique, où elle doit maintenant prendre position pour réellement être une grande puissance. »
Ensuite, la Chine et la Russie ont eu une relation ambivalente à travers l’histoire. La convergence politique des deux régimes a évidemment rapproché les deux pays, et on peut par exemple souligner la fourniture d’ingénierie, de capital et d’armement à Mao par l’URSS de Staline. Mais la différence d’interprétation du léninisme a mené à une rupture de trente ans (1960-1989) entre les deux puissances communistes, marquée par la suspicion, voire la confrontation.
Aujourd’hui, la personnalisation de la relation entre Xi Jinping et Vladimir Poutine qui dure depuis 10 ans a mené à un rapprochement inédit entre les deux puissances. Ce rapprochement ne traduit pas forcément une relation de confiance mais plutôt une convergence d’intérêts dans ce que les deux leaders perçoivent comme un moment de reconfiguration de l’ordre international.
Il existe cependant plusieurs différences majeures dans leur vision du monde respective. D’un côté, Poutine a une vision réactionnaire, centrée autour d’un fantasme de renaissance de l’Empire russe qui deviendrait un acteur régional et mondial central. De l’autre, Xi aspire à jouer un rôle central dans le monde actuel, une opportunité pour la Chine plutôt qu’une menace. « Il n’y a pas de vision commune du monde entre Vladimir Poutine et Xi Jinping, affirme Juiliette Genevaz, seulement une convergence d’intérêts qui est malgré tout loin d’être négligeable. »
Quelles sont ces convergences ? Tout d’abord, les deux dirigeants n’hésitent pas à recourir à l’outil militaire pour assoir leur autorité régionale. 2008 a été une année charnière dans cette démarche, lorsque la Chine a démarré ses opérations militaires en mer de Chine du Sud, et la Russie a lancé la guerre de Géorgie. Ensuite, les deux dirigeants s’opposent aux États-Unis en tant qu’architectes de l’ordre mondial. Par exemple, à l’ouverture des Jeux olympiques, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont récupéré le terme de « démocratie » à leur compte, en se peignant comme gardiens d’une démocratie « véritable », « authentique », rôle que les États-Unis s’attribuent traditionnellement. Par ailleurs, les deux pays ont fait preuve d’une participation singulièrement défaillante aux affaires internationales, la Chine en refusant toute implication dans le jeu diplomatique, la Russie en s’isolant diplomatiquement.
Dans quelle situation se trouve aujourd’hui la Chine sur la scène internationale ? La position de « neutralité » de la Chine est difficilement tenable sur le long terme. D’une part, la Chine est le premier partenaire commercial de l’Ukraine. En 2019, Les Chinois, depuis longtemps inquiets de sa sécurité alimentaire ont importé pour plus de 2 milliards de dollars de produits agricoles ukrainiens. De plus, en 2013, Pékin a signé un pacte d’amitié avec Kiev soutenant son intégrité territoriale. De fait, la Chine n’honore pas ses engagements. « Cette défaillance aura des conséquences graves pour le rôle éventuel que Xi Jinping voulait jouer dans la gouvernance mondiale comme il le dit depuis dix ans », remarque Juliette Genevaz. Ces conséquences se feront sentir dans deux relations en particulier : d’une part avec l’Union européenne qui a surmonté ses dissensions politiques internes pour faire front et soutenir l’Ukraine ; d’autre part avec les partenaires de la Chine parmi les pays du Sud, où Xi Jinping a toujours essayé de s’imposer en leader. On l’a par exemple vu au vote à l’ONU, où le représentant permanent du Kenya a soutenu l’Ukraine, premier signe que les défiances des pays du Sud vis-à-vis de Pékin vont sans doute s’accentuer.
« Les atermoiements chinois à propos de la guerre en Ukraine révèlent la faiblesse du leadership de Xi Jinping, incapable de surmonter une affinité personnelle avec le dictateur russe pour tirer parti de la guerre en donnant enfin à la Chine une véritable influence sur le cours des affaires du monde », conclut Juliette Genevaz.

Les parallèles historiques avec la Seconde Guerre sino-japonaise (David Serfass)

Le débat sur la position que la Chine devrait adopter ne se résume pas à une opposition entre, d’une part, une élite internationaliste minoritaire se positionnant contre le soutien à l’invasion russe, incarnée notamment par la tribune courageuse d’une poignée d’universitaires le 26 février, et, d’autre part, une majorité nationaliste célébrant un Poutine tenant tête à l’ennemi commun américain. Un débat débordant ce clivage fait rage depuis un mois, notamment sur les réseaux sociaux. Pour illustrer ce propos, David Serfass a sélectionné plusieurs commentaires postés sur Weibo, le Twitter chinois.
« Cette année marque le 85ème anniversaire de l’Incident du 7 juillet 1937 [début de l’invasion de la Chine par le Japon]. N’oublions pas l’humiliation nationale, n’oublions pas l’histoire de la guerre de résistance, et rendons hommage au peuple ukrainien qui, 85 ans plus tard, résiste de manière héroïque à l’envahisseur ! »
« Il semblerait que ce soit les mêmes pays qui soutenaient la Chine à l’époque de la guerre de résistance contre le Japon qui soutiennent aujourd’hui la résistance de l’Ukraine contre la Russie. »
« Je ne sais pas pourquoi autant de gens se rangent du côté de la Russie. Nous n’avons pourtant rien à voir avec un pays comme la Russie qui cherche à s’étendre de partout en envahissant [ses voisins] à tort et à travers. Nous sommes comme l’Ukraine. Nous aussi avons été divisés et envahis. S’il faut soutenir un camp, c’est donc celui de l’Ukraine. Pendant la guerre de résistance contre le Japon, beaucoup de gens nous disaient : « Pourquoi cherchez-vous à résister jusqu’au bout ? La sphère de co-prospérité de la Grande Asie orientale ne vous convient-elle pas ? »
« En tant que Chinois ordinaire, je soutiens la guerre de défense nationale de l’Ukraine ! Il suffit de voir comment l’armée de Poutine martyrise un pays souverain pour imaginer le sort des personnes qui vivent sous son gouvernement ! S’il peut écraser un pays, il écrasera la vie de chaque personne bienveillante. »
Pour impressionniste qu’elle soit, une analyse s’appuyant sur ce type de messages apparaît utile dans la mesure où elle contredit l’idée que l’on se fait d’un internet chinois étanche à tout débat, ou du moins effaçant rapidement toute opinion critique. De fait, ces messages – et bien d’autres – n’ont pas été supprimés en dépit de la censure qui sévit en Chine, et ce plusieurs semaines après leur publication. Ils ont même été beaucoup commentés, notamment par des internautes critiquant un tel parallèle historique.
« J’en ai vraiment marre de cette comparaison entre l’invasion de l’Ukraine et la guerre de résistance contre le Japon ! C’est à vomir ! Ça ne peut émouvoir que ces tordus de Taïwanais. N’allez pas croire que les autres soient comme vous », répond ainsi un internaute sur Weibo.
« C’est quoi cette p… de comparaison avec le Japon de l’entre-deux-guerres ? Le Japon était un envahisseur impérialiste. À l’époque, la Chine était entièrement victime de l’invasion. Est-ce la même chose aujourd’hui ? L’Ukraine n’a cessé de vouloir intégrer l’OTAN et de prendre des sanctions contre la Russie. Ce n’est pas de la provocation, ça ? Les États-Unis ne sont-ils pas dans les coulisses à tirer les ficelles ? Quel est le p… de rapport avec le Japon ? », invective un autre.
Dès les premiers jours de l’invasion russe, les internautes chinois ont pointé de nombreuses similitudes avec la situation qu’a connue leur pays dans les années 1930. Beaucoup ont notamment fait le lien entre le chantage exercé par l’envahisseur japonais en 1937 et les conditions d’un cessez-le-feu évoquées aujourd’hui par la partie russe. De même que le Japon exigeait de la République de Chine qu’elle reconnaisse le Mandchoukouo (État fantoche fondé en 1932), l’une des finalités de Moscou est la reconnaissance d’une Crimée russe après l’annexion de 2014. De la même manière, les gouvernements pro-japonais mis en place en Chine du Nord au cours des années 1930 sont comparés aux républiques pro-russes du Donbass. Par ailleurs, le discours affirmant que l’Ukraine n’existe pas en tant que pays afin de justifier son morcellement n’est pas sans rappeler la thèse défendue dans le Japon de l’époque selon laquelle la Chine ne serait pas un État (Chūgoku hikokuron). Enfin, le mobile de l’invasion russe – celui d’une manipulation des dirigeants ukrainiens par les puissances occidentales – fait écho aux discours japonais des années 1930-40 sur la manipulation de Chiang Kaï-shek par Staline, et plus tard par Roosevelt.
Ce parallèle historique avec la Seconde Guerre mondiale est loin d’être propre à la Chine, tant cette période reste une référence presque universelle pour appréhender les crises contemporaines. Dans le cas de la Chine populaire, toutefois, ce parallèle ne va pas de soi pour deux raisons.
D’abord parce que la « Guerre de résistance contre le Japon » (kangri zhanzheng) n’a pas toujours tenu ce rôle. L’année 2022 marque les 40 ans d’un aggiornamento mémoriel du Parti communiste chinois à propos de la guerre sino-japonaise. Constituant jusque-là un épisode parmi d’autres de l’épopée maoïste, celle-ci devient dès lors le chapitre central d’un roman national chinois célébrant l’émancipation de la nation chinoise au terme du « Siècle d’humiliation » débuté en 1842. Ce nationalisme officiel, qui vient se substituer au maoïsme comme principal pilier idéologique soutenant la légitimité du Parti communiste, vise à faire de ce dernier non plus le représentant des seules classes révolutionnaires, mais celui d’une nation incluant l’ancien ennemi nationaliste, dont le rôle dans la « guerre de résistance » est désormais reconnu. À partir des années 1990, cette nouvelle mémoire est inculquée à tous les jeunes Chinois dans le cadre d’une « éducation patriotique » (aiguozhuyi jiaoyu), qui achève de faire de la « guerre de résistance » le référent historique principal en Chine.
Ensuite, parce que l’usage de ce précédent historique pour critiquer le soutien de Pékin à Moscou se fait contre le régime qu’il était censé légitimer. Voilà une nouvelle illustration des contradictions d’un nationalisme chinois à double tranchant, dont le Parti communiste se sert, mais dont il se méfie aussi. Ces contradictions, ici entre « l’éducation patriotique » et la politique étrangère de Xi Jinping, rendent possible l’expression d’opinions dissonantes qui tranchent avec l’image d’une opinion publique chinoise monolithique telle qu’elle est parfois décrite dans les médias occidentaux.
« Bref, il convient de nuancer la vision trop binaire que l’on a souvent de la société chinoise, souligne David Serfass. Les critiques contre l’invasion de l’Ukraine et, à travers elles, contre le soutien de la Chine à la Russie, ne sont pas le seul fait d’une minorité ouverte à l’Occident à laquelle s’opposerait une majorité gagnée par un nationalisme anti-occidental. Il existe au contraire un vrai débat parmi les internautes chinois qui transcende cette opposition simpliste. »
Manipulation de l’opinion en ligne et résistances (Chloé Froissart)
« Les réactions sont diverses et loin d’être binaires. On reste cependant dans un contexte où internet est largement censuré et où l’opinion y est fortement manipulée. Les mêmes personnalités politiques qui affichent une apparente neutralité à l’égard de la Russie sur la scène internationale, attisent le nationalisme sur la scène nationale, soit directement sur leurs réseaux sociaux, des internautes payés par le Parti pour relayer la propagande officielle (le « Parti des cinq centimes »), soit indirectement par des nationalistes (xiaofenhong) qui se font spontanément l’écho de la propagande et l’amplifie. Mon intervention vise à attirer l’attention sur ce double discours du gouvernement chinois, à donner un aperçu de son contenu et de la manière dont il est amplifié, et à faire état des différents types de résistance».
Ce discours officiel est donc que les troupes russes sont en Ukraine pour se défendre contre une opération militaire spéciale provoquée par les nations de l’OTAN, après que les tentatives de négociation de la part de la Russie avec les États-Unis et l’OTAN ont échoué. Les compatriotes de la région ukrainienne sont maltraités, purgés et massacrés par les « nazis ukrainiens » et les médias d’État appellent à la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine sans donner plus d’explications. L’argument clé pour justifier cet alignement est que si la Chine ne soutient pas la Russie, l’OTAN finira par la menacer également.
Le gouvernement chinois affiche donc une neutralité ambiguë sur la scène internationale mais a un discours bien plus radical lorsqu’il s’adresse à sa population, notamment via les réseaux sociaux. Certains représentants du gouvernement tiennent un double discours. Par exemple, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Zhao Lijian, a qualifié le conflit ukrainien de « guerre » ce 11 mars lors d’un entretien avec le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, tout en se faisant le relais de fausses informations, de théories complotistes à propos du conflit sur les réseaux sociaux chinois. L’Ukraine serait, selon lui, un terrain de guerre biologique pour les États-Unis, information qui s’est très rapidement répandue sur les réseaux sociaux chinois. Ce type de discours est ensuite repris et amplifié par les nationalistes. On trouve entre autres des théories à propos de l’enterrement de civils vivants, ou de cas de prélèvements d’organes par les « nazis ukrainiens ». Il est souvent difficile de distinguer ce qui relève de la propagande officielle du discours outrancier de certains nationalistes.
On constate également que ce soutien pro-russe est lié à un fort ressentiment contre les États-Unis et l’Occident en général. Par exemple, la publication d’une carte montrant l’expansion géographique de l’OTAN sur la plateforme chinoise Weibo par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères a provoqué de vives réactions telles que « l’expansion de l’OTAN n’a pas de limites », « son ambition agressive déclenchera des refoulements », ou encore « personne ne peut supporter l’expansion vers l’Est à une telle échelle ».
Les États-Unis et l’Occident sont par ailleurs considérés comme ayant un double standard, en rappelant les actions américaines en Syrie, en Irak ou encore en Afghanistan. Un autre porte-parole du ministère des Affaires étrangères a accusé l’administration du président américain Biden de critiquer la Chine de ne pas avoir fait assez pour mettre fin au conflit en Ukraine tout en échouant elle-même à maintenir la paix et la stabilité internationale.
Les propagande russes et chinoises présentent l’Ukraine comme manipulée par les Occidentaux, et Poutine comme voulant protéger son peuple contre ces derniers, se heurtant à un peuple aveuglé par un gouvernement corrompu et armé par les forces occidentales. La nostalgie de l’époque soviétique poussant le gouvernement et l’armée russes à considérer le peuple ukrainien comme toujours le leur dans une certaine mesure est peinte sous une lumière souvent positive, mais la stratégie de Poutine consistant à conquérir le cœur des Ukrainiens par la tolérance et la patience a échoué face aux manipulations de l’Occident. Ce dernier argument permet alors de justifier l’usage de la violence pour aboutir à la réunification et permet d’ailleurs un parallèle avec Taïwan et Hong Kong.
Dans ce contexte de crispation idéologique entre la Chine et l’Occident, nous sommes face à une guerre de l’information, où la propagande nationaliste chinoise diffuse des théories conspirationnistes russes, tout en dénonçant l’hégémonie médiatique des États-Unis et de l’Europe.
Cependant les positions officielles pro-guerre ont aussi choqué beaucoup de Chinois. On observe de nombreuses tentatives pour faire valoir les faits et la vérité historique. Certains utilisateurs de la plateforme WeChat ont par exemple averti qu’ils bloqueraient tous les partisans de Poutine. Plusieurs personnes ont partagé des articles sur la relation troublée de la Chine et de la Russie tout au long de l’histoire, notamment l’annexion russe de territoires chinois en Mongolie et au Xinjiang, ainsi que le conflit frontalier entre la Chine et l’URSS sur le fleuve Amour en 1969. Par ailleurs, un chinois nommé Wang Jixian basé à Odessa en Ukraine, ingénieur informatique originaire de Pékin, a posté des vidéos sur YouTube dans lesquelles il déclare être solidaire des habitants de la ville et documente les souffrances de la population en appelant à arrêter cette guerre. Il dénonce la propagande du gouvernement chinois et déclare par exemple : « Quel genre de guerre défensive commence en attaquant la capitale d’un autre pays ? » Il a constitué une sorte de repère pour ceux qui n’ont pas confiance en la propagande d’État. En conséquence, il a fait l’objet d’attaques extrêmement virulentes de la part des nationalistes et a finalement été censuré.
Une autre réaction contre la propagande d’État et le soutien à la Russie est celle de cinq historiens basés à Pékin, Nankin, Shanghai et Hong Kong. Ils dénoncent dans une pétition l’agression par la Russie d’un État souverain et l’accusent de violation du droit international. ils appellent ainsi le gouvernement chinois à tirer des leçons de l’histoire et à dénoncer la Russie afin d’éviter un possible conflit mondial. Cette pétition a été censurée en en moins de trois heures.
En outre, Qin Hui, un professeur de l’université de Tsinghua à Pékin, a publié une série d’articles dans le Financial Times en chinois, avec l’idée de réveiller le monde face à ce qu’il considère être la plus grande menace à la paix depuis Hitler et en établissant notamment un parallèle entre l’Ukraine et les Sudètes. Des étudiants de l’université du Peuple à Pékin ont aussi édité en collaboration avec une entreprise privée des guides de fact-checking.
Enfin, un mouvement spontané est né à la fin février s’appelant en le « mouvement de grande traduction » « dà fānyì yùndòng », 大翻译运动). Son but : traduire des postes de nationalistes et les publier sur les réseaux sociaux pour montrer la façon dont le gouvernement chinois développe un double discours et contribue sur la scène nationale à attiser le nationalisme.
« Pour résumer, souligne Chloé Froissart, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une nouvelle vague de nationalisme en Chine. Le discours plaçant Vladimir Poutine comme victime de l’agression idéologique politique et militaire de l’Occident a trouvé un profond écho sur les réseaux sociaux. D’une manière générale, le cadrage gouvernemental des réactions en ligne semble avoir contribué à renforcer la légitimité du Parti communiste chinois aux yeux de sa population et à discréditer les États-Unis et l’Occident. Il existe cependant une certaine diversité dans l’opinion chinoise, qui témoigne de cette autre Chine méfiante du discours officiel, même si les voix d’opposition restent marginales et faibles du fait de la censure. »

Les réactions au conflit sur WeChat (Xiaohong Xiao-Planes)

Dans les premiers jours de l’invasion, Poutine a été acclamé pour avoir lancé la guerre, et certains l’ont qualifié de « nouveau Tsar », l’adulant tel un héros. Peu de voix d’opposition se sont fait entendre. Au sein des groupes WeChat, des membres et cadres du Parti ont souvent été les premiers à acclamer l’acte de Poutine et à encourager les discours anti-américains.
« Certains de mes amis étaient très inquiets et se demandaient même si la Chine n’avait pas signé un accord secret pour que la Russie soutienne la réunification forcée de Taïwan par la Chine en échange du soutien chinois à l’invasion de l’Ukraine, rapporte Xiaohong Xiao-Planes. Mais d’autres connaissances ont estimé cette vision trop pessimiste et considèrent que le soutien à Poutine n’est pas aussi fort qu’il y paraît. »
Dans les jours suivants, de plus en plus de positions divergentes ont fait surface sur les réseaux sociaux, d’autant que le gouvernement chinois, bien qu’il ne condamne pas les actions russes, a rappelé l’importance du respect des règles de souveraineté nationale. Les échanges sur les réseaux sociaux sont par la suite devenus de plus en plus vifs et des groupes de discussion sur WeChat se sont souvent retrouvés divisés.
Au bout d’une semaine de guerre, un sondage a circulé sur Internet annonçant les proportions des différentes opinions exprimées sur les plateformes de communication. Selon ce sondage, 95 % des utilisateurs de TikTok soutiennent les actions de Poutine. Sur NetEase (Wangyi), 10 % seulement le soutiennent. Dans les milieux intellectuels, le taux tombe à 1 % de soutien. Il est également indiqué que le soutien à Poutine est plus fort au nord qu’au sud de la Chine. Bien que ce sondage ne soit pas corroboré par des données scientifiques, il montre tout de même qu’il existe une grande divergence d’opinions.
« Certains mettent toutes les responsabilités sur le dos des États-Unis et de l’OTAN. D’autres condamnent sévèrement la transgression russe du droit international. Il serait difficile d’évaluer la proportion exacte des deux camps. Mais deux points sont importants à noter à ce stade du conflit », affirme Xiaohong-Xiao-Planes. Premièrement, les voix d’acclamation de Poutine se sont affaiblies au fur et à mesure de l’enlisement du conflit. Deuxièmement, même si le gouvernement refuse toujours de condamner officiellement l’agression russe, beaucoup la considèrent comme un acte bafouant les principes de la souveraineté et de l’intégrité nationales. De plus en plus de personnes affichent leur soutien, voire leur admiration pour la résistance opiniâtre des Ukrainiens.
S’agissant des médias officiels, ils ont transmis au jour le jour les images de la guerre et ont montré l’échec évident du projet de guerre éclair. Ils ont aussi diffusé les images de la résistance et des réfugiés ukrainiens ainsi que les réactions internationales. De fait, malgré la propagande officielle et la censure sur Internet, les internautes chinois ont eu accès à de nombreuses images diffusées par les médias officiels mais aussi pour certains aux médias étrangers pour appuyer ou approfondir leur réflexion.
De plus, pour échapper le mieux possible à la censure, certains internautes ont transformé des messages censurés en pdf avant de les diffuser pour mieux les faire circuler. Les internautes dissidents s’efforcent par ailleurs d’émettre une voix rationnelle et objective, tout en restant dans les limites imposées par le gouvernement pour éviter la censure.
Enfin, les textes d’analyse publiés par des auteurs possédant des comptes officiels WeChat ont circulé en nombre sur les réseaux sociaux. Les publications des comptes WeChat officiels sont beaucoup diffusées et discutées. Ces textes d’analyse ont comblé le vide laissé par les médias officiels, qui se sont contentés de décrire la situation sans commentaire, par peur de sortir du cadre strict défini par le Parti.
Plusieurs thèmes d’analyse ont été développés. Outre les parallèles historiques dont nous avons déjà parlé, beaucoup de textes ont proposé une analyse sur le plan géopolitique, s’interrogeant sur la portée russo-américaine de ce conflit, plutôt que russo-ukrainienne. Si certains reprochent aux États-Unis une position hégémonique et un investissement disproportionné en Europe, d’autres approuvent le développement et le soutien à l’Ukraine de l’OTAN. Enfin, beaucoup avertissent que la Chine n’a aucun intérêt à s’investir dans ce conflit aux côtés des Russes et rappellent que la Chine s’est rangée du côté des alliés durant les deux guerres mondiales.
En outre, plusieurs auteurs ont proposé des analyses au niveau tactique en partageant de nouvelles informations au jour le jour à propos des évolutions des batailles. Cette démarche permet aux internautes chinois de mieux comprendre ce qu’il se passe sur le terrain.
À mesure que la guerre se prolonge, beaucoup d’auteurs anticipent un changement stratégique sur l’échiquier mondial, que la Chine doit saisir pour s’imposer comme acteur majeur des affaires internationales. La stratégie américaine en Asie-Pacifique demeure la préoccupation prioritaire des Chinois. La dégradation de la relation sino-américaine depuis le mandat du président Trump divise là encore les opinions en Chine. Les modérés souhaitent la restauration de la relation bilatérale, mais les plus ambitieux ont ressorti l’ancienne thèse maoïste sur la « division des trois mondes » et soutiennent l’idée selon laquelle la Chine doit se positionner en leader du Tiers Monde pour diriger un front commun opposé aux États-Unis, tout en maintenant un rapport de collaboration avec l’Union européenne.

La position de Taïwan ? (Jean-Pierre Cabestan)

« Évoqués plus tôt, les parallèles entre l’invasion russe et les ambitions chinoises de réunification avec Taïwan sont nombreux et justifiés, souligne Jean-Pierre-Cabestan. Taïwan observe donc l’évolution de la situation de très près. Cela étant, la crise ukrainienne a plutôt conduit le pouvoir chinois à réfléchir à deux fois avant de se lancer dans une opération militaire contre Taïwan. Pour autant, cela ne garantit pas une paix éternelle à Taïwan, qui s’interroge sur son niveau de préparation à une éventuelle guerre. »
La guerre en Ukraine a été comprise à Taïwan, comme dans le reste du monde démocratique, comme un affrontement entre les démocraties et les dictatures, entre le camp de la liberté et le camp des envahisseurs qui, sous des prétextes fallacieux remettent en cause la souveraineté et l’intégrité territoriale d’autres pays. Il y a par ailleurs eu beaucoup d’échos à Taïwan des voix dissidentes en Chine continentale. Mais les Taïwanais ont bien conscience que ces voix sont minoritaires et n’influencent pas les décisions de Xi Jinping.
En outre, certains observateurs de Taïwan ont avancé l’idée que cette guerre est un facteur de division entre les deux principales forces politiques de Taïwan, d’un côté le camp bleu dirigé par le Kuomintang, favorable à une unification à long terme, et de l’autre le camp vert, dirigé par le Parti démocrate progressiste (PDP), actuellement au pouvoir et en faveur soit du statu quo soit de l’indépendance de Taïwan. « Pourtant, cette guerre a plutôt été un facteur d’unité entre les différentes forces politiques, note Jean-Pierre Cabestan. Même si le Kuomintang a réagi à la situation en Ukraine en appelant à la prudence et à éviter toute provocation à l’encontre de la Chine, le conflit ukrainien a plutôt été un facteur de renforcement du nationalisme taïwanais, en dépit de ses ambiguïtés propres. »
Malgré ce parallèle entre la situation de l’Ukraine et de Taïwan, ce dernier a des raisons de rester optimiste. D’abord, le soutien des États-Unis à Taiwan est bien plus fort que le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, et a même été renforcé par le président Biden. Ensuite, la guerre en Ukraine, censée être une guerre éclair au vu du déséquilibre des forces en faveur de la Russie s’est vite enlisée. Or, l’Armée populaire de libération n’a pas combattu depuis 40 ans sur un théâtre terrestre et jamais à travers un détroit tel que celui de Taïwan, connu pour ses conditions météo souvent difficiles. De fait, une opération militaire chinoise contre Taïwan pourrait très vite tourner au désastre. De plus, la guerre en Ukraine a suscité à Taïwan un nouveau débat sur la réforme des forces armées et la réintroduction d’un service militaire plus long – il n’est aujourd’hui que de 4 mois. Selon les sondages d’opinion, trois quart des Taïwanais sont en faveur de cette réforme du service militaire qui prévoit de rétablir un service d’un an. Enfin, les conséquences internationales et les sanctions prises en réaction à l’invasion ont été sévères et ont de fortes conséquences sur l’économie russe. Même si pour la Chine, les conséquences toucheraient plus durement les industries occidentales mais aussi l’industrie électronique de Taïwan, le prix, non seulement économique mais aussi en terme d’isolement international, que la Chine aurait à payer peut l’amener à réfléchir avant d’envahir Taïwan.
« Enfin, je développe dans mon dernier livre Demain la Chine, guerre ou paix ? l’idée que la Chine a plutôt une stratégie d’exploitation des zones grises pour intimider Taïwan tout en restant en dessous du seuil de la guerre. »
Cela étant, l’invasion russe reste un sujet de préoccupation. Elle montre en effet qu’une guerre peut être décidée par un seul homme. Or, le système du parti unique chinois qui privilégiait autrefois un mode de direction collectif a aujourd’hui été complètement accaparé par Xi Jinping. Ensuite, Taïwan s’est déshabitué de la guerre, est mal préparé à une épreuve de force militaire et devant les massacres observés en Ukraine, la population taïwanaise s’interroge sur sa propre capacité à se sacrifier pour défendre le territoire national. De plus, le déséquilibre des forces entre l’armée de Taïwan et l’Armée populaire de libération est bien plus grand que celui entre les forces russes et ukrainiennes.
D’autre part, la dépendance économique de Taïwan à l’égard de la Chine fragilise sa position et pourrait inciter les dirigeants du PDP à faire des concessions importantes en cas d’attaque de la Chine. Enfin, là où l’Ukraine est reconnue comme une nation souveraine, Taïwan ne l’est pas et beaucoup de pays du Sud auraient intérêt à soutenir la Chine pour conserver leur relation économique avec cette dernière. Cet obstacle n’est cependant pas le plus important et n’empêcherait probablement pas les puissances occidentales de soutenir Taïwan. « Cette guerre est plutôt un facteur d’unité à Taïwan et une forme de prise de conscience pour la population des sacrifices à faire pour défendre leur liberté, conclut Jean-Pierre Cabestan.

Les prises de positions tibétaines (Françoise Robin)

Le Tibet n’est pas un pays, puisque le Tibet historique a été annexé par la Chine dans les années 1950. Le Dalaï-lama, à la tête de la moitié de cette zone, a fui à Dharamsala en Inde en 1959 pour reconstituer un gouvernement tibétain en exil, qui n’est pas reconnu internationalement mais accepté par l’Inde. Dans la région tibétaine actuelle, on recense 6 millions d’habitants et 150 000 en exil.
Les Tibétains de Chine sont soumis à la pression du gouvernement central et à la censure pour écraser tout mouvement séparatiste, limitant beaucoup leur expression. Les commentaires tibétains sur les réseaux sociaux chinois comme WeChat sont donc très peu rares. Nombreux sont ceux qui restent silencieux, même si l’on peut trouver des appels vagues à la paix, des prières ou encore des poèmes.
« On m’a expliqué que dans une zone au nord-est du Tibet, le représentant local du Parti communiste chinois avait réuni les villageois pour leur demander de ne surtout rien dire sur la guerre en Ukraine sur les réseaux sociaux puisqu’ils étaient très surveillés à ce sujet », rapporte Françoise Robin.
S’agissant des Tibétains en exil, le soutien à la cause ukrainienne est absolu. Il y a d’ailleurs déjà eu des contacts entre le Tibet en exil et l’Ukraine ces dernières années. Le Dalaï-lama s’était entretenu en octobre 2020 avec la ministre de l’Éducation de l’époque ainsi que des éducateurs en Ukraine pour développer l’enseignement d’une éthique ou morale laïque. En 2019, un moine tibétain représentant d’une association prônant l’ouverture à une éducation séculaire fondée sur la compassion et la non-violence s’était entretenu avec Zelensky.
S’agissant de la réaction du gouvernement en exil, le Dalaï-lama a lancé un appel au dialogue pour restaurer la paix le 28 février. La veille, le Premier ministre Penpa Tsering avait déclaré : « Comme nous le rappelle un proverbe tibétain, les grands insectes mangent les petits insectes. L’invasion de l’Ukraine nous rappelle l’invasion du Tibet en 1950. Le recours à la violence est inhumain et anachronique dans le monde d’aujourd’hui. Il faut que la paix revienne en Ukraine. » Enfin, le Dalaï-lama a récemment lancé, avec une dizaine de prix Nobel de la paix, une pétition pour le rejet de la guerre et le recours aux armes nucléaires, relayée sur les réseaux sociaux via l’association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire, récipiendaire du prix Nobel de la paix en 1985.
Du côté de la société civile tibétaine en exil, l’invasion est un sujet de préoccupation important et les Tibétains en exil offrent un soutien inconditionnel à l’Ukraine. Ils font un parallèle très clair entre le régime russe et le régime chinois, entre Vladimir Poutine et Xi Jinping, qui sont perçus comme des leaders sans pitié. À cet égard, le sort des réfugiés ukrainiens touche particulièrement les Tibétains, eux-mêmes réfugiés.

Pourquoi un soutien du Vietnam à la Russie ? (Doan Cam Thi)

Le Vietnam est sans doute le pays de la région le plus russophone et le plus russophile. Le Vietnam communiste puis réunifié a longtemps vu le monde par l’œil russe. La plupart des dirigeants actuels du Vietnam ont été formés en URSS, principalement en Russie et en Ukraine dans les années 1980. En contrepartie des importations d’armes russes durant la guerre, d’abord contre les Américains puis contre la Chine, le Vietnam a exporté sa main-d’œuvre vers la Russie. Après la chute du Mur de Berlin, nombre d’ouvriers et intellectuels vietnamiens ont décidé de rester en Russie, tout comme de nombreux conseillers russes ont choisi de rester au Vietnam. Il y a donc une importante présence russe au Vietnam. La plus grande base soviétique à l’étranger se trouvait dans la baie de Cam Ranh avant de devenir une base de la marine russe et finalement de fermer en 2002. Les touristes russes représentent 15 % du marché touristique vietnamien. Les échanges entre les deux pays s’élèvent à 5 milliards de dollars et augmentent chaque année. La Russie est donc considérée par le Vietnam comme un allié fiable et une priorité dans ses relations extérieures, alors qu’elle se méfie de la Chine qui occupe entre autres des îles dont il revendique la souveraineté.
Quant à l’Ukraine, une communauté d’environ 30 000 Vietnamiens y réside aujourd’hui. Pham Dinh Vuong, l’homme le plus riche du Vietnam, y a fait sa première fortune entre 1993 et 1997. La relation économique entre le Vietnam et l’Ukraine est centrée sur des contrats de maintenance du matériel militaire soviétique acquis par le Vietnam avant 1991.
Dans le contexte de crise actuel, le Vietnam a fait part le 25 février de sa grande inquiétude à propos du conflit armé et a appelé à la retenue et au dialogue. Le 2 mars, le Vietnam, avec le Laos, s’est abstenu lors du vote de la résolution exigeant le retrait des forces russes de l’Ukraine à l’ONU. La presse officielle continue à colporter des propos pro-russes.
Du côté de la population, la communauté vietnamienne en Ukraine mais aussi en Pologne et en Roumanie transmet de nombreuses informations sur le conflit via les réseaux sociaux et on y observe de nombreuses réactions de soutien au peuple ukrainien. À travers elles, se lisent ces questions omniprésentes : face à une éventuelle invasion chinoise, quelle serait la réaction du gouvernement vietnamien ? Serait-il capable de s’y opposer comme l’Ukraine en train de résister à la Russie ? Autrement dit, quelle est la clé de la force ukrainienne ? La réponse est évidente pour les internautes : le Vietnam échoirait à la Chine en raison de son appareil politique autoritaire et archaïque. Autrement dit, sans un Zelensky, le Vietnam n’aurait aucune chance d’être soutenu par l’Occident.
Il n’est point étonnant que ces aspirations populaires à la liberté et à la démocratie soient systématiquement étouffées par les autorités vietnamiennes. Sur les réseaux sociaux, les habitants sont nombreux à déclarer qu’ils ont été empêchés par la police de participer aux manifestations organisées par l’ambassade ukrainienne et d’autres organismes européens en faveur de l’Ukraine. Tous les sites pro-ukrainiens sont devenus la cible d’attaques violentes. En effet, parti unique au pouvoir depuis sept décennies, le Parti communiste vietnamien (PCV) s’appuie sur sa « cyber-unité », créée en 2017, nommée « Force 47 » et composée de 10 000 membres – déguisés souvent en internautes « patriotes » – pour infiltrer et influencer les opinions publiques.
Finalement, ce n’est pas la critique de l’opinion internationale quant à sa « neutralité » qui inquiète le plus le gouvernement vietnamien. C’est le soutien populaire à la résistance ukrainienne et aux valeurs de liberté et de démocratie dont elle est porteuse, qui fait actuellement l’objet d’une répression croissante par le PCV, car il remet ouvertement en question le régime en place.

Une Mongolie discrète, prise dans un double étau (Jacques Legrand)

« Que faire pour calmer Poutine ? C’est très simple, rétablir l’Empire mongol dans ses frontières du XIIIème siècle. » Les Mongols sont plus de 6 millions mais dont 3 millions seulement en Mongolie. De plus, la Mongolie ne possède de frontières qu’avec la Chine et la Russie, expliquant l’absence de réaction appuyée contre l’invasion russe. La crainte de la présence militaire russe d’un côté et chinoise de l’autre pousse donc le gouvernement mais aussi les médias publics à adopter une position discrète. La Mongolie fait partie des 35 pays qui se sont sont abstenus au vote de l’ONU du 2 mars.
Dans la presse, la présence d’informations sur le conflit reste marginale. Il a fallu attendre une dizaine de jours pour que l’existence même du conflit soit déclarée de manière évidente dans les médias. De manière générale, il y a peu voire pas d’analyse, les médias se cantonnant à la constatation de faits, même si les médias en ligne font apparaître quelques propositions d’analyse.
Le conflit a généré principalement des réactions privées sur les réseaux sociaux mais aussi quelques réactions de rue. Deux jours de suite, le centre d’Oulan-Bator a connu deux manifestations, réunissant un nombre très limité de participants. Cependant la deuxième manifestation a été marquée par la présence de l’ancien président de la République de Mongolie entre 2009 et 2017, Tsakhiagiin Elbegdorj. Il y a aussi eu des manifestations d’Ukrainiens résidant en Mongolie.
Sur les réseaux sociaux la tonalité est beaucoup plus claire et le soutien à l’Ukraine contre l’invasion russe fortement majoritaire.
Du point de vue de la politique gouvernementale, au-delà de l’abstention à l’ONU, la question est de savoir que faire pour ne pas être atteint des contrecoups du conflit en Ukraine et en particulier, quel est indirectement le prix des sanctions contre la Russie. En effet, le pétrole russe représente 75 % de la totalité des importations de la Mongolie. Or, du fait des sanctions, son prix a augmenté. La Mongolie est, pour la période du 24 février au 23 mars, débitrice de la Russie à hauteur de 128 millions de dollars, soit 50 dollars par habitant, dans un pays où le salaire moyen se situe entre 315 et 320 dollars par mois.
« Le conflit en Ukraine soulève deux points d’inquiétude pour la Mongolie, observe Jacques Legrand : d’une part, sa situation d’enfermement entre la Chine et la Russie dans le contexte de tension militaire et d’autre part, les répercussions des sanctions contre la Russie sur son niveau de vie. »

Les réactions de l’opinion publique japonaise (Eric Seizelet)

Avant même l’invasion de l’Ukraine, l’image de la Russie était assez dégradée au Japon. « Selon un sondage effectué par le gouvernement japonais en septembre 2021 sur sa politique étrangère, 86,4 % des Japonais ont une image défavorable de la Russie, souligne Eric Seizelet. De plus, 79 % estiment que les rapports entre la Russie et le Japon sont mauvais. Cependant, 73 % considèrent les rapports entre la Russie et le Japon importants pour la stabilité régionale et la sécurité nationale. » À la veille de l’invasion, l’opinion publique japonaise est donc bien consciente de la relation dégradée entre les deux pays.
L’invasion de l’Ukraine a très fortement été couverte par les médias japonais, avec à ce jour 863 occurrences du terme pour « invasion de l’Ukraine » (ukuraina shinkô, ウクライナ進攻) et ce seulement dans les médias du groupe Asahi. La réaction générale est que l’invasion de l’Ukraine concerne le Japon. L’opinion publique soutient à 80 % les sanctions économiques contre la Russie même si on constate une inquiétude certaine quant aux conséquences économiques de ces sanctions mais aussi à propos des risques de déstabilisation régionale engendrés par les actions russes.
Par ailleurs, la gamme des soutiens à l’Ukraine est assez comparable à ce qu’on a pu observer en Occident, mais avec un format plus réduit. Il y a eu de nombreux rassemblements en soutien à l’Ukraine, même si numériquement limités (entre 3 000 et 4 000 personnes à Tokyo, un peu partout au Japon, au-delà même des municipalités comme Yokohama ou Kyoto jumelées avec des villes ukrainiennes, souvent organisés à l’initiative de la communauté ukrainienne au Japon.
Pourtant généralement peu favorable à l’accueil de réfugiés, le Japon s’est déclaré en faveur de l’accueil de réfugiés ukrainiens. Le Premier ministre Kishida a montré sa détermination à les accueillir en mettant de côté les restrictions d’entrée liées au Covid-19. Un certain nombre de collectivités territoriales ont pris des initiatives pour faciliter l’accueil des réfugiés ukrainiens, en particulier ceux qui ont de la famille au Japon, en prévoyant la mise à disposition de logements publics. L’ambassade de l’Ukraine au Japon ainsi que des ONG japonaises ont organisé des collectes de fonds au profit des réfugiés. En particulier, l’ONG Peace Winds Japan opère à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne.
Du côté de la communauté russe, notamment parmi les résidents permanents russes au Japon, une certaine inquiétude s’est formée quant à de possibles réactions xénophobes, comme cela avait été le cas contre la communauté chinoise au début de la pandémie de Covid-19. La NHK a en effet rapporté des discours de haine contre des magasins vendant des produits russe ou des restaurants. Par ailleurs, de nombreux Japonais ont été choqués des réactions russes en soutien à l’invasion, en particulier de la figure du patinage artistique russe Evgeni Plushenko, très populaire au Japon, qui a marqué sa solidarité avec la politique de Poutine et qui a appelé les Russes à « être fiers, et à relever la tête ». Le barreau japonais a relevé sur internet des appels à ce que les Russes vivant au Japon « foutent le camp » ou soient « virés du Japon ».
En conclusion, quatre types de réactions peuvent s’observer dans l’opinion publique japonaise. La première réaction, de surplomb, consiste à déplorer la guerre en appelant à la négociation et au dialogue. La deuxième réaction est un fort soutien à l’Ukraine. La troisième réaction, plus rare, s’interroge sur la responsabilité de l’Ukraine dans le conflit et se demande si elle n’a pas, par sa politique étrangère, encouragé l’agression de Poutine. La dernière réaction, plus minoritaire encore, est de se saisir du conflit en Ukraine pour pousser à la révision de l’article 9 de la Constitution du Japon ou à l’augmentation des capacités militaires nationales.

La dynamique du gouvernement japonais (Guibourg Delamotte)

Tout comme la population, le gouvernement japonais se sent directement concerné par la guerre en Ukraine. C’est sans doute la première fois que le gouvernement japonais agit dans le contexte d’un conflit international avec l’assentiment marqué de sa population. De plus, pour la première fois, le Japon a apporté un soutien en matériel défensif (casques et gilets pare-balles), ce qui peut paraître anodin mais est en réalité un geste significatif compte tenu du contexte juridique japonais (l’article 9 de la Constitution et son rejet de la guerre) et sans précédent.
Ces actions ont attiré une réaction particulière de la part de la Russie qui a suspendu les négociations pour un traité de paix – le Japon et la Russie n’ont jamais signé de traité de paix après la Seconde Guerre mondiale – ainsi que pour un accord concernant les territoires du Nord, annexés par les Soviétiques après la fin de la Seconde Guerre mondiale et que revendique toujours le Japon. La Russie a aussi suspendu unilatéralement l’accord permettant au Japon d’aider le développement de ces territoires en investissant dans des projets locaux.
Par l’équipe de l’IFRAE

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE